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Linguistique


De l'ergonomie des langues

Utilitarisme et ergonomie des langues

Jacques Halbronn

 

Toutes les langues sont-elles égales ? Rendent-elles toutes les mêmes services à leurs utilisateurs ? Sont-elles aussi accessibles les unes que les autres pour celui dont ce n’est pas la langue maternelle ?

Répondre par l’affirmative serait singulièrement appauvrissant pour la recherche linguistique. Ce serait d’ailleurs comme d’affirmer que les esquimaux vivent comme nous. Mais ce que l’on est disposé à accepter pour l’habitat, il ne semble pas que l’on soit prêt à l’admettre pour les langues tant que l’idée selon laquelle toutes les langues se valent est ancrée dans les esprits. Il est vrai que la linguistique pour se fonder épistémologiquement a cherché à montrer que toutes les langues avaient le même mode de fonctionnement, mais cela s’est fait au prix de considérables simplifications.

Or, il est temps de ne plus en rester là !

I – La réhabilitation de l’écrit.

Les thèses phonologiques privilégient l’oral par rapport à l’écrit. On nous explique que dans toutes les langues, les locuteurs apprennent à distinguer un certain nombre de phonèmes. Les phonèmes varient certes d’une langue à l’autre mais le problème reste le même: éviter de confondre un mot avec un autre, surtout quand cela a des effets au niveau morphologique. Par exemple, en français, on distinguera le « e » et le « é » parce que cela constitue un marqueur du singulier (le) et du pluriel (les) alors que d’autres langues ne distinguent pas entre ces deux sons du fait que cela ne joue aucun rôle fonctionnel.

Une critique que l’on portera contre la description phonologique des langues est qu’elle ne prend pas en compte la dialectique de l’oral et de l’écrit qui; il est vrai, ne revêt pas la même importance pour toutes les langues mais c’est justement là un important facteur de différenciation entre les langues, certains pouvant être qualifiées de « monistes » (pas de dialectique oral/écrit) et d’autres « dualistes » ( dialectique oral./écrit).

Mais pour rester dans ce domaine de l’écrit et de l’oral, on sait fort bien que l’alphabet utilisé et qui peut être dissocié de la langue considérée, modifie l’approche de la langue. Or, même si l’on sait que des langues de même famille peuvent avoir des alphabets différents et des langues de famille différent les mêmes alphabets, il n’en reste pas moins que pour un locuteur donné, à un moment donné, la langue est servie par une certaine écriture plus ou moins adéquate, plus ou moins accessible.

II – Les trois types de langues

Toutes les langues - nous l’avons dit - n’ont pas su instrumentaliser avec autant de brio le rapport de l’écrit à l’oral.

Nous voudrions souligner ici les conditions d’accès à la langue écrite. Les langues sémitiques, par exemple, sont moins accessibles de par la conception de leurs alphabets que les langues latines, qui recourent à des alphabets d’un usage plus commode.

Entendons par là que les alphabets des langues sémitiques ne prévoient pas de voyelles, qu’ils sont avant tout consonnantiques, comme un squelette sans chair. Imaginons dès lors l’effort de décryptage que cela va impliquer de la part du lecteur en la dite langue ! On parlera de langues comportant un très grand nombre d’homographes.

Ces langues homographiques sont certes très satisfaisantes pour le grammairien, en ce qu’elles confèrent une certaine transparence à la structure étymologique, mais elles se révèlent assez épuisantes pour l’utilisateur qui doit décider, à chaque instant, quelle est la forme à laquelle il est renvoyé, dans tel ou tel contexte: verbe, substantif etc. D’où une préférence pour l’oral qui résout d’office ces indéterminations.

En revanche, le français présente les caractéristiques inverses et pourrait être qualifié de langue homophonique, ce qui signifie que c’est à l’écrit que le français serait le plus accessible. De fait, il est souvent souhaitable de se reporter à l’écrit pour cerner l’oral. Par exemple: il chante et ils chantent sont réalisés de façon identique à l’oral.

On dira donc que l’hébreu ou l’arabe sont plus faciles au niveau oral qu’au niveau écrit et que le français et dans une certaine mesure l’anglais sont plus faciles à l’écrit qu’à l’oral, ce qui peut déterminer des méthodes didactiques bien distinctes pour l’apprentissage des dites langues.

Reste le cas de langues qui, elles, ne se situent que très accessoirement dans une dialectique de l’oral et de l’écrit et dont on pourrait dire qu’elles sont homosémiques, en ce qu’elles assimilent deux niveaux de signes, l’écrit et l’oral. On pense à l’espagnol ou à l’allemand. Quelles sont les particularités d’approche de ce troisième groupe de langues ?

