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Des religions naturelles au mercantilisme...

L’émigration clandestine des Africains en Europe 

Témoignage d’une vaine tentative

dimanche 12 juin 2011, par Bamony (Pierre)

Émigrer vers l’Europe, n’est-ce pas une prétention vaine ? Quel est le prix à payer pour tous ceux qui, malgré des barrières quasi infranchissables entre les deux zones du monde (Nord/Sud) osent braver le franchissement de tous les remparts ? Quelles sont les raisons fondamentales qui jettent tant d’individus, citoyens des pays du Sud ou de l’Est sur les routes de l’émigration ? Pour mettre un terme à ces drames devenus quotidiens au Sud de l’Espagne ou ailleurs dans d’autres contrées de notre planète, il faut envisager un développement global soucieux d’établir, sur toute la terre, le plus d’équilibre possible entre les croissances économiques et les responsabilités sociales. Un autre monde humain est possible si on le veut : un monde plus juste, plus équitable, plus durable, plus solidaire ; dont l’économie serait davantage complémentaire que concurrentielle.

Introduction

Tout le monde pourrait en convenir : l’émigration
est un phénomène non seulement aussi ancien que l’histoire de l’Humanité
elle-même mais toujours d’actualité. Nul ne doute que c’est même grâce
à cette dynamique des populations humaines que la physionomie de notre planète
a été totalement bouleversée, qu’on souscrive ou non à ce phénomène
[1]
.

Ce fait de l’histoire prend de plus en plus une
tournure différente. Sans pouvoir y mettre frein réellement, une volonté se
dessine dans les pays dits du Nord pour empêcher les habitants du Sud
d’entreprendre une telle aventure comme si l’on avait atteint une
organisation définitive de l’homme dans l’espace. N’est-ce pas une prétention
vaine ? Quel est le prix à payer pour tous ceux qui, malgré des barrières
quasi infranchissables entre les deux zones du monde (Nord/Sud) osent braver
le franchissement de tous les remparts ? Quelles sont les raisons
fondamentales qui jettent tant d’individus, citoyens des pays du Sud ou de
l’Est sur les routes de l’émigration ? Telles sont les quelques
perspectives que nous voudrions examiner dans l’étude présente.

I — Comment éviter l’émigration vers les pays du Nord ?

Dans nos investigations antérieures, notamment
dans To Eskhaton, le triangle de la mort, tout autant que dans <st1:PersonName
ProductID="La Solitude" w:st="on">
La Solitude
du mutant — Éloge de la bi-culture
— (Thot, 2000 et 2001), nous avions développé
le concept d’économie complémentaire qui nous paraît plus positif et réaliste,
voire valorisant que l’économie solidaire ou équitable. Il nous semble que
les pays dits du Sud n’ont pas forcément besoin de mendicité, ni de
solidarité qui confère toujours le beau rôle aux hommes du Nord. Dans ce
type d’échange, l’autre, le producteur du Sud est encore dans une
position presque passive : il attend que son partenaire veuille acheter
ses produits selon des modalités qui relèvent de son bon vouloir. Il attend
presque tout de lui. Bien que cette démarche soit généreuse, si différente,
par essence, de l’impérialisme inhumain du système d’échange
capitaliste, il n’en demeure pas moins que le partenaire du Sud n’occupe
pas encore une position d’égalité avec son partenaire du Nord. En ce sens,
la planification mondiale des économies des pays du Sud par
la Banque

mondiale et le FMI ne nous semble pas militer en faveur de ce concept d’économie
complémentaire. En effet, on ne peut concevoir que, par exemple, <st1:PersonName
ProductID="la C￴te" w:st="on">
la Côte
d’Ivoire soit déjà un grand producteur de cacao - sachant que le marché
n’est pas extensible à l’infini - les mêmes institutions financières
encouragent et financent la production de la même culture dan un pays de
l’Asie du Sud-est comme l’Indonésie ou encore les Philippines qui ont
d’autres sources de revenu plus importantes. En revanche, le cacao reste
encore la principale source de revenu de
la Côte

d’Ivoire.

