Ethno-savoir et divination

Une approche linguistique et ethnographique de la divination

 

 

Jacques Halbronn

 

 

 

Sur quoi porte le discours du devin, de l’astrologue, du prophète, aussi distant soit-il dans l’espace ou/et dans le temps sinon de celui auquel il est supposé s’adresser ? Celui qui est supposé savoir, est-ce le devin ou bien plutôt celui qui est amené à le juger et comment ce dernier s‘y prend-il pour ce faire ?

Nous dirons que l’on ne perçoit le propos du devin qu’au travers d’un ethno-savoir, selon une terminologie propre à un Tobie Nathan, psychiatre juif contemporain.

Prenons le cas des Centuries de Nostradamus, qu’est ce qu’on y cherche pour apprécier leur validité ? Ce que nous savons, c’est à dire notre ethno-savoir, celui qui est propre à notre culture car une culture est rarement affaire purement individuelle. Si les Centuries ne parlent pas de ce que nous savons mais de ce que, lui, sait, est-il d’ailleurs prophète ? Ainsi, le prophète serait celui qui ne parlerait pas de ce qui le touche, qui ne serait point marqué par son temps, qui ne serait pas prisonnier d’un ethno-savoir ou alors qui, tout en parlant de lui-même parlerait aussi, par quelque procédé étonnant, de l’autre et notamment de nous, de ce que nous savons.

La différence entre le devin et l’homme ordinaire, serait précisément qu’il est tourné vers l’inconnu et non pas vers son propre monde mais en même temps tout se passe comme si ce devin était, comme par hasard, concerné par notre monde, notre présent, pas l’ethno-savoir d’hier, peu ou prou brouillé et oublié ni de demain, inaccessible, mais celui d’aujourd’hui. Ce que le devin aurait à dire à des gens marqués par un autre ethno-savoir que le nôtre est de bien peu d’importance et bien entendu ceux qui sont marqués par un autre ethno-savoir que le nôtre en ont autant à notre service. Autrement dit, l’ensemble de ceux qui sont concernés par le propos du devin ne sont pas du tout concernés les uns par les autres.

En même temps, peu importe que d’autres déchiffrent le (même) discours du devin de leur point de vue à eux, seul notre propre prisme compte, fait vraiment sens. Quant à l’ethno-savoir du devin, il nous indiffère absolument et d’ailleurs son propos n’est-il pas supposé dépasser sa propre personne, son propre temps ? On ne peut alors qu’être indifférent au point de départ, aux sources où le devin a pu aller puiser, c’est son affaire, c’est son problème, on ne s’intéresse qu’à ce qu’il a à nous dire, nous qui sommes, en un temps et en un lieu donné, porteurs d’un certain ethno-savoir que nous ne pouvons que privilégier, sur lequel nous sommes conduits à nous focaliser. Et ce “nous” est un “nous” de complicité entre ceux qui partagent un même ethno-savoir, ce qui nous permettra d’utiliser celui-ci pour communiquer, pour en parler entre nous.

C’est aussi un nous plus qu’un je, parce que nous partageons avec nos contemporains certaines angoisses, traversons certaines crises, avons appris dans les mêmes manuels scolaires, lisons les mêmes journaux, avons les mêmes croyances, les mêmes attentes, tout cela constitue un seul et même ethno-savoir, ô combien limité dans le temps et dans l’espace. .Prenons le problème par l’absurde : on ne va quand même vérifier l’astrologie en étudiant le cas de quelqu’un qu’on ne connaît pas, ce qui exigerait de notre part une difficile et pénible enquête. Non, faisons simple : vérifions à partir de ce que nous savons et pas seulement parce que nous nous intéressons spécialement à nous-même mais parce que c’est la seule chose que nous connaissions à peu près bien. On n’a pas vraiment le choix !

Et puis, selon un joli sophisme, si le devin parle du monde et que nous en faisons partie, donc il doit pouvoir nous parler de  nous, recouper ce que nous savons, à un niveau ou à un autre, qui peut le plus pouvant le moins !

