L'émigration clandestine des Africains en Europe 
 
   

Témoignage d'une vaine tentative

 

 

Pierre Bamony

 

 

Résumé

Émigrer vers l’Europe, n’est-ce pas une prétention vaine ? Quel est le prix à payer pour tous ceux qui, malgré des barrières quasi infranchissables entre les deux zones du monde (Nord/Sud) osent braver le franchissement de tous les remparts ? Quelles sont les raisons fondamentales qui jettent tant d’individus, citoyens des pays du Sud ou de l’Est sur les routes de l’émigration ? Pour mettre un terme à ces drames devenus quotidiens au Sud de l’Espagne ou ailleurs dans d’autres contrées de notre planète, il faut envisager un développement global soucieux d’établir, sur toute la terre, le plus d’équilibre possible entre les croissances économiques et les responsabilités sociales. Un autre monde humain est possible si on le veut : un monde plus juste, plus équitable, plus durable, plus solidaire ; dont l’économie serait davantage complémentaire que concurrentielle.

Mots-clefs :

émigration, développement durable, altermondialisme, libéralisme, économie de marché, monde solidaire, économie complémentaire.

Auteur

Pierre Bamony, Doctorat d'Anthropologie Sociale et d'Ethnologie (Université Blaise Pascal — Clermont II - 2001), Doctorat de 3è cycle de Philosophie (Paris IV Sorbonne), D. E. A. d'Anthropologie (E.H. E. S. S — École des Hautes Études en Sciences Sociales — de Paris), Maîtrise de Philosophie — Licence de Philosophie- Baccalauréat. – Actuellement, il est Professeur de Philosophie dans un Lycée et de Sociologie dans une classe préparatoire aux Instituts de Formation aux Soins Infirmiers. Il a fait de la recherche anthropologique et socio-anthropologique qui a donné lieu à un certain nombre de publications :

To Eskhaton, le triangle de la mort — Essai d’anthropologie critique — (Grenoble, Thot 2000, 559 p. <www.editionsthot.com>) ;

La solitude du mutant — Éloge de la bi-culture (Étude des rapports entre Français et Communautés étrangères à partir de sa propre expérience au milieu des Français. Cette perspective s’apparente à une démarche de “ sociologie participative ”), Grenoble, Thot, 2001, 426 p. <www.editionsthot.com>

Structure apparente, structure invisible. L'ambivalence des pouvoirs chez les Lyéla du Burkina Faso (thèse de doctorat d’anthropologie sociale et d’ethnologie), publié en juin 2004 par l’ANT — Atelier National de reproduction des Thèses — Université Lille III ; des articles scientifiques dans diverses revues spécialisées et dans « Anthropos », en particulier.

Introduction

Tout le monde pourrait en convenir : l’émigration est un phénomène non seulement aussi ancien que l’histoire de l’Humanité elle-même mais toujours d’actualité. Nul ne doute que c’est même grâce à cette dynamique des populations humaines que la physionomie de notre planète a été totalement bouleversée, qu’on souscrive ou non à ce phénomène [1].

Ce fait de l’histoire prend de plus en plus une tournure différente. Sans pouvoir y mettre frein réellement, une volonté se dessine dans les pays dits du Nord pour empêcher les habitants du Sud d’entreprendre une telle aventure comme si l’on avait atteint une organisation définitive de l’homme dans l’espace. N’est-ce pas une prétention vaine ? Quel est le prix à payer pour tous ceux qui, malgré des barrières quasi infranchissables entre les deux zones du monde (Nord/Sud) osent braver le franchissement de tous les remparts ? Quelles sont les raisons fondamentales qui jettent tant d’individus, citoyens des pays du Sud ou de l’Est sur les routes de l’émigration ? Telles sont les quelques perspectives que nous voudrions examiner dans l’étude présente.

I — Comment éviter l’émigration vers les pays du Nord ?