Il
nous semble que ces banques
feraient preuve de plus d’intelligence en
favorisant dans les pays de l’Asie du Sud-est des produits qui manqueraient,
par exemple, aux pays africains et vice-versa. Dès lors, l’économie complémentaire
consiste à développer des sources propres à divers pays et qui manqueraient
à d’autres, c’est-à-dire que leur climat indispose à exploiter
rationnellement et à les acheter au prix le plus convenable possible en
tenant compte naturellement des fameuses lois du marché. Ce qui serait réel
pour l’agriculture pourrait l’être pour toutes les autres productions,
agricoles, commerciales, minières etc. ; l’exigence restant de les
acheter au prix du marché mondial et non de façon injuste comme on le fait
aujourd’hui pour les produits agricoles des pays du Sud et des pays du Nord.
Mais il existe une différence qui est de taille : les agriculteurs, par
exemple des pays du Nord, sont largement subventionnés en cas de crise
majeure des prix agricoles sur le marché mondial, ce dont ne bénéficient guère
leurs concurrents du Sud. La souffrance humaine étant la même, il n’y a
aucune raison qui justifie ce traitement de faveur les uns par rapport aux
autres.

Sans l’engagement de
l’humanité future dans la perspective de l’économie complémentaire, on
sera toujours dans la logique de la concurrence commerciale qui est, par
nature injuste, selon les lois de la nature et non de la raison ou de
l’humanité. Dès lors ce sont toujours les forts de fait qui gagnent. On
comprend aisément qu’encourager les pays du Sud, par exemple les pays
africains, à se développer suivant la logique de l’économie occidentale
actuelle, n’a pas de sens. En effet, sur le plan de la production
industrielle, les marchés mondiaux sont déjà saturés. Qu’il s’agisse
des ordinateurs, des voitures, des avions ; des armes etc., il n’y a
plus ou presque plus de place pour de nouveaux producteurs. Et ceux qui sont déjà
sur place se livrent à une concurrence à mort pour vendre ou placer leurs
produits au détruit des autres. Les pays non industrialisés
d’aujourd’hui auraient-ils autant de hargne, d’agressivité, d’usage
de la raison menteuse, d’absence de cœur pour faire jeu égal avec des
concurrents longtemps aguerris à cette lutte à mort contre leurs concurrents ?
Il est permis d’en douter.

Nos doutes se fondent sur la
connaissance de la plupart, par exemple, des peuples de l’Afrique
sub-saharienne. En effet, les hommes, quand ils ne sont pas encore corrompus
par la vacuité du désir qui déstabilise l’être l’humain, par le
tiraillement entre la finitude de sa nature et l’infinité des objets de ses
désirs, peuvent encore s’en tenir aux bornes de leur essence. Or, tel nous
semble être l’état des habitants de ces pays que la civilisation occidentale
n’a pas encore transformé fondamentalement. Dans cette perspective, il est
essentiel de proposer des modes de vie qui tiennent de cette essence, de la
dignité de la personne, suivant le concept philosophico- chrétien, en
permettant aux hommes de vivre des conditions sociales et économiques décentes.
Or, sans prétendre créer quelque chose d’absolument nouveau, il suffit de
prendre en compte le travail que les associations et les ONG accomplissent
aujourd’hui sur le terrain. Toutefois, pour aussi importantes que leurs
actions soient, elle apparaissent comme des remèdes provisoires qui ne
peuvent en aucune façon occulter la nécessaire pensée d’une économie
nouvelle, dépassement du capitalisme, source de tous les maux socio-économiques
des temps contemporains, en l’occurrence, l’économie complémentaire.

