Les guérisseurs des Andes

Francisco Aliaga

 

Francisco Aliaga, de nationalité péruvienne, fut tout d’abord un folkloriste, puis directeur du Département de Folklore de l’Institut National de Culture de Junin. Installé en France dès 1973, il y obtint son doctorat d’ethnologie. Il fut spécialiste de la religion andine du Pérou. Nous consacrerons de nombreuses pages à son oeuvre dont bien des aspects demeurent inédits.

 

 

Au Pérou, les origines de la médecine traditionnelle sont à rechercher à une époque antérieure à l’arrivée des Espagnols, dans la religion et la mythologie andines. C était le prêtre, ayant pour mission de mener à bien les rituels agricoles, religieux et sociaux, et jouant le rôle de médecin, qui était le dépositaire de cette richesse culturelle. Pour nous faire une idée de cette conception de l’Univers, de l’évolution de la vie et de l’énergie qui nous entourent, nous nous appuierons sur le dessin du chroniqueur indien Santa Cruz Pachacuti (1613), qui montre en partie leur carte cosmogonique.

 

La cosmogonie

Sur le croquis suivant se trouve représenté le Cosmos des Incas selon Santa Cruz Pachacati. Tout d’abord, on voit dans la partie centrale supérieure une forme ovale, qui représente selon le chroniqueur « le commencement et la fin de toute chose », plus précisément l’origine de notre système solaire, lequel reviendra à son état origine « Big Bang » (a) après être arrivé à sa fin. Cette forme ovale se décompose en trois parties :

La première, Tonapa Wiracocha, représente l’élément masculin, chaud, fécondateur.

La deuxième, Pacha Yachachi Wiracocha, représente l’élément féminin, telle la terre, froide, et qui donne la vie.

Enfin Ticci Wiracocha représente l’énergie, élément sans lequel la terre serait un désert sans vie.

 

Pour qu’il y ait une dynamique d’évolution dans notre planète, l’existence de ces trois éléments complémentaires, mâle, femelle et énergie, est indispensable. Des deux côtés de cette forme centrale, on voit le soleil (b), mâle, la forme ovale, énergie, et la lune (c), femelle. Sans entrer dans les détails et suivant l’ordre des formes du côté du soleil, on peut dire qu’elles font partie de l’élément masculin, représentant, en ce qui concerne les saisons, le printemps et l’été, alors que les formes du côté de la lune sont les éléments féminins, tout comme l’automne et l’hiver. La partie centrale de cette carte cosmique est la zone d’énergie où s’unissent les éléments mâle et femelle qui engendrent la procréation et l’abondance. Nous pouvons voir la circulation de l’énergie sur le croquis suivant. Il est intéressant de remarquer que cette énergie évolue en circuit fermé.

La sphère terrestre (d) du côté du soleil, appelée Pacha Mama (Mère Planète), à l’intérieur de laquelle on aperçoit trois montagnes représentent également les trois éléments vitaux. Du côté gauche de la sphère, ce qui paraît être une espèce de serpent est en réalité la foudre (e), qui tombe sous forme de pluie et crée une rivière qui fertilisera la terre et donnera la vie. Bans la partie basse, on voit un rectangle quadrillé (f) qui représente des terres, lieu de reproduction des végétaux. A partir de notre analyse de cette carte cosmique, nous pouvons constater que le système solaire et la terre ont le même principe, puisqu’ils ont leur origine dans l’union des éléments froid-chaud ou féminin-masculin. Pour l’indigène, l’Univers est le reflet de son image et vice-versa. Selon cette conception, l’infiniment grand, comme les phénomènes atmosphériques et les accidents géographiques, est source d’énergie. En particulier, les montagnes sont peuplées de phénomènes qui échappent à l’entendement, auxquels on donne un nom et que l’on identifie à une divinité. Pour qu’il existe une harmonie avec l’homme, celui-ci assure, à travers les rites et les sacrifices, le bon fonctionnement de la réciprocité entre le monde d’en haut et le monde d’ici. De même, il doit exister une complémentarité au niveau de l’agriculture entre l’homme et ses ancêtres (monde d’en bas), auxquels on offre les meilleures graines de la récolte pour assurer la germination des plantes.