Dans nos investigations antérieures, notamment dans To Eskhaton, le triangle de la mort, tout autant que dans La Solitude du mutant — Éloge de la bi-culture — (Thot, 2000 et 2001), nous avions développé le concept d’économie complémentaire qui nous paraît plus positif et réaliste, voire valorisant que l’économie solidaire ou équitable. Il nous semble que les pays dits du Sud n’ont pas forcément besoin de mendicité, ni de solidarité qui confère toujours le beau rôle aux hommes du Nord. Dans ce type d’échange, l’autre, le producteur du Sud est encore dans une position presque passive : il attend que son partenaire veuille acheter ses produits selon des modalités qui relèvent de son bon vouloir. Il attend presque tout de lui. Bien que cette démarche soit généreuse, si différente, par essence, de l’impérialisme inhumain du système d’échange capitaliste, il n’en demeure pas moins que le partenaire du Sud n’occupe pas encore une position d’égalité avec son partenaire du Nord. En ce sens, la planification mondiale des économies des pays du Sud par la Banque mondiale et le FMI ne nous semble pas militer en faveur de ce concept d’économie complémentaire. En effet, on ne peut concevoir que, par exemple, la Côte d’Ivoire soit déjà un grand producteur de cacao- sachant que le marché n’est pas extensible à l’infini- les mêmes institutions financières encouragent et financent la production de la même culture dan un pays de l’Asie du Sud-est comme l’Indonésie ou encore les Philippines qui ont d’autres sources de revenu plus importantes. En revanche, le cacao reste encore la principale source de revenu de la Côte d’Ivoire.

Il nous semble que ces Banques feraient preuve de plus d’intelligence en favorisant dans les pays de l’Asie du Sud-est des produits qui manqueraient, par exemple, aux pays africains et vice-versa. Dès lors, l’économie complémentaire consiste à développer des sources propres à divers pays et qui manqueraient à d’autres, c’est-à-dire que leur climat indispose à exploiter rationnellement et à les acheter au prix le plus convenable possible en tenant compte naturellement des fameuses lois du marché. Ce qui serait réel pour l’agriculture pourrait l’être pour toutes les autres productions, agricoles, commerciales, minières etc. ; l’exigence restant de les acheter au prix du marché mondial et non de façon injuste comme on le fait aujourd’hui pour les produits agricoles des pays du Sud et des pays du Nord. Mais il existe une différence qui est de taille : les agriculteurs, par exemple des pays du Nord, sont largement subventionnés en cas de crise majeure des prix agricoles sur le marché mondial, ce dont ne bénéficient guère leurs concurrents du Sud. La souffrance humaine étant la même, il n’y a aucune raison qui justifie ce traitement de faveur les uns par rapport aux autres.

Sans l’engagement de l’humanité future dans la perspective de l’économie complémentaire, on sera toujours dans la logique de la concurrence commerciale qui est, par nature injuste, selon les lois de la nature et non de la raison ou de l’humanité. Dès lors ce sont toujours les forts de fait qui gagnent. On comprend aisément qu’encourager les pays du Sud, par exemple les pays africains, à se développer suivant la logique de l’économie occidentale actuelle, n’a pas de sens. En effet, sur le plan de la production industrielle, les marchés mondiaux sont déjà saturés. Qu’il s’agisse des ordinateurs, des voitures, des avions ; des armes etc., il n’y a plus ou presque plus de place pour de nouveaux producteurs. Et ceux qui sont déjà sur place se livrent à une concurrence à mort pour vendre ou placer leurs produits au détruit des autres. Les pays non industrialisés d’aujourd’hui auraient-ils autant de hargne, d’agressivité, d’usage de la raison menteuse, d’absence de cœur pour faire jeu égal avec des concurrents longtemps aguerris à cette lutte à mort contre leurs concurrents ? Il est permis d’en douter.