Plus que l’aide publique au développent des pays
pauvres, des investissements de pays à pays ou privés, les micros projets
des ONG et des associations sont de nature plus efficace. Celles-ci
travaillent de concert avec les populations locales, tâchant de les impliquer
dans l’acheminement à leur terme des projets, en ce que ceux-ci les
concernent en tout premier lieu. C’est ainsi que, sans l’action
remarquable des ONG et des Associations au Burkina Faso, les populations de ce
pays très pauvre auraient certainement plus de difficulté de survie. Ces
organisations souvent philanthropiques s’activent dans les divers secteurs
de la réalité de leur vie : création de puits pour la qualité de
l’eau et de l’allègement de la souffrance au quotidien des femmes
auxquelles échoit le transport d’eau, des méthodes nouvelles culturales et
de rétention des sols, de la rentabilisation de ceux-ci, construction d’écoles
primaires et de logements d’enseignants, des centres d’apprentissage des
techniques utiles sur place, des dispensaires etc.

Dans les pays du Sahel, on peut noter les efforts de
Maurice Freund, fondateur du « Point-Afrique » pour aider les
populations à se sortir de leurs problèmes quotidiens de survie. A titre
d’exemple, à Gao, cité située au Nord du Mali, il a mis en place une
forme de tourisme qui ne consiste pas seulement à découvrir des paysages,
mais surtout à faire des rencontres avec les populations du pays ou de la
ville. Mieux encore, les populations de Gao acceptent volontiers le projet de
Monsieur Freund dans la mesure où eux-mêmes prennent acte de la philosophie
de ce tourisme « dès lors qu’il est respectueux de notre identité,
pour nous le tourisme solution[2] »
à leur isolement et une forme de développement à leur mesure. Un article de
CDT magazine décrit l’atmosphère de la ville qui a changé depuis la création
du pont aérien par Maurice Freund : « D’octobre à mars,
tous les lundis à l’aube, c’est l’effervescence sur le tarmac de l’aéroport
de Gao. Une foule poussiéreuse et bigarrée guette dans le ciel azur les
ailes de l’avion affrété par le Point-Afrique. Les agences du tourisme ont
dépêché leurs représentants, les artisans installé leurs échoppes. Les
enfants, en ribambelles débraillées, se préparent à réclamer quelques
« cadeaux » aux toubabs. Ils jouent à cache-cache avec quelques
policiers assoupis et finalement bienveillants qui tentent de limiter leur
ardeur.

Depuis cinq ans, la coopérative créée par Maurice
Freund est la seule compagnie à desservir cette ville déchue aux portes du désert,
ville terminus du fleuve Niger. A l’heure actuelle où, dit-on, le monde est
un village, un avion qui se pose à Gao, cela peut paraître anodin. Où est »
la performance » ».

Toutefois, les hommes des pays du Sud n’attendent pas
toutes les initiatives de ceux du Nord. Dans l’ensemble des pays du Sud, en
Amérique latine, en Asie, en Afrique etc., l’économie informelle
s’organise pour viser à plus de rentabilité par une organisation qu’on
pourrait qualifier de plus rationnelle. Cette nécessité répond à des données
nouvelles, conséquences de l’impérialisme de l’économie libérale.
Outre l’exode massif qui se poursuit dans ces pays, on sait que, depuis une
quinzaine d’années environ, les institutions financières internationales
(FMI et Banque mondiale), en voulant gérer l’économie mondiale selon des
schèmes régulateurs généraux et simplistes imposés par les technocrates
de l’École de Chicago, entre autres, ont contraint les pays du Sud à des
mesures draconiennes sans nuances aucunes pour des situations particulières.
Ces mesures de privations des sociétés publiques les plus rentables en
faveur des Fonds de pension occidentaux ont eu pour effet des licenciements
massifs, des coupes claires dans les budgets sociaux. Dès lors, des millions
de citoyens de ces pays déshérités, pour survivre, n’ont pas eu
d’autres solutions que s’adonner au travail informel, lot quotidien
d’une vie de « débrouille » ; d’autant plus que le
secteur formel n’a pu absorber le surplus de salariés licenciés. Ainsi,
dans les années 1990, on a estimé que les revenus du travail informel étaient
supérieurs au taux du salaire minimum dans beaucoup de pays du Sud. Selon les
travaux de Jacques Bugnicourt, sociologue et président de l’ONG ENDA
(Environnement, développement action), les richesses générées par l’économie
informelle sont en augmentation sensible. A titre d’exemple, en Afrique du
Nord, dans le produit intérieur brut non agricole, la part de l’économie
informelle est passée de 23 à 27% entre 1990 et 1995, de 27 à 41% en
Afrique subsaharienne, et de 28 à 37% en Asie[3].