Avec ces rites et sacrifices, nous pouvons remarquer une fois de plus que l’homme des Andes attire l’énergie de l’espace et l’eau des pluies qui fertilisent la terre (matière). Par ce processus, il unit le monde d’en haut et le monde d’en bas dans le monde d’ici. En ce qui concerne les maladies, on peut dire qu’elles sont provoquées par la rupture de la réciprocité entre le matériel et le spirituel.

Les maladies

Pour le guérisseur, les maladies se divisent en trois catégories : les maladies envoyées par Dieu, celles dont l’homme est responsable et les affections surnaturelles appelées « atteintes ». Les maladies envoyées par le Dieu chrétien sont organiques ; celles causées par l’homme, appelées « maux », sont dues aux jalousies, haines, sorcelleries. Enfin, il y a les affections spirituelles, appelées « atteintes », comme la « maladie de la terre ». On attrape ce mal en passant ou en dormant dans un lieu « malsain », au bord d’une lagune, de ruines archéologiques (ancêtres) ou de cimetières, chargés d’énergies négatives.

Les symptômes seront différents selon les lieux et seul le guérisseur (pongo) pourra soigner les maux provoqués par les entités tutélaires. Pour les médecins de la ville, ces symptômes sont des maladies psychosomatiques – surmenage, dépression nerveuse, mélancolie, délires, etc. – même si le patient est un paysan andin qui ne subit en rien les pressions de la société industrialisée : horaires à respecter, besoins particuliers de la vie citadine, etc. Le paysan prend son temps hormis lors des récoltes pendant lesquelles son travail s’intensifie, mais en contrepartie il en profite pour bien manger et danser, en fêtant l’événement en communauté. Cela démontre bien que la vie à la campagne est beaucoup plus tranquille. À ce sujet, la médecine officielle (occidentale) est divisée. Certains méconnaissent totalement l’efficacité de la médecine traditionnelle et la combattent, alors que d’autres essayent d’en tenir compte en faisant une analyse critique d’un point de vue psycho-historique et anthropologique, cherchant des références dans la mythologie andine.

Le guérisseur

Le prêtre de l’ancienne religion andine subsiste toujours grâce à la tradition orale, et l’actuel guérisseur des Andes est le dépositaire des racines culturelles. Les pratiques du « pongo » trouvent leur origine dans la religion et les mythes qui font partie de l’histoire de cette société, à laquelle il manquait une écriture compréhensible pour les Espagnols. Comme ses prédécesseurs, le guérisseur de l’époque actuelle continue de pratiquer les rituels agricoles, religieux et sociaux. Le « pongo » sert d’intermédiaire entre les habitants de la région et la divinité du monde d’en haut (Wamani) ainsi que ceux du monde d’en bas (les ancêtres). En analysant la technique du guérisseur d’un point de vue objectif, nous pouvons dire qu’elle se compose de trois aspects : religieux, magique et magnétique. Généralement, il effectue les guérisons au pied d’une colline ou d’une montagne, lieu habité par la divinité tutélaire de la région. Le guérisseur, au niveau religieux, offre à la divinité de la montagne (Wamani) les offrandes acquises par le patient, avec lesquelles il prépare un autel (table) ainsi nommé car on croit que la divinité se nourrit du parfum répandu par la nourriture et les boissons. C’est aussi un moyen de mettre en pratique la réciprocité entre le malade et la divinité que le « pongo » interroge pour connaître la thérapie à appliquer. Il reçoit la réponse à travers l’écho. En ce qui concerne l’aspect magique de la guérison, on peut constater, d’une façon symbolique, que le patient est persuadé que ses offrandes à la divinité sont partie intégrante de sa personne et de la nature, et que les éléments sont sacrifiés sur le lieu même. On peut dire que symboliquement il existe une communication étroite entre la divinité et le malade. Pour ce qui est du magnétisme, on peut prendre pour exemple les manipulations du guérisseur, l’imposition des mains au moment où l’on fait passer un oeuf et un cochon d’Inde sur le corps du patient.

