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The Coit Tower et le fantasme de Scottie


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Communiqué


Sur dix de vos amis, trois ont subi des violences dans l’enfance. Parfois durant plusieurs années.

Ils n’en parlent jamais ? Cela vous étonne ? Pas nous !

Vous avez déjà entendu parler de la pédocriminalité, la presse en fait ses Unes mais, connaissez-vous cette violence sourde que l’enfant subi, souvent de l’un de ses parents ?

Parlez-en autour de vous, aidez-nous à lutter contre l’inceste, la pédocriminalité ordinaire, celle qui existe en sourdine, dans les familles.

Dans le film d’Hitchcock « Vertigo » (titre dénaturé par la version française, « Sueurs froides ») qui se déroule à San Francisco, Madeleine retrouve l’appartement de Scottie grâce à la fameuse tour dont l’architecture particulière évoque une lance d’incendie, « a fire hose nozzle ».disent les habitants de la ville. C’est alors que Scottie lui répond : « c’est bien la première fois que ce monument m’aura rendu un service ». Toujours dans la même scène, le chignon de Madeleine, qui est accoudée à la balustrade de l’entrée, effleure, du fait de l’effet visuel dû à la profondeur de champ, la base de la tour aperçue au loin. Ce détail auquel je n’avais jamais prêté attention m’est devenu significatif dès lors que je l’ai relié à une séquence précédente qui se déroule au musée. Hitchcock prend soin de nous montrer en gros plan la coiffure de Madeleine (diégétiquement, il s’agit du regard de Scottie puisque la caméra devient subjective). Sa structure spiroïdale, imitant en cela celle de la femme, son aïeule, dont elle regarde le portrait, donne à voir en son centre un trou noir.

Cette coiffure seul un plongeon dans la baie de San Francisco pourra la défaire et sûrement pas son sauveur qui a seulement ôté les vêtements de sa rescapée pour les faire sécher. Pourtant tous deux sont complémentaires : porte et robe de chambre rouge pour Scottie, robe et voiture verte pour Madeleine. Dans l’appartement de Scottie, elle lui raconte qu’elle est déjà tombée dans un lac, dans une rivière mais dans la baie auparavant jamais. « Moi aussi c’est la première fois », lui répond-il.

Lors de cette tentative de suicide, Madeleine jette une à une dans l’eau les fleurs de son bouquet. Ce passage m’a rappelé la noyade d’Ophélie dans Hamlet. Peu avant, à l’acte IV, scène 5, Ophélie chante :

« Demain, c’est la Saint-Valentin,

Debout dès les premières heures du matin.

Et me voici vierge à ta fenêtre,

Pour être ta Valentine.

Lors il se leva, puis mit ses habits,

Et ouvrit la porte de la chambre,

Fit entrer la vierge,

Qui vierge plus jamais n’en sortit.  »

Ophélie est folle de désir, mais Hamlet l’a délaissée, davantage préoccupé par la « trahison » de sa mère qui s’est remarié trop vite avec en plus l’assassin de son père. Hamlet est assailli par Ophélie comme Shakespeare lui-même le fut par Ann Hathaway, épouse du dramaturge. Dans le roman de Joyce « Ulysse », Stephen Dedalus, lors de son exposé à la bibliothèque de Dublin, fait allusion au « viol » de l’écrivain par sa future femme : « La douce Anne j’en réponds, avait le sang chaud. Femme qui prend les devants continue ». On le sait Joyce fait tenir à Stephen des propos que lui-même aurait soutenu au cours de conférences sur Shakespeare, aujourd’hui perdues, données à l’Università popolare de Triestre en 1912 et 1913.

Hitchcock serait-il plus shakespearien qu’on ne croit ?

A la scène 7 du même acte, la reine relate la mort d’Ophélie : « Il y a un saule qui pousse en travers du ruisseau, et mire ses feuilles grises dans le miroir du courant. C’est là qu’elle tressa de fantasques guirlandes de boutons d’or, d’orties, de marguerites, et de ces longues fleurs pourpres que nos bergers hardis appellent d’un nom plus grossier - F.-V. Hugo, l’un des traducteurs de Shakespeare, dit que cette fleur s’appelle « Testiculus Morionis » — mais que nos froides vierges appellent « doigts d’homme mort ». Là, tandis qu’elle grimpait pour suspendre sa couronne de fleurs aux branches inclinées, un rameau envieux se rompit, et ses trophées tressés de mauvaises herbes, et elle-même, tombèrent dans la rivière en pleur...  ».

Mais Madeleine veut plus qu’un ruisseau, elle veut l’océan tout entier. Or comme tout ça ne suffit pas à éveiller le désir chez son protecteur, elle file la métaphore en la grossissant. Se promenant sans but, ils aboutissent à la célèbre forêt de séquoias. Elle lui désigne sur la section d’un énorme tronc les dates de sa naissance et de sa mort - et par la même occasion la taille de celui-ci -, puis disparaît quelques instants derrière l’un de ces arbres géants.

Scottie, inquiet : « Madeleine, où êtes-vous en ce moment ?  »

Madeleine, soupirant : « Avec vous »

Lui, insistant : « Où ?  »

Elle, songeuse : « Ces grands arbres... »

Dans la séquence suivante, au bord de la mer, elle lui raconte ses visions cauchemardesques. Elle voit une tombe ouverte, la sienne, véritable fosse béante. La pierre tombale est toute neuve, elle attend, dit-elle. Dans son rêve, un clocher est également présent. Mais Scottie n’arrive pas à percer ce mystère, énigme qu’il est le seul à n’avoir pu résoudre. Madeleine est patiente et compréhensive. Elle va faciliter la tâche de son bienfaiteur. Un soir, elle lui rend visite et lui précise le lieu de son rêve. Scottie devine enfin. Le clocher est celui de la chapelle d’une ancienne mission espagnole qui se trouve à une centaine de km au sud de San Francisco. Tout ceci n’est donc pas un rêve. Mais sans le vouloir Scottie va révéler au spectateur et à lui-même sa véritable phobie : l’impossible verticalité face à son désir le plus bouillant. Il sera dans l’incapacité de monter jusqu’en haut du clocher pour sauver Madeleine du suicide. Pour une explication plus approfondie sur le symbole du clocher, je renvoie le lecteur attentionné à un de mes articles, « De Vertigo à Eyes Wide Shut, du principe de plaisir au grotesque carnavalesque »

Stanley Cavell a très bien vu cela dans son livre « La projection du monde ». Je cite in extenso le passage : « D’abord il semble que Sueurs froides (le traducteur a choisi le titre français) parle d’un homme impuissant face à - ou confronté à la tâche d’entretenir - son désir ; à la réflexion, peut-être que ce film parle de la précarité radicale de la verticalité humaine. Mais enfin, il s’avère qu’il parle du pouvoir spécifique que possède le fantasme d’un homme de le faire non seulement renoncer à la réalité - conséquence aussi répandue que l’océan - mais tendre chaque instant de son énergie vers une altération privée de la réalité. Chacune de ces manières de gérer le fantasme a ses tendances psychotiques, mais il n’est fatal pour aucune de basculer. C’est se faire une bien piètre idée du fantasme que de se figurer que c’est un monde coupé de la réalité, un monde qui exhibe clairement son irréalité. Le fantasme est précisément ce avec quoi la réalité peut se confondre. C’est par le fantasme qu’est posée notre conviction de la valeur de la réalité ; renoncer à nos fantasmes serait renoncé à notre contact avec le monde ».

février 2006 par André-Michel Berthoux


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