Anthropologie et Sciences Humaines

Léopard, H : 81,5 cm, Bénin. Ils étaient placés aux côtés de l'Qba pour l'apparat. Chaque animal est fait de cinq défenses. British Museum. Le freudisme en critique
Tous droits réservés © Lierre & Coudrier éd. Parution originale, Hommes & Faits, 1998

Illel Kieser

Le « travail de mémoire » inspire actuellement la révision douloureuse des légendes constitutives des Nations, des idéologies et des cultures nationales. Tel est le cas pour l'histoire récente de l'Europe. Ainsi, à la faveur d'une commémoration, une histoire réaliste de l'abolition de l'esclavage permet-elle aux jeunes générations de découvrir l'ampleur d'un monstrueux négoce ainsi que les luttes qui retardèrent sa disparition.
Ainsi, considérer qu'il y eut, durant quatre siècles, environ 50 millions de déportés et près de 200 millions d'individus massacrés peut laisser pantois ! 
Par fragments, l'histoire de la décolonisation livre peu à peu ses secrets. Le plus souvent, ces revisitations des faits historiques revêtent un caractère spectaculaire du fait de l'impact des médias qui en reprennent la substance à la faveur d'un procès, d'un film ou d'un événement. On ne peut, en ce domaine, négliger l'œuvre pédagogique des médias qui dépouillent l'histoire des pays européens des belles légendes éclatantes de courage et d'héroïsme. Enrichissant des pans entiers de l'Histoire, se dévoilent maintenant des vertus plus humaines, l'hypocrisie, l'intérêt, le nationalisme primaire... Malheureusement ce mode de transmission demeure souvent sommaire et sans nuance, comme si la « pédagogie médiatique » ne devait viser qu'un peuple inculte.

Plan

Mutations culturelles

Si ces révisions sont possibles c'est parce que, dans les replis de nos cultures, le cours des idées le permet. Tel est le premier effet positif de l'effondrement spectaculaire des idéologies. Ce ne sera sûrement pas le dernier !
La critique des idées ne suit pas la pente du petit écran. Dans ce domaine — celui de la transmission des idées — les médias seraient plutôt en retard. L'œuvre de relecture se fait plus silencieusement, au sein d'une élite qui a tendance à taire ses dissensions. On se souvient de la polémique née dans les années 80 de l'implication de Martin Heidegger, ce chantre des penseurs sorbonniens, dans l'évolution des idées nazies. Qui savait que, dès les années 60, Pol Pot, le tyran sanguinaire du Cambodge, avait soutenu en Sorbonne une thèse dans laquelle il exposait des idées très précises sur ce qui allait être mis en œuvre au cours des années noires suivant son arrivée au pouvoir ? Durant cette période qui encensait le communisme, toute critique à son encontre était vécue comme un acte de collusion avec l'ennemi capitaliste. Il n'y eut guère que Hanna Arendt pour mêler nazisme et communisme au sein d'une même critique sans concession.
Plus récemment, le procès de Maurice Papon permit de revisiter le mythe d'une France glorieuse et résistante. On y pressentit un de Gaulle moins héroïque, prêt à passer outre les informations concernant les déportations pour assurer la cohérence de l'État français, accordant ainsi l'impunité à certains fonctionnaires. Leur œuvre au service de l'État français fut jugé plus importante que leur implication dans les mécanismes de déportation et de génocide des juifs, des gitans, des homosexuels et des fous... On laissa au peuple la tonte et le lynchage des femmes soupçonnées d'avoir couché avec l'ennemi. Le souvenir de Mai 68 apporte d'autres preuves de cette détermination sans éthique d'un chef d'État passant pour un sauveur. On connaît en effet sa responsabilité dans la mise en place d'une cellule terroriste - SAC/Barbouzes - chargée d'éliminer partout dans le monde les opposants à son régime... Nos mythes constitutifs s'effondrent, pour laisser émerger d'autres représentations du monde. Nous sommes au moins sûrs d'une chose, ce n'est pas la raison qui se trouve à l'origine d'un nouveau courant historique mais un réseau d'images qui se structure peu à peu en légende. Le mythe doit être vivant pour traverser l'Histoire, la Raison ne s'occupe que des cadavres. Le mythe est l'éclaireur de la Raison, il conquiert des champs d'aventure quand la raison s'en tient à l'intendance et à l'énumération. L'un et l'autre sont pourtant nécessairement associés.
Il existe bien d'autres mouvements critiques qui, au sein de l'intelligentsia, mirent directement en cause la manière dont les universitaires et les penseurs occidentaux reprirent sans aucun souci éthique des philosophies qui certes, avaient le mérite de la cohérence mais dont l'origine et l'implication événementielle se révélèrent éminemment suspectes, voire catastrophiques pour le genre humain. L'histoire des idées est étrange ! On ne sait pas vraiment pourquoi tel courant domine à un moment, ni pourquoi il s'efface. On se perd souvent en conjectures, en vastes débats stériles. On sait cependant qu'un courant dominant tend à écarter tout ce qui le mettrait en cause.
Dans certains pays, on assassine ou l'on enferme encore les penseurs séditieux ou irrévérencieux. Sous nos latitudes, il suffit de bien maîtriser les mécanismes de la médiatisation télévisuelle, de contrôler les circuits éditoriaux pour empêcher toute insubordination intellectuelle et favoriser la transmission d'idées plus complaisantes ou consensuelles.