Vaincre la malnutrition doit constituer un autre enjeu
majeur pour le monde de demain afin de permettre à chacun, qui désire rester
chez soi, de le faire autant au Sud qu’au Nord. Mais il ne s’agit pas de
produire plus comme on a tendance à le faire dans les pays riches : il
s’agit essentiellement de répartir de façon plus équitable la nourriture,
de lutter contre la misère chronique dans beaucoup de pays du Sud. On sait
depuis longtemps que le jeu dans les échanges agroalimentaires n’est pas
souvent en faveur des pays pauvres. On comprend aisément qu’il y ait plus
de 800 millions de personnes, dans le monde, qui vivent à la limite de la
famine
[4]
.
De même, il y a plus de 170 millions d’enfants qui souffrent de
malnutrition dans le monde ; et le continent le plus touché par ce fléau
est l’Asie. A titre d’exemples, l’Inde à elle seule compte davantage
d’affamés que la totalité de l’Afrique subsaharienne. Pourtant, si on
regarde l’état du monde actuel, on s’aperçoit que dans certaines contrées
de notre planète, on parle volontiers de surproduction et de stocks qui nécessitent
beaucoup d’argent pour leur simple conservation. A l’inverse, et à côté
de ce monde, beaucoup d’hommes ont en même temps faim. Mais, la résolution
de ce problème qui incombe à chacun de nous, suivant notre niveau de
responsabilité sur terre, ne peut se fonder sur la seule croissance économique
comme beaucoup d’économistes ont tendance à le penser. En effet, selon un
numéro de CFDT magazine, « la croissance n’entraîne aucune réduction
de la pauvreté et des inégalités » contrairement aux dogmes et impératifs
catégoriques imposées par le FMI et <st1:PersonName
ProductID="la Banque" w:st="on">
la Banque
mondiale. Pire, « les valeurs des cours des produits agricoles, café,
bananes ou chocolat sont artificielles et déterminées par les pays riches et
les grands groupes internationaux. L’économie de marché et la production
n’agissent pas sur la diminution de la pauvreté. S’il n’y a pas un
minimum de mesures sociales, il n’y aucun développement possible[5] »

Dès lors, si l’on ne veut pas continuer à lire des
chroniques dans les journaux qui rapportent la fin tragique des candidats à
l’émigration en Europe, entre autres contrées riches de notre commune planète,
il importe de penser autrement le cours du monde. « Libération »
du 20 janvier 2003 relate un de ces faits devenus routiniers : « Au
moins 16 Africains, candidats à l’immigration clandestine, se sont noyés
samedi près de Tanger après le naufrage du zodiac sur lequel ils voulaient
traverser le détroit de Gibraltar. On compte trois survivants. Six immigrants
clandestins, dont on ignore la nationalité, ont aussi été découverts
morts, hier, à bord d’une petite embarcation au large du sud de l’Italie ».
Tous ces hommes et ces femmes n’ont ni les moyens, ni le courage, ni la
volonté, ni la chance de survivre à l’aventure de l’immigration
clandestine et de repartir chez eux. Tel est l’exemple, que nous mentionnons
ici, de Ganamé Ousmane que nous avions rencontré dans son pays au Burkina
Faso, au cours de l’été 2002, et qui avait bien voulu nous raconter son
aventure.

II - Un exemple de tentative avortée vers la citadelle européenne : une histoire réelle

« Je
m’appelle Ousmane Ganamé, né en 1975, de nationalité burkinabé.