Il y a d’abord les langues dont l’écrit est la copie conforme de l’oral et vice versa. L’écrit n’y introduit aucune profondeur, aucune perspective, on pense à une langue comme l’espagnol où tout ce qui s’écrit se prononce et tout ce qui se prononce s’écrit.

Or, il est d’autres langues, on l’a vu, comme le français, qui entretiennent un tout autre rapport avec le registre de l’écrit. Le français a instrumentalisé le rapport écrit/oral d’une façon tout à fait remarquable, notamment en situant le féminin dans le registre de l’écrit et le masculin dans celui de l’oral, avec la possibilité que certains éléments de l’écrit soient comme mis entre parenthèses lors du passage à l’oral.

Par exemple : féminin – grande, masculin – grand, le « d » n’étant pas prononcé au masculin, sauf en certaines circonstances (liaisons)

 

Une langue comme l’allemand, langue homosémique, est une langue qui n’a pas de recul diachronique et n’a qu’une dimension synchronique. Son archéologie - à distinguer de son étymologie - ne se situe pas au niveau de l’écrit qui n’apporte guère d’éléments n’existant pas à l’oral alors qu’en français, l’écrit est la mémoire de la langue et ne se réduit pas à la modernité, qui est le niveau oral. L’écrit a été laminé par l’oral du fait de son ajustement constant. On est là en présence de langues qui ont perdu le sens d’une certaine dialectique, ce qui peut surprendre en ce qui concerne l’allemand, langue des philosophes en général et de Hegel et de Marx en particulier pour ne pas parler de Freud et de ses différentes instances !

Au contraire, très vite, en français, l’écrit a servi à stocker un grand nombre d’informations sans pour autant alourdir l’oral, émancipé par rapport à l’écrit mais ne lui dictant pas pour autant sa loi. Autrement dit, en français, et là encore on trouvera un certain paradoxe pour la langue de Descartes, on ne déduit pas automatiquement l’écrit à partir de l’oral ni l’oral à partir de l’écrit. Il faut être initié pour s’y retrouver ! Les langues homosémiques n’exigent pas une telle initiation à la différence des langues homophoniques et homographiques.

Cette classification entre langues homophoniques, homographiques et homosémiques nous semble d’une certaine façon plus significative que celle, par exemple, entre langues flexionnelles ou non flexionnelles (qui se déclinent ou ne se déclinent pas)

III – Langue parlée et langue écrite

Le dernier aspect que nous aborderons est celui de la différence plus ou moins flagrante entre ce que dit un locuteur, de son propre chef, et ce qu’il comprend de ce qu’il lit. Ce qui relève plus de la sociolinguistique.

Il faut éviter pour un locuteur français de projeter la situation qui est la sienne sur celle des locuteurs d’autres langues. Ce qui évitera bien des malentendus.

Nous poserons la question suivante: est-ce qu’un locuteur anglophone circule dans sa langue avec la même aisance qu’un locuteur francophone ? Est-ce qu’il a accès à sa propre littérature, celle accumulée sur quelques siècles au moins, de la même façon ?

Il est clair que si une langue a beaucoup évolué, elle devient difficilement lisible dans ses manifestations antérieures, du moins pour le locuteur moyen. On ne parle pas ici d’un changement d’alphabet, comme pour le turc qui a adopté, sous Kemal Ataturk, après la Première Guerre Mondiale, l’alphabet latin et dont on peut douter que le locuteur moyen soit encore capable de lire les textes imprimés en caractères arabes, tels que parus ne serait-ce qu’au siècle précédent. On pense au roumain, qui fut un temps écrit en caractères cyrilliques. On pense au polonais qui s’est latinisé, du fait de l’influence catholique etc. On pense à des langues qui ont tenté d’évacuer leur vocabulaire étranger et notamment leurs mots français, comme ce fut le cas sous l’Allemagne nazie. On pense aux langues qui ont procédé à de profondes réformes orthographiques, qui ont introduit de nouveaux caractères. Tel est le prix d’une certaine modernité que de rendre plus ardu l’accès à la littérature ancienne, sinon au prix de « traductions » d’adaptations. C’est d’ailleurs par le refus d’un tel risque que l’hébreu moderne a refusé, lors de sa renaissance au début du XXe siècle, le passage aux caractères latins, de façon à ce que le locuteur continue à pouvoir accéder à l’Ancien Testament ou au Talmud.

Prenons aussi le cas de sociétés comportant un grand nombre d’émigrants, d’étrangers, la langue n’y aura pas le même statut que dans des sociétés plus homogènes, où la proportion d’étrangers est relativement faible. Comment peut-on en effet s’exprimer quand on a des doutes sur la capacité de compréhension d’autrui ? On peut même se laisser aller à commettre des fautes sans que quiconque autour de soi ne s’en aperçoive. Dans ces sociétés là, l’important est de pouvoir se faire une idée approximative de ce que dit l’autre alors que dans d’autres sociétés, on a le sentiment d’une forte normativité de la langue.