Nos doutes se fondent sur la connaissance de la plupart, par exemple, des peuples de l’Afrique sub-saharienne. En effet, les hommes, quand ils ne sont pas encore corrompus par la vacuité du désir qui déstabilise l’être l’humain, par le tiraillement entre la finitude de sa nature et l’infinité des objets de ses désirs, peuvent encore s’en tenir aux bornes de leur essence. Or, tel nous semble être l’état des habitants de ces pays que la civilisation occidentale n’a pas encore transformé fondamentalement. Dans cette perspective, il est essentiel de proposer des modes de vie qui tiennent de cette essence, de la dignité de la personne, suivant le concept philosophico- chrétien, en permettant aux hommes de vivre des conditions sociales et économiques décentes. Or, sans prétendre créer quelque chose d’absolument nouveau, il suffit de prendre en compte le travail que les associations et les ONG accomplissent aujourd’hui sur le terrain. Toutefois, pour aussi importantes que leurs actions soient, elle apparaissent comme des remèdes provisoires qui ne peuvent en aucune façon occulter la nécessaire pensée d’une économie nouvelle, dépassement du capitalisme, source de tous les maux socio-économiques des temps contemporains, en l’occurrence, l’économie complémentaire.

Plus que l’aide publique au développent des pays pauvres, des investissements de pays à pays ou privés, les micros projets des ONG et des Associations sont de nature plus efficace. Celles-ci travaillent de concert avec les populations locales, tâchant de les impliquer dans l’acheminement à leur terme des projets, en ce que ceux-ci les concernent en tout premier lieu. C’est ainsi que, sans l’action remarquable des ONG et des Associations au Burkina Faso, les populations de ce pays très pauvre auraient certainement plus de difficulté de survie. Ces organisations souvent philanthropiques s’activent dans les divers secteurs de la réalité de leur vie : création de puits pour la qualité de l’eau et de l’allègement de la souffrance au quotidien des femmes auxquelles échoit le transport d’eau, des méthodes nouvelles culturales et de rétention des sols, de la rentabilisation de ceux-ci, construction d’écoles primaires et de logements d’enseignants, des centres d’apprentissage des techniques utiles sur place, des dispensaires etc.

Dans les pays du Sahel, on peut noter les efforts de Maurice Freund, fondateur du « Point-Afrique » pour aider les populations à se sortir de leurs problèmes quotidiens de survie. A titre d’exemple, à Gao, cité située au Nord du Mali, il a mis en place une forme de tourisme qui ne consiste pas seulement à découvrir des paysages, mais surtout à faire des rencontres avec les populations du pays ou de la ville. Mieux encore, les populations de Gao acceptent volontiers le projet de Monsieur Freund dans la mesure où eux-mêmes prennent acte de la philosophie de ce tourisme « dès lors qu’il est respectueux de notre identité, pour nous le tourisme solution[2] » à leur isolement et une forme de développement à leur mesure. Un article de CDT magazine décrit l’atmosphère de la ville qui a changé depuis la création du pont aérien par Maurice Freund : « D’octobre à mars, tous les lundis à l’aube, c’est l’effervescence sur le tarmac de l’aéroport de Gao. Une foule poussiéreuse et bigarrée guette dans le ciel azur les ailes de l’avion affrété par le Point-Afrique. Les agences du tourisme ont dépêché leurs représentants, les artisans installé leurs échoppes. Les enfants, en ribambelles débraillées, se préparent à réclamer quelques « cadeaux » aux toubabs. Ils jouent à cache-cache avec quelques policiers assoupis et finalement bienveillants qui tentent de limiter leur ardeur.

Depuis cinq ans, la coopérative créée par Maurice Freund est la seule compagnie à desservir cette ville déchue aux portes du désert, ville terminus du fleuve Niger. A l’heure actuelle où, dit-on, le monde est un village, un avion qui se pose à Gao, cela peut paraître anodin. Où est » la performance » ».