Le sorcier ou « pongo », lorsqu’il dresse la table (rituel au cours duquel il dispose les offrandes consacrées au Wamani), prend quelques petits verres d’alcool de canne à sucre et mâche une poignée de coca. Pendant la durée de la cérémonie (de 15 à 30 minutes), le guérisseur se concentre et l’on peut remarquer que sa voix change de ton. Lorsque commence le rituel où il consulte la divinité de la montagne, le « pongo » entre dans une sorte de transe et l’on peut dire qu’à partir de ce moment-là il perd contact avec le monde qui l’entoure : son regard se perd dans le vague, ses mouvements deviennent automatiques. Lorsqu’il est nécessaire d’entamer un dialogue avec le patient, il revient à l’état de veille, et lorsqu’il poursuit le rituel, il retombe dans une sorte d’état second. Le « pongo » passe d’un état à l’autre sans aucune difficulté.

Généralement, il est accompagné par une personne chargée de répéter les réponses faites en « quechua » et traduites par elle en espagnol car de nombreux « clients » qui viennent de la capitale ne comprennent pas la langue indienne. Il a pu être vérifié que dans son état le guérisseur n’est pas en mesure de se souvenir de ce qui se passe pendant la séance ni même des réponses qui sont données à son patient. Ni le guérisseur ni les patients ne prennent de drogue, sauf de l’alcool de canne à sucre et des feuilles de coca (dont la consommation, lorsque les paysans travaillent dans les champs, est supérieure à celle du rituel). Ceci nous amène à penser que l’altitude joue dans ce cas un rôle très important. Le glacier où se déroule le rituel se situe à environ 4 200 mètres et le manque d’oxygène peut être une des causes qui favorisent l’entrée en transe. Certains patients perdent également connaissance, d’autres se mettent à parler de façon désordonnée. Ce qui est une façon de dialoguer avec la divinité de la montagne.

La thérapie

Nous allons étudier maintenant le cas d’une habitante de Lima qui a eu une forte dépression en apprenant par hasard que son mari avait une maîtresse avec laquelle il avait eu un enfant. En rentrant chez elle, elle fit une crise de nerfs et quand elle arrivait en apparence à se calmer, elle se mettait à pleurer dans un coin. Elle décida de se séparer de son mari mais quand elle voulut en venir au fait, elle s’aperçut qu’elle n’avait pas les moyens de subvenir à ses besoins, pas d’endroit où aller et, comme si cela ne suffisait pas, c’est alors qu’elle prit conscience qu’elle avait déjà cinquante ans. De plus, elle ne voulait pas que sa famille soit au courant de son infortune. Petit à petit, elle se renferma sur elle-même, refusant de parler à ses enfants, pleurant continuellement ou soupirant sans cesse.

Un an plus tard, son état de santé ne s’améliorait pas. Malgré les traitement médicaux, son cas empirait, provoquant des accès de violence. Elle fut donc internée à deux reprises dans un hôpital psychiatrique, et quand elle rentrait chez elle, elle tombait en état de léthargie mélancolique. L’année suivante, il n’y avait toujours aucune amélioration. De plus elle souffrait de tremblements dus aux électrochocs et aux tranquillisants. Un jour un ami de la famille arriva de la montagne. Il lui conseilla de consulter un guérisseur qu’il connaissait pour ses guérisons de maladies délicates. Mais les membres de cette famille se trouvèrent confrontés aux inhibitions et tabous de la religion catholique parce que, pour eux, le guérisseur était un sorcier qui pratiquait des rites démoniaques. Ayant vaincu leurs problèmes de conscience, ils décidèrent de se rendre à la montagne pour rencontrer le guérisseur.

L’homme leur demanda d’apporter une tenue de lingerie neuve, six oeillets rouges et six blancs, du vin doux et du vin blanc, une bouteille d’anisette, trois pommes rouges, de la jora, préparation à base de maïs pour faire la chicha (bière), du sucre blanc, un œuf frais, un cochon d’Inde noir, des sucreries, des biscuits en forme de petits animaux, de l’alcool de canne, des feuilles de coca et des cigarettes. Au jour décidé par le « pongo », il les emmena au pied d’un récif montagneux qui se trouvait à environ 4 500 mètres. Cette montagne était le mont tutélaire de la région dans laquelle résidait la divinité Wamani.