C’est le 13 décembre 2000 que j’ai tenté
d’aller en Europe, précisément en Espagne. Les raisons qui m’ont amené
à entreprendre ce voyage, à savoir quitter mon pays (le Burkina Faso) pour
l’Europe, sont nombreuses. Je vais essayer de vous les exposer brièvement.
J’ai perdu mes parents quand j’avais six ans et je fus emmené chez mon
petit oncle paternel. Ce dernier s’occupa de moi durant toute mon enfance et
mon adolescence. Ma vie y était soumise à dures épreuves : je devais
travailler durement pour lui nuit et jour sans me reposer. Je faisais même
les travaux qui incombaient aux femme dans le partage des tâches dans nos
sociétés. Mais, j’endurais sans rien dire et je supportais tout. Tel est
le sort dévolu aux orphelins ici.

Même quand j’ai eu l’âge de raison, je continuais
à souffrir toujours ; et mes conditions de vie s‘empiraient de jour en
jour au point de douter que j’appartenais au même sang que mon oncle qui
m’avait accueilli. Il maria ses propres fils du même âge que moi et négligea
de me trouver une épouse comme le voulaient nos coutumes. Malgré tout, je me
soumettais toujours aux ordres de sa famille. Je ne cessais de travailler et
je ne pouvais m’attendre à aucune récompense de sa part. Je ne pouvais
satisfaire à tous mes besoins et quand mes amis venaient à mon aide, je ne
pouvais rien leur apporter en retour.

Ainsi, un jour, un de mes amis me posa la question
suivante : « aimerais-tu aller à l’aventure ? »
J’ai aussitôt acquiescé et je lui même fait remarqué que si cela était
possible, je n’hésiterais pas à m’engager. Cet ami possédait
l’adresse d’un correspondant, un de ses amis, qui vivait en Espagne. Or,
beaucoup de gens nous ont fortement influencé par tout ce qu’ils ont
entendu à propos de la vie en Europe. Pour tous, l’on vit bien dans les
pays européens, beaucoup mieux, dans les cas, qu’en Afrique. Pour certains,
il est aisé de devenir riche là-bas. Mieux, si l’on a la chance de
travailler, il est possible de conduire parallèlement plusieurs activités
salariales à la fois. Ceci permet de s’enrichir et de revenir très vite
chez soi. Pour d’autres, qui ne connaissaient non plus bien ces pays, même
si l’on revient avec une petite somme de francs français, la conversion en
francs CFA est toujours un gain considérable. Il a suffi de quelques exemples
pour me rendre compte de la valeur des sommes qu’on peut y acquérir. Ceci
renforça mon désir de quitter le Burkina Faso pour aller travailler en
Europe et peut-être pour m’y installer si la vie me souriait.

Sans
attendre outre mesure, nous entreprîmes de nous organiser pour ce long
voyage, à la recherche de conditions de vie meilleures. Ainsi, nous aurions même
le plaisir de connaître beaucoup de pays africains et de découvrir un autre
continent, à savoir l’Europe. Mais le voyage ne paraissait pas aussi facile
que je le pensais. Je savais pertinemment que sans un passeport, ni visa il était
très difficile pour les Africains d’entrer en Europe. Mais, j’étais déjà
obsédé par le désir de l’aventure, de partir d’ici. Je ne disposais
alors que de <st1:metricconverter
ProductID="75 000 F" w:st="on">
75 000 F
CFA(114,34 euros).

Depuis le Burkina Faso, j’empruntais, avec mes trois
compagnons de fortune, les camions comme moyens de transport. Le Mali fut le
premier pays que nous avions traversé, jusqu’à Kayes, dernière ville
malienne avant le Sénégal. Nous y avions fait une halte d’une semaine
avant de poursuivre notre route à pied parce que nous ne disposions déjà
plus assez d’argent. Au cours de notre chemin, nous cherchions quelque
travail à faire pour avoir un peu plus d’argent et poursuivre notre trajet
à bord des camions. Malgré tout, nous pûmes atteindre le Sénégal sans
trop de difficultés. Et sans problèmes, nous traversâmes tout le pays en
direction de <st1:PersonName
ProductID="la Mauritanie." w:st="on">
la Mauritanie.