Toutefois, les hommes des pays du Sud n’attendent pas toutes les initiatives de ceux du Nord. Dans l’ensemble des pays du Sud, en Amérique latine, en Asie, en Afrique etc., l’économie informelle s’organise pour viser à plus de rentabilité par une organisation qu’on pourrait qualifier de plus rationnelle. Cette nécessité répond à des données nouvelles, conséquences de l’impérialisme de l’économie libérale. Outre l’exode massif qui se poursuit dans ces pays, on sait que, depuis une quinzaine d’années environ, les institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale), en voulant gérer l’économie mondiale selon des schèmes régulateurs généraux et simplistes imposés par les technocrates de l’École de Chicago, entre autres, ont contraint les pays du Sud à des mesures draconiennes sans nuances aucunes pour des situations particulières. Ces mesures de privations des sociétés publiques les plus rentables en faveur des Fonds de pension occidentaux ont eu pour effet des licenciements massifs, des coupes claires dans les budgets sociaux. Dès lors, des millions de citoyens de ces pays déshérités, pour survivre, n’ont pas eu d’autres solutions que s’adonner au travail informel, lot quotidien d’une vie de « débrouille » ; d’autant plus que le secteur formel n’a pu absorber le surplus de salariés licenciés. Ainsi, dans les années 1990, on a estimé que les revenus du travail informel étaient supérieurs au taux du salaire minimum dans beaucoup de pays du Sud. Selon les travaux de Jacques Bugnicourt, sociologue et président de l’ONG ENDA (Environnement, développement action), les richesses générées par l’économie informelle sont en augmentation sensible. A titre d’exemple, en Afrique du Nord, dans le produit intérieur brut non agricole, la part de l’économie informelle est passée de 23 à 27% entre 1990 et 1995, de 27 à 41% en Afrique subsaharienne, et de 28 à 37% en Asie[3].

Vaincre la malnutrition doit constituer un autre enjeu majeur pour le monde de demain afin de permettre à chacun, qui désire rester chez soi, de le faire autant au Sud qu’au Nord. Mais il ne s’agit pas de produire plus comme on a tendance à le faire dans les pays riches : il s’agit essentiellement de répartir de façon plus équitable la nourriture, de lutter contre la misère chronique dans beaucoup de pays du Sud. On sait depuis longtemps que le jeu dans les échanges agroalimentaires n’est pas souvent en faveur des pays pauvres. On comprend aisément qu’il y ait plus de 800 millions de personnes, dans le monde, qui vivent à la limite de la famine[4]. De même, il y a plus de 170 millions d’enfants qui souffrent de malnutrition dans le monde ; et le continent le plus touché par ce fléau est l’Asie. A titre d’exemples, l’Inde à elle seule compte davantage d’affamés que la totalité de l’Afrique subsaharienne. Pourtant, si on regarde l’état du monde actuel, on s’aperçoit que dans certaines contrées de notre planète, on parle volontiers de surproduction et de stocks qui nécessitent beaucoup d’argent pour leur simple conservation. A l’inverse, et à côté de ce monde, beaucoup d’hommes ont en même temps faim. Mais, la résolution de ce problème qui incombe à chacun de nous, suivant notre niveau de responsabilité sur terre, ne peut se fonder sur la seule croissance économique comme beaucoup d’économistes ont tendance à le penser. En effet, selon un numéro de CFDT magazine, « la croissance n’entraîne aucune réduction de la pauvreté et des inégalités » contrairement aux dogmes et impératifs catégoriques imposées par le FMI et la Banque mondiale. Pire, « les valeurs des cours des produits agricoles, café, bananes ou chocolat sont artificielles et déterminées par les pays riches et les grands groupes internationaux. L’économie de marché et la production n’agissent pas sur la diminution de la pauvreté. S’il n’y a pas un minimum de mesures sociales, il n’y aucun développement possible[5] »

Dès lors, si l’on ne veut pas continuer à lire des chroniques dans les journaux qui rapportent la fin tragique des candidats à l’émigration en Europe, entre autres contrées riches de notre commune planète, il importe de penser autrement le cours du monde. « Libération » du 20 janvier 2003 relate un de ces faits devenus routiniers : « Au moins 16 Africains, candidats à l’immigration clandestine, se sont noyés samedi près de Tanger après le naufrage du zodiac sur lequel ils voulaient traverser le détroit de Gibraltar. On compte trois survivants. Six immigrants clandestins, dont on ignore la nationalité, ont aussi été découverts morts, hier, à bord d’une petite embarcation au large du sud de l’Italie ». Tous ces hommes et ces femmes n’ont ni les moyens, ni le courage, ni la volonté, ni la chance de survivre à l’aventure de l’immigration clandestine et de repartir chez eux. Tel est l’exemple, que nous mentionnons ici, de Ganamé Ousmane que nous avions rencontré dans son pays au Burkina Faso, au cours de l’été 2002, et qui avait bien voulu nous raconter son aventure.

