[Hommes et Faits] > Anthropologie > Une société de l’image

Cheminement personnel

la voie de l’écriture


Un cheminement à travers l’imaginaire par l’écriture.
Le carnet de bord, le journal, comme outils premiers de l’anthropologie.

À l’exception des périodes de souffrance vive, d’enfermement ou de passion amoureuse, comme beaucoup d’autres, j’ai cessé d’écrire à la fin de l’adolescence. De longues années durant j’ai vécu, sans même le savoir, dans un silence bruyant : tumulte au dehors qui masquait un silence presque autiste au coeur de mon être. Les premières prises de conscience de cette réalité, si douloureuses fussent-elles, n’amenèrent néanmoins aucun changement décisif. Seul sans doute mon être profond, en souffrance, si replié sur lui-même et habitué à se cacher, commençait de distiller une lente et insidieuse douleur vers la périphérie.

Campée aux abords de la forteresse, la luronne à laquelle je m’identifiais presque totalement auparavant, donnait le change, s’exaltant avant l’heure des bienfaits de la transformation.

Une jeune handicapée au fond de moi, se dégourdissait lentement, malhabile. Cette enfant cachée, oiseau écorché, découvrait le plaisir des mots à écrire, ceux qui disent et sonnent, ceux qui trouvent la musique d’une émotion, la clarté d’une pensée, ceux qui créent une atmosphère...

Mes retrouvailles avec le plaisir d’écrire furent marquées par l’expression brutale d’une souffrance resurgissant de fonds oubliés. La période précédant ces retrouvailles fut un temps de déstructuration de mon écriture jusqu’à sa calligraphie devenue un moment anarchique. Passé ce temps de vomissement, je donnais à l’expérience les mots perdus, alors que les mots donnaient à mon expérience la noblesse perdue.

Si l’écriture me permettait de retrouver la mémoire, elle me donnait aussi la possibilité de donner forme à des mondes que notre culture ne nous a pas habitués à contacter : les mondes vastes et inexplorés de nos images intérieures, riches de sensations et d’affects. Cette mise en forme me laissait appréhender un sens qui me semblait plus vaste encore, et que la compréhension intellectuelle ne peut jamais offrir. Cette expérience fut pour moi décisive et fit naître un désir, une curiosité, qui semblaient ne plus pouvoir s’assouvir ou s’éteindre comme s’étaient auparavant éteintes beaucoup d’autres passions. Il me semblait, en écrivant ce que j’éprouvais de ces mondes, ce que j’en percevais, qu’ils étaient la matrice, non seulement des arts mais aussi de tout ce que l’homme invente et crée.

En étudiant les mythes fondateurs de cultures diverses et éloignées aussi bien par le temps que par la géographie, il semble bien que l’homme ait toujours exprimé sous des formes différentes cette réalité pressentie. J’y reviendrai plus loin.

Je renouais avec la tenue d’un journal intime. De ce journal que je fréquentais assidûment, je repérais bientôt de nombreux personnages que je m’amusais à extraire, à mettre en scène, les faisant dialoguer, jouer, en attirant par exemple l’un d’eux, caché, obscur, vers la lumière de la scène, en l’occurrence celle de la conscience etc.

Je venais de découvrir les premiers volumes de la série des Princes d’Ambre [1] : dans cet ouvrage, l’auteur nous fait parcourir, à travers l’aventure d’une famille, des mondes fantastiques. Neuf frères voyagent et vivent dans ces mondes qui ne sont que des reflets du seul monde réel, le royaume d’Ambre. Ils se disputent avec acharnement la couronne de ce royaume, laissée vacante par un père disparu ou mort. Leur conflit, écho du drame qui se joue à l’intérieur de l’être, résonnait en moi au-delà d’un écho personnel ; il m’apparaissait refléter un drame humain éternel. Cette fiction, sur laquelle nous reviendrons, s’avéra être ensuite une source d’inspiration tant pour la création des ateliers d’écriture que dans cette présente étude.

Dans ce journal, je prenais l’habitude de tout noter, en vrac, mes rêves, mes impressions, des événements frappant ma sensibilité, mon imagination... À la faveur de cet exercice quasi quotidien, je découvrais comment la trace sur le papier des images qui forgeaient ma vision du monde, ma réalité, prenait soudain toute sa force et mettait en évidence le lien intime existant entre tel aspect et tel autre, si éloigné qu’il n’apparaît pas sans cette trace.

«  ... Il pleut depuis des jours et des semaines, la lumière et le vert intense de la nature sous ce ciel d’un gris soutenu m’étonne encore et toujours, je longe le fleuve comme chaque matin, le niveau de la Garonne atteint sa cote d’alerte, elle déborde par endroits, elle me fascine, grosse, jaune, boueuse et tourbillonnante, on dirait qu’elle cache sous ses voiles luisants quelques gros monstres au dessous, terribles, qui entraînent toutes sortes de saloperies sur leur passage : entrelacs de branches, boîtes de conserves rouillées, pneus déchiquetés, préservatifs délavés qui parfois se laissent prendre sur un rocher et s’agglutinent bouillonnants d’une écume jaunâtre... Alluvions. Tous ces débordements fécondent les plaines sur leur passage.

Mon programme du jour, chargé, s’est annulé. De retour à la maison, je n’ai envie de rien d’autre que me blottir sous la couette pour dévorer un roman ; j’éprouve une jubilation étrange à la lecture de cette histoire, sentiments mélangés, tristesse, pleurs, désespoir, excitation, désir... C’est l’autobiographie d’une femme, sa vie de putain, sa vie de galère, la souffrance, la descente lente vers les tréfonds de sa déchéance, son courage derrière l’humiliation, cette femme retrouve sa dignité en publiant son histoire... » ( Fragment de journal intime.)

Images éloquentes... Il m’a longtemps semblé que toute explication ou interprétation supplémentaires n’aurait pu qu’affaiblir et encombrer la puissance de ce qui m’apparaissait. La trace en elle-même se suffisait. Une fois posées, ces images s’imposent, laissant transparaître, dans cet exemple, une synchronicité. (Au sens où Jung l’a défini, c’est-à-dire une coïncidence porteuse de sens, entre un événement physique et un autre psychique, non reliés entre eux par une relation causale). La puissance évocatrice d’une première image alluvionnaire où les boues fécondent les terres avoisinantes et la seconde, posée à la suite, par hasard sur la feuille, où une femme crée à partir de la « boue » de sa vie, deux symboles de fécondité frappèrent alors mon imaginaire, entrouvrant un champ nouveau, laissant une fécondité nouvelle apparaître. N’est-ce pas la puissance transformatrice de l’image ?

Mon chemin fut longtemps chaotique, en bordure de la société. Parfois délinquante, j’expérimentais de nombreux interdits. A la faveur d’une pause forcée, je contemplais ma vie, elle ressemblait à des morceaux déchirés, éparpillés au quatre coins de l’univers. Dans la diversité de mon expérience, j’eus bien du mal à trouver un fil. Un jugement pesait : gâchis, dispersion.

mars 2006 par Martine Burger


Notes :

[1] — Cycle des Princes d’Ambre, Roger Zelazny, Ed. Denoël, Collection Présence du futur.

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