Car, il suffirait que le devin, l'interprète du thème astral par exemple, commence à nous parler de ce que nous ignorons, de quelque chose qui n’entre pas dans nos repères, et on a envie de zapper ! Il aura beau nous confirmer que cela colle, que cela correspond, nous n’en savons rien et le charme est rompu, on se sent frustré. Imaginons qu’au lieu de nous parler de x, il nous parle de y, de nous parler de la situation dans un pays, il nous parle de la situation dans un autre, et ce n’est plus du tout la même chose, ce n’est pas notre ethno-savoir, ce n’est pas le savoir sur lequel nous sommes centrés, qui nous est familier !

Et d’ailleurs pour que le devin ait le plus de chance de se faire entendre, on ne peut que lui conseiller d’utiliser un langage moderne, de greffer sur son propos des notions qui participent de notre ethno-savoir, et ce malgré les risques d’anachronisme consistant à prêter à un savoir divinatoire des notions qui lui étaient étrangères et inaccessibles. En effet, il faut que l’on s’y reconnaisse, que l’on s’y retrouve, tant sur le fond que dans la forme, et plus cela sera le cas, et à plus d’un titre, et mieux cela vaudra.

C’est pourquoi il est bien délicat de devenir historien de la divination, de l’astrologie, du nostradamisme, de faire abstraction des modalités de la consultation, de l’appréciation, telles que nous les avons décrites. Il va falloir non pas que le devin se mette à notre place, mais que nous nous mettions à la sienne et ce n’est plus du tout la même chose, ce n’est pas le même exercice.

Il va falloir étudier l’ethno-savoir du devin, celui de son époque, son mode de pensée, ce que son discours (divinatoire) révèle sur lui-même, ce n’est plus à lui de venir à nous mais à nous de venir à lui et quel avantage pourrons-nous bien en retirer, dites-donc ? Nous vivons, il est vrai, dans un monde où les gens sont dans une sorte de fuite en avant et sont peu enclins à remonter aux sources. Prenons le cas Nostradamus, on se moque un peu de la façon dont il a fait sa cuisine centurique, ce qui compte, n’est-ce pas, c’est de la goûter ici et maintenant, au regard de ce que nous savons de nous-mêmes et du monde.

Ce qui importe avec le devin, c’est qu’il soit supposé s’adresser à nous, en fait à chacun de nous et en ce sens il est divin. Il est à la fois intemporel et de notre temps, dans une sorte d’omniprésence.

Croire en la divination, c’est croire que quelque part il est question de nous, il y a un message pour nous, que nous reconnaîtrons comme tel, au prisme de notre ethno-savoir, que nous sommes inscrits dans un thème natal qui jouera le rôle de miroir tendu vers nous, dans lequel nous pourrons nous projeter.

L’histoire des Centuries est révélatrice en cela : chaque époque depuis plus de quatre siècles, a interprété les quatrains à la lumière de son ethno-savoir et en fait c’est cet ethno-savoir qui se manifeste par le biais de ce travail de lecture. Le terme même d’interprétation indique ce processus de traduction qui s’opère à plusieurs niveaux : le devin traduit dans l’ethno-savoir supposé de son client et le client retraduit de par son propre ethno-savoir.

Mais on peut raisonnablement se  demander si le travail de traduction conduit par le devin n’est pas déjà suffisant du fait qu’il s’inscrit dans un ethno-savoir commun au devin et à son client ; en parlant de son client, le devin ne parle-t-il pas aussi de lui-même, et pour lui-même ?

Cet ethno-savoir, qu’est-ce en effet sinon une certaine représentation que se donne d’elle-même une société, une humanité, en un lieu et en un temps donnés ? Un ethno-savoir n’est pas une réalité individuelle même si chacun en relève, y participe, y contribue, en est membre. Le principe même de l’ethno-psychiatrie est de contourner l’enfermement, le cloisonnement, individuel, pour atteindre à une certaine objectivité. L’ethno-savoir, c’est la culture (générale) que nous partageons, dans laquelle nous (nous) baignons (bain de culture) et qui est en réalité une information très limitée, très éphémère, à l’échelle de plusieurs siècles et de la planète. Et nous voudrions que le devin saisisse ce presque rien que nous sommes, qu’ est notre savoir sur nous même et sur le monde, qu’il accède à notre dérisoire contingence.