Il ne faudrait pas oublier que l’inter-compréhension est difficilement contrôlable : communiquer, c’est largement avoir à deviner ce que l’autre peut avoir à dire et réagir d’une façon qui corresponde grosso modo au message entendu. Parfois, il suffit de hocher la tête pour donner le change ! Les arabes entre eux, par exemple, quand ils viennent de pays différents se contentent le plus souvent d’une certaine approximation, chacun parlant son dialecte et espérant être compris par l’autre: ils ne parlent pas véritablement une seule et même langue, chacun se contente de savoir à peu près ce que veut dire l’autre.

Mais prenons le cas des anglophones: l’anglais, nous dit-on, est une langue extraordinairement riche au niveau de son vocabulaire et assurément plus riche que le français et cela pour une simple raison, c’est que le français est passé à peu près intégralement avec armes et bagage au sein de l’anglais. Il convient donc de réfléchir sur ce que c’est, dans ces conditions, qu’une langue « riche » et si elle n’est pas trop « riche » pour ses propres locuteurs.

L’observateur francophone s’imagine qu’en anglais tout se passe comme dans sa propre langue, au niveau ergonomique : les gens emploient des mots dont ils connaissent le sens et identifient les mots entendus avec une certaine précision. Mais en est-il véritablement ainsi ? Il faudrait vérifier si le locuteur anglophone reconnaît les mots de sa langue hors d’un certain contexte, s’il n’a pas développé une forme d’intuition, un peu comme le locuteur des langues non flexionnelles qui parvient à surmonter, par le contexte, son handicap. On pourrait parler avec l’anglais d’une langue à lexicalité faible. Au fond, on s’aperçoit que toutes les langues exigent un certain effort de la part de leurs locuteurs mais que cet effort ne se situe pas au même niveau.

IV Le cas de la renaissance des langues

Disons quelques mots de langues comme le grec ou l’hébreu, qui ont connu un nouveau souffle et qui ont conservé une orthographe dont les particularités ne débouchent plus sur des différences phoniques.

C’est ainsi qu’en grec moderne, on ne distingue plus les différents « o » (o-micron, o-méga, c’est à dire petit et grand o), si bien qu’en entendant un mot, on ne sait plus s’il s’écrit avec telle ou telle lettre. Ce n’est pas comme en français où le décalage synchronique entre l’écrit et l’oral assume une fonction morphologique précise.

Il s’agit là d’un décalage diachronique: on n’a pas voulu adapter l’écrit par rapport à l’oral ni pu relier pertinemment l’oral à l’écrit. Ce qui rend l’orthographe difficile de par ce décalage.

En hébreu, il en est peu ou prou de même, à la différence de l’arabe qui n’a pas connu la même rupture diachronique dans son histoire. Plusieurs consonnes se prononcent à l’identique comme le qoph et le caph sans parler du aleph et du ayin qui sont devenues muettes un peu comme le H français. Cela tient au fait que la renaissance de l’hébreu s’est faite dans un milieu européen qui ignorait certains phonèmes, si elle avait été le fait de juifs séfarades et arabisants, les résultats eussent très vraisemblablement été autres. Notons d’ailleurs qu’en revanche, la prononciation vocalique de l’hébreu moderne qui a fini par être adoptée est celle des séfarades et non celle des ashkénazes. Un cas intéressant est celui du et du Thav : chez les juifs d’Europe centrale et orientale, on disait, en yiddish, « Shabbes » pour le Sabbat alors qu’en hébreu moderne, on dit « Shabbat ».

V – Les inégalités socioculturelles et le révélateur linguistique

Nous avons pu observer que la langue qui semble rapprocher les locuteurs a en réalité pour effet, dans bien des cas, de les séparer du fait que certains y évoluent avec plus de facilité que d’autres. Difficulté d’accès à la littérature écrite, à la presse, dans des sociétés dont la langue est ce que nous avons appelé homographes et dont l’écrit reste un rébus permanent. Que l’on comprenne bien que si quelqu’un ne parle pas l’arabe, il ne peut lire une ligne d’arabe , ce qui n’est pas le cas des langues recourant à l’alphabet latin, où toute personne ayant appris quelques règles de prononciation est capable de lire un texte sans le comprendre. Il est en cela assez fâcheux que l’hébreu soit resté avec un alphabet peu conforme aux besoins d’une société de nouveaux émigrants, c’est probablement ce qui explique sa régression de nos jours comme langue à part entière de la société israélienne ! En revanche, dans les livres de prières juifs, on trouve des signes qui permettent de lire sans comprendre si bien que l’hébreu est une langue que beaucoup lisent et très peu, relativement, comprennent, ce qui conduit à un certain fétichisme de la langue.