II – Un exemple de tentative avortée vers la citadelle européenne : une histoire réelle

« Je m’appelle Ousmane Ganamé, né en 1975, de nationalité burkinabé.

C’est le 13 décembre 2000 que j’ai tenté d’aller en Europe, précisément en Espagne. Les raisons qui m’ont amené à entreprendre ce voyage, à savoir quitter mon pays (le Burkina Faso) pour l’Europe, sont nombreuses. Je vais essayer de vous les exposer brièvement. J’ai perdu mes parents quand j’avais six ans et je fus emmené chez mon petit oncle paternel. Ce dernier s’occupa de moi durant toute mon enfance et mon adolescence. Ma vie y était soumise à dures épreuves : je devais travailler durement pour lui nuit et jour sans me reposer. Je faisais même les travaux qui incombaient aux femme dans le partage des tâches dans nos sociétés. Mais, j’endurais sans rien dire et je supportais tout. Tel est le sort dévolu aux orphelins ici.

Même quand j’ai eu l’âge de raison, je continuais à souffrir toujours ; et mes conditions de vie s‘empiraient de jour en jour au point de douter que j’appartenais au même sang que mon oncle qui m’avait accueilli. Il maria ses propres fils du même âge que moi et négligea de me trouver une épouse comme le voulaient nos coutumes. Malgré tout, je me soumettais toujours aux ordres de sa famille. Je ne cessais de travailler et je ne pouvais m’attendre à aucune récompense de sa part. Je ne pouvais satisfaire à tous mes besoins et quand mes amis venaient à mon aide, je ne pouvais rien leur apporter en retour.

Ainsi, un jour, un de mes amis me posa la question suivante : « aimerais-tu aller à l’aventure ? » J’ai aussitôt acquiescé et je lui même fait remarqué que si cela était possible, je n’hésiterais pas à m’engager. Cet ami possédait l’adresse d’un correspondant, un de ses amis, qui vivait en Espagne. Or, beaucoup de gens nous ont fortement influencé par tout ce qu’ils ont entendu à propos de la vie en Europe. Pour tous, l’on vit bien dans les pays européens, beaucoup mieux, dans les cas, qu’en Afrique. Pour certains, il est aisé de devenir riche là-bas. Mieux, si l’on a la chance de travailler, il est possible de conduire parallèlement plusieurs activités salariales à la fois. Ceci permet de s’enrichir et de revenir très vite chez soi. Pour d’autres, qui ne connaissaient non plus bien ces pays, même si l’on revient avec une petite somme de francs français, la conversion en francs CFA est toujours un gain considérable. Il a suffi de quelques exemples pour me rendre compte de la valeur des sommes qu’on peut y acquérir. Ceci renforça mon désir de quitter le Burkina Faso pour aller travailler en Europe et peut-être pour m’y installer si la vie me souriait.

Sans attendre outre mesure, nous entreprîmes de nous organiser pour ce long voyage, à la recherche de conditions de vie meilleures. Ainsi, nous aurions même le plaisir de connaître beaucoup de pays africains et de découvrir un autre continent, à savoir l’Europe. Mais le voyage ne paraissait pas aussi facile que je le pensais. Je savais pertinemment que sans un passeport, ni visa il était très difficile pour les Africains d’entrer en Europe. Mais, j’étais déjà obsédé par le désir de l’aventure, de partir d’ici. Je ne disposais alors que de 75 000 F CFA(114,34 euros).