Mais, en ce pays, ce fut une totale catastrophe. Nous y
avions connu des difficultés énormes, l’amertume, des douleurs infinies.
Nous voulions traverser le pays jusqu’à Nouakchott. Nous étions alors
condamnés à rester dans une petite ville, en plein désert, en attendant
d’avoir suffisamment de renseignements quant à la poursuite de notre route.
Pendant ce temps, nous avions fini de dépenser le peu d’argent qui nous
restait. Les gens du pays voyaient bien que bien que nous étions des étrangers
et nous étions objets de tous les mépris. En effet, nous n’avions pas le même
port de vêtements. En Mauritanie, tout le monde s’habille de façon
semblable : un grand boubou (drâa)
qui les couvrait de la tête aux pieds. Les hommes enroulent un turban (aouli ou litham) autour de
la tête pour ne laisser apparaître que les yeux. Ils ont aussi coutume
d’avoir un exemplaire du coran à la main et le « tassabi » qui représente une sorte de croix. Partout où nous
passions, on nous repérait facilement en nous indexant. Si nous demandions à
boire, on nous le refusait. Quand nous achetions quelque chose, ils refusaient
de nous servir à manger. Pour eux, nous étions différents des habitants du
pays, Noirs ou Arabo-berbères. Ils nous intimaient souvent l’ordre d’ôter
nos habits avant de manger. Puisque nous ne sommes pas des croyants musulmans
comme eux, nous n’avions pas le droit de manger dans le même plat qu’eux.
Parfois, il nous arrivait de passer deux ou trois nuits sans manger.

Pour survivre, chaque jour, nous nous repartissions les
villages autour de la petite ville où nous avions échoué à la recherche de
quelque travail. Nous ne nous retrouvions que le soir. Il nous arrivait
souvent de travailler mais sans être payé. Mais nous ne pouvions pas porter
plainte contre ces employeurs parce qu’ils nous disaient que personne ne
nous avait appelés chez eux. Et quand nous étions payés, ils
s’empressaient d’encaisser les frais de voyage en camion. Cependant, comme
nous étions fermement décidés d’aller jusqu’au bout de notre projet, il
nous fallait subir la haine de ces gens et la misère au quotidien. Nous dûmes
rester deux mois en Mauritanie avant de poursuivre notre route. Pendant notre
long trajet, nous étions parfois contraints de marcher pour économiser notre
petite somme d’argent afin d’aller jusqu’à destination. Nous fûmes même
arrêtés par des autorités militaires qui nous soupçonnaient d’espionnage :
nous serions des soldats de pays voisins réfugiés chez eux afin de commettre
des attentats. Mais ils finirent par comprendre que nous n’étions réellement
rien d’autres que des aventuriers et nous libérer. Nous finîmes tous les
quatre compagnons que nous étions par arriver à Nouakchott, dernière ville
avant de rentrer au Maroc.

Avant
de pénétrer sur le territoire marocain, nous avions traversé les frontières
sans trop de problèmes car les polices des frontières qui nous demandaient
de présenter nos passeports, que nous n’avions, n’insistaient pas outre
mesure. Mais, au-delà des frontières, c’était autre chose.

Car, au Maroc, notre situation s’aggrava. En effet,
quand il s’est agi d’aller jusqu’à la frontière du Maroc avec
l’Espagne, il nous fallu beaucoup discuter, négocier avec certains
policiers. Nous avions tout tenté, tout fait pour passer, mais nos efforts
furent vains. En fait, des hommes exigeaient que chacun de nous paie une somme
de <st1:metricconverter
ProductID="300 000 F" w:st="on">
300 000 F
CFA (457.35 Euros) afin de nous prendre en charge jusqu’en Espagne. Leur
solution d’accès à l’Europe était la suivante : ils devaient nous
enfermer dans des conteneurs de marchandises jusqu’en Espagne. Comme nous ne
disposions pas d’une telle somme, nous n’avions plus aucun espoir
d’aller jusqu’au bout de notre aventure. Après maintes réflexions, nous
décidâmes de faire demi-tour. Toutefois, nous n’avions plus d’argent
pour assurer les frais du voyage de notre retour au Burkina Faso.