De même, des langues dont la littérature, le vocabulaire, ont beaucoup évolué ne sont accessibles qu’à une élite. Le reste de la population se débrouille comme il peut, se satisfait d’un certain flou. Il est tellement facile de faire semblant de comprendre !

Il serait bon de faire des tests comparatifs mettant en évidence la qualité de compréhension mot par mot. On peut en effet soupçonner que bien des locuteurs anglophones ne comprennent tel ou tel mot que par le contexte.

Nous avons pour notre part des doutes sur la compréhension des films américains par les spectateurs américains, ne parlons pas des autres ! Il nous semble que le spectateur moyen fournit un effort intellectuel considérable, un peu comme le lecteur d’un journal arabe qui doit « deviner » à quoi renvoie tel mot écrit, sans ses voyelles. On pourrait ainsi prendre des personnes de plus en plus fatiguées et observer le déclin de leur compréhension. Et de ce point de vue, nous pensons que les français ont une qualité de compréhension nettement supérieure dans leur propre langue à celles d’autres locuteurs dans leurs langues respectives.

Il est un fait qu’une langue qui a beaucoup emprunté à gauche et à droite devient une langue difficile sur le plan de la maîtrise lexicale. Car l’emprunt conduit souvent à conférer à des mots une signification très limitée, beaucoup plus, généralement, que dans la langue du « prêteur ». On arrive à une situation linguistique où chaque mot doit être appris séparément, où le nombre de racines est immense pour des manifestations très limitées, ce qui exige un énorme effort de mémorisation qui nous fait songer aux idéogrammes chinois. Ainsi l’anglais tendrait à devenir une langue quasi-idéogrammique et donc à l’ergonomie médiocre. Ne parlons pas de la façon dont le mot est prononcé et qui là encore relève du cas par cas, tant les grilles phonétiques se sont croisées ! D’où le rôle des laboratoires de langues, à base de répétitions sonores, qui se substituent à une didactique raisonnée fondée sur la logique et la compréhension de l’organisation interne de la langue.

VI – Les mots et les images

Nous avons voulu esquisser le champ d’une ergonomie linguistique qui mettrait l’accent sur les différences de « confort » des langues les unes par rapport aux autres, de la différence d'accès des locuteurs à l’ensemble de « leur » langue, sous ses divers aspects. On s’habitue certes à tout et chaque locuteur se débrouille à l’évidence avec « sa » langue. Il est clair qu’une langue flexionnelle exige moins d’effort de décodage qu’une langue qui ne le serait pas et permet aussi une plus grande liberté dans l’ordre des mots dans la mesure même où la codification des mots les uns par rapport aux autres est mieux définie: on peut changer sans risque les agencements d’une phrase, ce qui n’est pas le cas pour des langues qui ne comportent pas en elles mêmes certaines informations.

On peut se demander si l’anglais, langue qui se veut mondiale, ne pose pas quelque problème qui pourrait se révéler à la longue assez préoccupant d’un point de vue purement technique. Il serait quand même assez étonnant, au XXIe siècle, que l’ergonomie s’applique à tout notre environnement mais pas aux langues ! Dans le cas, donc, de l’anglais, il n’est pas impossible qu’elle exige une connaissance contextuelle très forte pour pouvoir fonctionner. D’où l’importance du cinéma et de la télévision, des bandes dessinées (comics) qui pallient sensiblement ses faiblesses.

Le français a régné à une époque où ces media audiovisuels n’existaient pas encore, il possédait des vertus qui n’étaient pas tant dues à son génie qu’au fait que ses locuteurs maîtrisaient singulièrement bien leur langue, ce qui reste encore largement le cas aujourd’hui. D’où cette habitude que nous avons les uns les autres de nous corriger quand un usage nous semble impropre alors que dans d’autres langues chacun reste avec son idiosyncrasie et parle à sa façon. Paradoxalement, ergonomie et utilitarisme ne font pas bon ménage: en effet, l’utilitarisme linguistique est une approche minimale, c’est une sorte de système D, on fait avec ce qu’on a, du moment que ça marche à peu près. En revanche, l’ergonomie linguistique, telle que nous l’entendons, implique que chacun soit de plein pied avec sa langue et avec celle de son prochain.

Mais le temps allait venir de sociétés beaucoup moins exigeantes au niveau ergonomique, et moins interactives, c’est à dire où il n’y a pas besoin d’échange: quand je regarde un film, je n’ai pas à valider ce que j’en ai compris avec qui que ce soit: l’émergence d’une civilisation de l’image allait considérablement relativiser le rôle des langues et permettre à l’anglais de trôner. Chaque civilisation a la langue qu’elle mérite.

J. Halbronn le 12/03/01

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