Depuis le Burkina Faso, j’empruntais, avec mes trois compagnons de fortune, les camions comme moyens de transport. Le Mali fut le premier pays que nous avions traversé, jusqu’à Kayes, dernière ville malienne avant le Sénégal. Nous y avions fait une halte d’une semaine avant de poursuivre notre route à pied parce que nous ne disposions déjà plus assez d’argent. Au cours de notre chemin, nous cherchions quelque travail à faire pour avoir un peu plus d’argent et poursuivre notre trajet à bord des camions. Malgré tout, nous pûmes atteindre le Sénégal sans trop de difficultés. Et sans problèmes, nous traversâmes tout le pays en direction de la Mauritanie.

Mais, en ce pays, ce fut une totale catastrophe. Nous y avions connu des difficultés énormes, l’amertume, des douleurs infinies. Nous voulions traverser le pays jusqu’à Nouakchott. Nous étions alors condamnés à rester dans une petite ville, en plein désert, en attendant d’avoir suffisamment de renseignements quant à la poursuite de notre route. Pendant ce temps, nous avions fini de dépenser le peu d’argent qui nous restait. Les gens du pays voyaient bien que bien que nous étions des étrangers et nous étions objets de tous les mépris. En effet, nous n’avions pas le même port de vêtements. En Mauritanie, tout le monde s’habille de façon semblable : un grand boubou (drâa) qui les couvrait de la tête aux pieds. Les hommes enroulent un turban (aouli ou litham) autour de la tête pour ne laisser apparaître que les yeux. Ils ont aussi coutume d’avoir un exemplaire du coran à la main et le « tassabi » qui représente une sorte de croix. Partout où nous passions, on nous repérait facilement en nous indexant. Si nous demandions à boire, on nous le refusait. Quand nous achetions quelque chose, ils refusaient de nous servir à manger. Pour eux, nous étions différents des habitants du pays, Noirs ou Arabo-berbères. Ils nous intimaient souvent l’ordre d’ôter nos habits avant de manger. Puisque nous ne sommes pas des croyants musulmans comme eux, nous n’avions pas le droit de manger dans le même plat qu’eux. Parfois, il nous arrivait de passer deux ou trois nuits sans manger.

Pour survivre, chaque jour, nous nous repartissions les villages autour de la petite ville où nous avions échoué à la recherche de quelque travail. Nous ne nous retrouvions que le soir. Il nous arrivait souvent de travailler mais sans être payé. Mais nous ne pouvions pas porter plainte contre ces employeurs parce qu’ils nous disaient que personne ne nous avait appelés chez eux. Et quand nous étions payés, ils s’empressaient d’encaisser les frais de voyage en camion. Cependant, comme nous étions fermement décidés d’aller jusqu’au bout de notre projet, il nous fallait subir la haine de ces gens et la misère au quotidien. Nous dûmes rester deux mois en Mauritanie avant de poursuivre notre route. Pendant notre long trajet, nous étions parfois contraints de marcher pour économiser notre petite somme d’argent afin d’aller jusqu’à destination. Nous fûmes même arrêtés par des autorités militaires qui nous soupçonnaient d’espionnage : nous serions des soldats de pays voisins réfugiés chez eux afin de commettre des attentats. Mais ils finirent par comprendre que nous n’étions réellement rien d’autres que des aventuriers et nous libérer. Nous finîmes tous les quatre compagnons que nous étions par arriver à Nouakchott, dernière ville avant de rentrer au Maroc.

Avant de pénétrer sur le territoire marocain, nous avions traversé les frontières sans trop de problèmes car les polices des frontières qui nous demandaient de présenter nos passeports, que nous n’avions, n’insistaient pas outre mesure. Mais, au-delà des frontières, c’était autre chose.

Car, au Maroc, notre situation s’aggrava. En effet, quand il s’est agi d’aller jusqu’à la frontière du Maroc avec l’Espagne, il nous fallu beaucoup discuter, négocier avec certains policiers. Nous avions tout tenté, tout fait pour passer, mais nos efforts furent vains. En fait, des hommes exigeaient que chacun de nous paie une somme de 300 000 F CFA (457.35 Euros) afin de nous prendre en charge jusqu’en Espagne. Leur solution d’accès à l’Europe était la suivante : ils devaient nous enfermer dans des conteneurs de marchandises jusqu’en Espagne. Comme nous ne disposions pas d’une telle somme, nous n’avions plus aucun espoir d’aller jusqu’au bout de notre aventure. Après maintes réflexions, nous décidâmes de faire demi-tour. Toutefois, nous n’avions plus d’argent pour assurer les frais du voyage de notre retour au Burkina Faso.