Il revient précisément à l’historien de la divination de faire ressortir l’ethno-savoir de ceux qui ont élaboré des textes astrologiques, prophétiques, divinatoires, en soulignant à quel point ceux-ci sont limités par leur contexte. Il resterait alors à démontrer que ce qui vaut pour un ethno-savoir vaut pour un autre.

En réalité, ces textes ont été fréquemment retouchés, remaniés, réinterprétés, au regard d’ethno-savoirs successifs ou parallèles, à quoi bon encore le nier ?

Cependant, on ne contestera pas que certains ethno-savoirs ont pu perdurer et se surimposer aux ethno-savoirs ultérieurs, restant sous leur coupe. C’est probablement le cas de l’astrologie beaucoup plus probablement que du nostradamisme apparu beaucoup plus tardivement et superficiellement. Entendons par là que nous sommes structurés selon un ethno-savoir qui n’est plus le nôtre mais qui n’en surnage pas moins, nous sommes une combinatoire d’ethno-savoirs dont il faut constituer l’archéologie. Et ce faisant, même le nostradamisme a quelque chance de refléter un ethno-savoir offrant une certaine universalité, une certaine pérennité. Mais si c’était le cas, si les événements se répétaient, indéfiniment, il n’y aurait guère de mérite à avoir décrit un événement susceptible de se reproduire à nouveau, à plus ou moins brève échéance ? La faiblesse du nostradamisme est de ne pas pouvoir dater. L’autre jour, quelqu’un jugeait bon de nous signaler que l’on avait annoncé tel événement vingt ans à l’avance. Nous lui demandâmes si une date avait été avancée. Non, nous répondit-on. Mais alors pourquoi parler de “vingt ans à l’avance” ? Cela aurait pu être plus ou moins de vingt ans : on joue là sur les mots. Il ne suffit pas de dire que quelque chose un jour ou l’autre se produira ou se reproduira, c’est sûr que cela reviendra d’une façon ou d’une autre, mais de préciser, à l’avance, quand.

 Il y a en fait déni de l’ethno-savoir chez certains historiens de la divination dans la mesure où ils se rendent compte que l’idée d’ethno-savoir est doublement démystificatrice : on voudrait que l’ethno-savoir ait une origine universelle et on voudrait que le devin ne parle que de nous, individuellement et non d’un nous collectif, statistique.

Plus, en effet, l’on peut reconstituer la substance de l’ethno-savoir tant celui de l’origine que celui de l’arrivée, et moins le transfert, au sens psychanalytique, peut s’opérer vers/sur le devin Tout se passe comme s’il fallait vider le signifiant divinatoire de tout signifié de façon à ce que le dit signifiant puisse accueillir le signifié de celui qui fait appel à la divination.. Plus en revanche, ce signifiant s’inscrira dans un signifié initial – l’ethno-savoir – dans une histoire singulière et plus il sera discrédité sur le plan divinatoire. Mais également, le consultant, au sens de client/patient, ne souhaite pas qu’on l’appréhende dans le cadre de son ethno-savoir qui relativise son individualité spécifique, supposée exister alors qu’il est bien évidemment que le dit consultant ne saura évaluer, interpréter, ce qui est censé le désigner, qu’au travers d’un savoir qui n’a rien d’individuel et qui relève d’un collectif à mi chemin entre l’universel et l’individuel : l’ethno-savoir, qui est fait de la pratique d’une langue, avec son champ sémantique spécifique, de l’accès à une culture socio-historique bien datée, tout comme l’est, d’ailleurs, le savoir divinatoire en œuvre. Il y a là une double impasse : nous n’existons pas en tant qu’individus, nous vivons dans un espace-temps particulier et aucun des savoirs auxquels nous avons accès n’échappe pas à cette règle.  Mais c’est précisément l’enjeu de la consultation (cf. notre brochure, L’astrologue face à son client, les ficelles du métier, Paris, Grande Conjonction, 1995) que de faire abstraction des ethno-savoirs tout comme c’est l’enjeu de la recherche historique et anthropologique que de les invoquer et de les convoquer. Or, il conviendrait de ne pas mélanger les genres comme le font certains!

JH – 07.05.03

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