Avec l’ensemble des éléments apportés par la patiente, il dressa un autel ou une table d’offrandes et il expliqua à la malade qu’il effectuerait un rite pour modifier son sort. Le guérisseur invita les patients et les accompagnateurs à s’asseoir en demi-cercle face à lui et ils commencèrent le rite. La dame dont on s’occupa en premier, distribua une poignée de coca à chaque personne, et un quart d’heure plus tard ils burent un verre d’èalcool de canne. Tous les malades parlaient de leurs maux respectifs. C’était une espèce de communion, renforcée par l’effet de la coca, des cigarettes et de l’alcool. Une demi-heure plus tard, le « pongo » prit la femme par la main et la fit s’agenouiller à côté du petit autel. Ensuite il demanda la permission au Wamani, l’interrogeant pour savoir s’il ne voyait aucun inconvénient à ce qu’il soigne la malade.

Après un moment de questions et réponses, le « pongo » entreprit la guérison. D’abord il lui appliqua l’œuf sur le corps entier, particulièrement sur la tête, en finissant par les pieds. Ensuite il fit une pause, cracha le coca qu’il avait dans la bouche, en reprit une autre poignée et un quart d’heure plus tard environ, le rite recommença. Cette fois-ci il passa le cochon d’Inde sur tout le corps et à la fin de cette manipulation, il y eut une autre pause.

Plus tard commença le paiement appelé également « anguso »,. qui consiste à répandre les vins et le sucre vers d’autres montagnes, d’autres régions, en l’occurrence celle de Lima appelée San Cristobal. Puis le guérisseur fit quelques pas sur la lingerie qu’il avait placée d’un côté de l’autel, récita quelques prières, plaça deux œillets blancs sur le linge, le fouetta avec une botte de rue et ordonna à 1a femme de changer de lingerie. À quelques détails près, c’est ainsi que se conclut la cérémonie. Le lendemain, la malade avait changé du tout au tout. Elle se sentait en pleine forme, était de bonne humeur, et un second rite suffit à sa guérison totale.

L’équilibre des trois mondes

A partir de la gravure de Santa Cruz Pachacuti, nous pouvons voir que l’apparition du cosmos a été due à l’union de deux éléments, le chaud et le froid, qui ont engendré l’énergie, troisième élément qui fonde notre système solaire. Si nous considérons la gravure représentant notre planète, le soleil et la lune créent l’énergie sur la terre. Ils s’identifient aux éléments masculin/féminin, chaud/froid, jour/nuit. En ce qui concerne les saisons, le printemps et l’été se situent du côté du soleil et l’automne et l’hiver, du côté de la lune. L’union de l’été et de l’automne (chaud/froid) ainsi que celle de l’hiver et du printemps (froid/chaud), températures opposées et complémentaires, font naître l’énergie qui rend possible la fertilisation de la terre. Quant aux maladies, elles peuvent être dues aux changements de température, d’où le soin extrême apporté aux herbes qui sont appliquées lors des traitements. D’abord est déterminé le genre de maladie en fonction de sa cause : si c’est le froid qui a provoqué le mal, le patient se verra ordonner des herbes « chaudes », et dans le cas contraire, des herbes « froides ». On différencie aussi les herbes masculines et féminines. Tous ces traitements sont valables lorsque l’on a affaire à des maladies organiques mais lorsqu’il s’agit de maladies « engendrées par la sorcellerie », la guérison se fait au pied du glacier.

Le guérisseur a pour rôle de créer l’harmonie entre le « monde d’en haut » et le « monde d’en bas » pour les relier au « monde d’ici » (à la surface de la terre). Par le biais de ce rituel l’Indien suit le fil conducteur qui unit l’homme à un monde magico-religieux et lui permet des échanges entre le monde naturel et le monde surnaturel, la conscience et l’inconscient, domaines complémentaires indissolubles. Par conséquent, la thérapie indigène conserve l’équilibre des trois mondes et des éléments qui les constituent.

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