 Alors, il ne nous restait plus d’autre solution que de travailler coûte que coûte. Nous nous mîmes à la tâche et à travailler très dur comme des ânes. Nous nous contraignîmes à toutes sortes de travaux pourvu que ce fut rémunéré. Ainsi, on creusait des caniveaux, on balayait les cours des gens aisés, on lavait les vêtements des familles et des célibataires, on faisait la plonge dans des restaurants. Parfois, on gardait les marchandises des commerçants du matin jusqu’au soir pour une somme dérisoire de 1 000 F CFA (1.52 Euro). Certains d’entre nos employeurs occasionnels nous donnaient à manger en guise de salaire. En réalité, nous faisions l’expérience de choses incroyables dans des conditions normales au point de nous demander souvent qui nous avait poussé à entreprendre cette mésaventure. Car nous avions vécu toutes sortes de misères là aussi. Par exemple, on nous délogeait de notre mansarde parce que nous étions incapables de nous acquitter du prix de notre loyer. Il fallait nous alors soit dormir dans les rues, soit faire les cents pas toute la nuit.

Toutefois, nous supportions tout cela afin de rechercher l’argent nécessaire aux frais de notre voyage de retour au pays. Car nous avions fini par conclure qu’il valait mieux vivre en espérant que de mourir en voulant à tout prix réaliser ce qui était impossible. Voilà pourquoi, nous avions décidé de retourner chez nous. D’après un proverbe de chez nous, « rien n’est jamais trop tard ni vain si la vie se prolonge ». Nous ne cessions de ressasser ce proverbe pour nous remonter le moral. Nous pensions qu’un jour notre patience nous conduirait à la réussite. Eu égard à toutes les épreuves très difficiles que nous traversions alors, sans aucun résultat probant qui change en rien le cours de notre avenir immédiat, pourquoi chercher à réaliser des ambitions utopiques ? Notre objectif était d’aller en Europe pour acquérir de la fortune afin de revenir chez nous pour mieux vivre. Mais fallait-il s’entêter à partir au point de perdre sa vie dans cette aventure ? Il valait mieux revenir chez soi.

Si moi Ousmane Ganamé, j’ai abandonné mon projet de poursuivre ma route jusqu’en Europe, c’est parce que je veux toujours espérer tant que je serai en vie. Je sais qu’un jour ou l’autre, la chance ms sourira peut-être et je pourrais recommencer cette aventure ou un autre voyage. C’est aussi parce que je suis illettré ; ce qui m’avait d’ailleurs posé de sérieux problèmes aux frontières des différents pays traversés. Ainsi, je n’avais pas assez d’arguments solides pour me défendre face aux questions des polices des frontières. L’on me posait des questions que je ne comprenais pas. Alors, comment faire pour exprimer mes sentiments ? Donc, retourner chez moi afin d’éviter de perdre ma vie était le parti le meilleur que je pouvais prendre.

 Aujourd’hui, revenu sain et sauf au Burkina Faso, après mûres réflexions et au vu des souffrances atroces subies, tout compte fait, je ne pense plus recommencer une telle aventure. Je ne voudrais plus retomber dans le même piège qu’auparavant. Même si on m’en donne à nouveau l’occasion d’y aller, je refuserais. Je préfère finalement rester chez moi, vivre selon les moyens dont je disposerais désormais. Je préfère rester auprès de ma famille que d’aller mourir tragiquement, mon corps livré à la voracité des poissons de l’Océan. Je ne voudrais pas vivre un tel drame. Voilà pourquoi, je ne pense plus y retourner un jour.