 Alors, il
ne nous restait plus d’autre solution que de travailler coûte que coûte.
Nous nous mîmes à la tâche et à travailler très dur comme des ânes. Nous
nous contraignîmes à toutes sortes de travaux pourvu que ce fut rémunéré.
Ainsi, on creusait des caniveaux, on balayait les cours des gens aisés, on
lavait les vêtements des familles et des célibataires, on faisait la plonge
dans des restaurants. Parfois, on gardait les marchandises des commerçants du
matin jusqu’au soir pour une somme dérisoire de <st1:metricconverter
ProductID="1 000 F" w:st="on">
1 000 F
CFA (1.52 Euro). Certains d’entre nos employeurs occasionnels nous donnaient
à manger en guise de salaire. En réalité, nous faisions l’expérience de
choses incroyables dans des conditions normales au point de nous demander
souvent qui nous avait poussé à entreprendre cette mésaventure. Car nous
avions vécu toutes sortes de misères là aussi. Par exemple, on nous délogeait
de notre mansarde parce que nous étions incapables de nous acquitter du prix
de notre loyer. Il fallait nous alors soit dormir dans les rues, soit faire
les cents pas toute la nuit.

Toutefois, nous supportions tout cela afin de
rechercher l’argent nécessaire aux frais de notre voyage de retour au pays.
Car nous avions fini par conclure qu’il valait mieux vivre en espérant que
de mourir en voulant à tout prix réaliser ce qui était impossible. Voilà
pourquoi, nous avions décidé de retourner chez nous. D’après un proverbe
de chez nous, « rien n’est jamais trop tard ni vain si la vie se
prolonge ». Nous ne cessions de ressasser ce proverbe pour nous remonter
le moral. Nous pensions qu’un jour notre patience nous conduirait à la réussite.
Eu égard à toutes les épreuves très difficiles que nous traversions alors,
sans aucun résultat probant qui change en rien le cours de notre avenir immédiat,
pourquoi chercher à réaliser des ambitions utopiques ? Notre objectif
était d’aller en Europe pour acquérir de la fortune afin de revenir chez
nous pour mieux vivre. Mais fallait-il s’entêter à partir au point de
perdre sa vie dans cette aventure ? Il valait mieux revenir chez soi.

Si moi Ousmane Ganamé, j’ai abandonné mon projet de
poursuivre ma route jusqu’en Europe, c’est parce que je veux toujours espérer
tant que je serai en vie. Je sais qu’un jour ou l’autre, la chance ms
sourira peut-être et je pourrais recommencer cette aventure ou un autre
voyage. C’est aussi parce que je suis illettré ; ce qui m’avait
d’ailleurs posé de sérieux problèmes aux frontières des différents pays
traversés. Ainsi, je n’avais pas assez d’arguments solides pour me défendre
face aux questions des polices des frontières. L’on me posait des questions
que je ne comprenais pas. Alors, comment faire pour exprimer mes sentiments ?
Donc, retourner chez moi afin d’éviter de perdre ma vie était le parti le
meilleur que je pouvais prendre.

 Aujourd’hui,
revenu sain et sauf au Burkina Faso, après mûres réflexions et au vu des
souffrances atroces subies, tout compte fait, je ne pense plus recommencer une
telle aventure. Je ne voudrais plus retomber dans le même piège
qu’auparavant. Même si on m’en donne à nouveau l’occasion d’y aller,
je refuserais. Je préfère finalement rester chez moi, vivre selon les moyens
dont je disposerais désormais. Je préfère rester auprès de ma famille que
d’aller mourir tragiquement, mon corps livré à la voracité des poissons
de l’Océan. Je ne voudrais pas vivre un tel drame. Voilà pourquoi, je ne
pense plus y retourner un jour.