Si j’avais un conseil à donner à tous ceux qui tentent encore d’aller clandestinement en Europe, je leur dirais ceci : il n’existe pas de lieu sur terre où il n’y aurait pas de souffrances. Même aux États-unis, je pense qu’il n’y a pas de richesse qui dépasserait la valeur que nos parents ont à nos yeux. S’ils vivent toujours, il vaut mieux rester auprès d’eux. Et celui qui se porte bien, même s’il est pauvre, vaut mieux que celui qui est riche mais malade. J’aimerais bien faire appel à tous ceux qui tentent toujours d’aller en Europe afin qu’ils comprennent les risques qu’ils encourent sur ce chemin périlleux et qu’ils restent chez eux. Ils pourraient être fiers de ce qu’ils sont. Ce n’est donc pas la peine de s’engager dans une aventure si dangereuse sachant qu’on peut ne pas arriver au bout. S’engager souvent avec tous ses biens et rentrer chez soi un jour totalement dépouillé. C’est décourageant, désespérant même. Il vaut donc mieux garder sa fierté en restant chez soi et en consentant à vivre selon les moyens dont on dispose que de vouloir améliorer les conditions de sa vie en tentant d’aller où on risque finalement de tout perdre y compris sa dignité d’être humain en raison des humiliations qu’on nous fait subir.

Pour moi, cette aventure m’a fait tout perdre : j’ai vendu les deux vélos dont je disposais, mes chèvres, mes poules et même ma parcelle de terre acquise pour construire une maison. J’ai fait tout cela pour pouvoir payer les frais de mon voyage en Europe. Aujourd’hui, revenu chez moi sans fortune, avec mes mains vides, je n’ai plus que mes yeux pour pleurer. Car je n’ai plus de parcelle de terrain constructible, ni de moyen de locomotion. Cette situation, mon état présent, est la conséquence de ma malheureuse aventure, de mes illusions perdues. »

 

Finalement, pour mettre un terme à ces drames devenus quotidiens au Sud de l’Espagne ou ailleurs dans d’autres contrées de notre planète, il faut envisager un développement global qui soit soucieux d’établir, sur toute la terre, le plus d’équilibre possible entre les croissances économiques et les responsabilités sociales. Un autre monde humain est possible si on le veut : un monde plus juste, plus équitable, plus durable, plus solidaire ; surtout un monde dont l’économie serait davantage complémentaire que concurrentielle.

Pierre Bamony, novembre 2005

Bibliographie

Livres

– Bamony, Pierre, To Eskhaton, le triangle de la mort – Essai d’anthropologie critique - Grenoble, Thot 2000, 559 p. (www.editionsthot.fr)

– Bamony, Pierre, La solitude du mutant – Éloge de la bi-culture (Études des rapports entre Français et Communautés étrangères à partir de ma propre expérience au milieu des Français. Cette perspective s’apparente à une démarche de “ sociologie participative ”), Grenoble, Thot, 2001, 426 p. (www.editionsthot.fr)

Revues

« CFDT Magazine » n° 264-Novembre 2000, n° 269-Avril 2001

Hebdomadaires

– « Le Courrier Afrique, Caraïbes, Pacifique, Union européenne n° 178



[1] — On peut comprendre, même si on n’y adhère pas, la réaction de certaines personnes qui pensent que l’expansion de l’espèce humaine génère partout des effets mortifères comme les désastres pour les autres espèces vivantes et des désolations pour l’environnement écologique. Notre espèce ne semble guère supporter la différence, ce qui a été cause de sa cruauté dans le temps.

[2] — CFDT Magazine n°269-Avril 2001

[3] — In « Le courrier Afrique, Caraïbes, Pacifique, Union européenne » n°178.

[4] — Selon un article de CFDT magazine (n° 264, novembre 2000), même dans les pays riches ou industrialisés, on estime que 37 millions d’êtres humains « n’ont jamais, ou rarement, le « ventre plein ». Pour les spécialistes, il existe une véritable planète des affamés, parallèle à la planète de ceux qui mangent, effacée mais partout présente sur tous les continents ».

[5] — CFDT magazine, n°264-novembre 2000.

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