Si j’avais un conseil à donner à tous ceux qui
tentent encore d’aller clandestinement en Europe, je leur dirais ceci :
il n’existe pas de lieu sur terre où il n’y aurait pas de souffrances. Même
aux États-unis, je pense qu’il n’y a pas de richesse qui dépasserait la
valeur que nos parents ont à nos yeux. S’ils vivent toujours, il vaut mieux
rester auprès d’eux. Et celui qui se porte bien, même s’il est pauvre,
vaut mieux que celui qui est riche mais malade. J’aimerais bien faire appel
à tous ceux qui tentent toujours d’aller en Europe afin qu’ils
comprennent les risques qu’ils encourent sur ce chemin périlleux et
qu’ils restent chez eux. Ils pourraient être fiers de ce qu’ils sont. Ce
n’est donc pas la peine de s’engager dans une aventure si dangereuse
sachant qu’on peut ne pas arriver au bout. S’engager souvent avec tous ses
biens et rentrer chez soi un jour totalement dépouillé. C’est décourageant,
désespérant même. Il vaut donc mieux garder sa fierté en restant chez soi
et en consentant à vivre selon les moyens dont on dispose que de vouloir améliorer
les conditions de sa vie en tentant d’aller où on risque finalement de tout
perdre y compris sa dignité d’être humain en raison des humiliations
qu’on nous fait subir.

Pour moi, cette aventure m’a fait tout perdre :
j’ai vendu les deux vélos dont je disposais, mes chèvres, mes poules et même
ma parcelle de terre acquise pour construire une maison. J’ai fait tout cela
pour pouvoir payer les frais de mon voyage en Europe. Aujourd’hui, revenu
chez moi sans fortune, avec mes mains vides, je n’ai plus que mes yeux pour
pleurer. Car je n’ai plus de parcelle de terrain constructible, ni de moyen
de locomotion. Cette situation, mon état présent, est la conséquence de ma
malheureuse aventure, de mes illusions perdues. »


 

Finalement, pour mettre un terme à ces drames devenus
quotidiens au Sud de l’Espagne ou ailleurs dans d’autres contrées de
notre planète, il faut envisager un développement global qui soit soucieux
d’établir, sur toute la terre, le plus d’équilibre possible entre les
croissances économiques et les responsabilités sociales. Un autre monde
humain est possible si on le veut : un monde plus juste, plus équitable,
plus durable, plus solidaire ; surtout un monde dont l’économie serait
davantage complémentaire que concurrentielle.

Pierre
Bamony, novembre 2005

Bibliographie

Livres

- Bamony, Pierre, To Eskhaton, le triangle de la
mort
- Essai d’anthropologie critique - Grenoble, Thot 2000, 559 p.
(www.editionsthot.fr)

- Bamony, Pierre, La solitude du mutant - Éloge
de la bi-culture
(Études des rapports entre Français et Communautés étrangères
à partir de ma propre expérience au milieu des Français. Cette perspective
s’apparente à une démarche de “ sociologie participative ”),
Grenoble, Thot, 2001, 426 p. (www.editionsthot.fr)

Revues

- « CFDT
Magazine » n° 264-Novembre 2000, n° 269-Avril 2001

Hebdomadaires

- « Le Courrier Afrique, Caraïbes, Pacifique,
Union européenne n° 178




[1]

— On peut comprendre, même si on n’y adhère pas, la réaction de
certaines personnes qui pensent que l’expansion de l’espèce humaine génère
partout des effets mortifères comme les désastres pour les autres espèces
vivantes et des désolations pour l’environnement écologique. Notre espèce
ne semble guère supporter la différence, ce qui a été cause de sa
cruauté dans le temps.



[2]

— CFDT Magazine n°269-Avril 2001

[3]
— In « Le courrier Afrique, Caraïbes, Pacifique, Union européenne »
n°178.

[4]
— Selon un article de CFDT magazine (n° 264, novembre 2000), même dans
les pays riches ou industrialisés, on estime que 37 millions d’êtres
humains « n’ont jamais, ou rarement, le « ventre plein ».
Pour les spécialistes, il existe une véritable planète des affamés,
parallèle à la planète de ceux qui mangent, effacée mais partout présente
sur tous les continents ».

[5]
— CFDT magazine, n°264-novembre 2000.