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Les dogmes

Une certaine sensibilité culturelle se transmet lentement aux jeunes générations, à l'école, au collège puis à travers les médias... Cela prend du temps, celui du passage de chaque génération des rangs de l'enfance à ceux du pouvoir et de la maîtrise d'un métier.
Si les idéologies disparaissent, y compris les para-religieuses, ce n'est pas pour autant qu'une révolution s'accomplit dans les mentalités. Les dogmes ont la vie dure. Leur agonie dure souvent le temps du fanatisme et des débordements passionnels. Ainsi, dans le domaine des sciences humaines, la double influence du Marxisme et du Freudisme persiste et les antiques légendes tapissent encore l'histoire de ces courants. Ils se trouvent encore de nombreuses chaires d'universités pour propager les idées de Marx et de Freud et ce malgré le travail de mémoire commencé dès 1970.
Finalement, c'est sur le terrain et non dans les universités que la contestation des dogmes de la psychanalyse fut la plus virulente et la plus efficace. Quand, juges, éducateurs et parents se mirent à secouer la vérité universelle du « fantasme de l'inceste » pour faire face, expliquer et éradiquer la maltraitance des enfants et la pédophilie. Si les médias rendirent forcément compte des nouvelles dispositions des opérateurs sociaux, il faut savoir que, en situation, cela correspondait à un long travail de prise de conscience et à de nouvelles manières d'assumer les responsabilités dévolues à chaque catégorie professionnelle. Concrètement, on prit conscience lentement que la théorie freudienne ne rendait plus compte des faits.

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Influence du freudisme et manières d'envisager la maltraitance des enfants

Le travail de Sigmund Freud, sur les souvenirs réprimés et les fantasmes sexuels a sans doute exercé une influence profonde sur la pensée et sur la société du XXe siècle. Dès 1890, le fondateur de la psychanalyse est fasciné par les questions que pose le comportement hystérique. Beaucoup de ses patients souffrant de névrose ont, croit-il alors, vécu une expérience sexuelle traumatisante au cours de leur enfance. En 1895-96, il publie plusieurs textes dont les Études sur l'hystérie, en collaboration avec Joseph Breuer, dans lesquels est présentée sa théorie de la séduction, dont il estime qu'elle sera « la clé qui ouvre tout ». L'idée qu'il y expose est que l'hystérie, et plus généralement les névroses, ont pour cause le souvenir réprimé d'un attentat sexuel. Mais, à partir de 1897, Freud révise ses conceptions. Il admet que le rôle majeur d'une expérience sexuelle réellement vécue dans l'enfance n'est pas crédible. Or, beaucoup de ses patients mettent en cause un parent incestueux, ou le spectacle remémoré de relations sexuelles entre adultes. Freud réinterprète alors ces souvenirs comme étant, chez ces patients, l'expression de fantasmes sexuels réprimés. La théorie de la séduction traumatique évoluera vers la mise en place au cœur de la théorie freudienne du complexe d'Œdipe, qui apparaîtra vraiment sous ce terme en 1910 comme complexe universel.
Selon cette théorie, l'enfant est sexuellement attiré par le parent du sexe opposé, et de ce fait éprouve pour le parent du même sexe des sentiments de rivalité et d'hostilité. Alors que Freud, dans un premier temps, croit aux récits d'abus sexuels de ses patients, idée qu'il exprime dans la théorie de la séduction, dans un second temps, il finit par considérer ces récits comme des fantasmes réprimés. Ainsi naît le principe de " conversion " qui correspond, selon la tradition, à la naissance de la psychanalyse.
Un tel revirement inspira le respect pour une théorie devenue cohérente et féconde grâce à la maturation de son concepteur. Cohérente car elle rendait compte de l'opinion que l'on avait à l'époque de ces faits ; féconde car elle pouvait ainsi avoir accès aux publications et, par conséquent traverser un pan d'Histoire. Une concession à la rumeur puritaine pour assurer plus efficacement son pouvoir .... N'est-ce pas ?
Plus tard, sous la pression du terrain, certains universitaires — le plus souvent américains — se mirent à interpréter les faits fort différemment.

Une théorie mal comprise ?

Selon leur point de vue, ce changement d'orientation aurait pour cause la pression que ses pairs exerçaient sur Freud. Les premiers textes de 1895-1896 sur la séduction ont été mal reçus. On n'acceptait tout simplement pas que les abus sexuels sur des enfants aient pu se produire aussi couramment. Ce désaveu de la profession a-t-il été difficile à accepter pour quelqu'un qui plaçait sa propre théorie au-dessus de toutes celles qui l'avaient précédée ? Se pourrait-il qu'il n'ait pas eu le courage d'affronter ces critiques ? Une chose est sûre, sans le vouloir, Freud a certainement donné du grain à moudre à ceux, qui aujourd'hui redécouvrent sa méthode d'origine pour créer de faux souvenirs d'abus sexuels. (Vraies victimes et faux souvenirs des abus sexuels, in Le Monde du 10/10/97, p. 27. Voir également in Science & Vie Junior, N°32, Hors série, Le cerveau et la mémoire, notamment l'article de Claire Dupré : Les faux souvenirs.
Commentant dans ses premières études de cas le processus par lequel les patients se souviennent des violences vécues dans l'enfance, Freud écrit : « Avant de venir en analyse les patients ignoraient tout de ces scènes (...) ils s'indignaient régulièrement si on les avertissait de leur apparition. » Il dit ensuite n'avoir réussi à retrouver les souvenirs d'abus sexuels anciens que « sous la pression la plus énergique du processus analytique, et en luttant contre une énorme résistance ».
Toujours à la même époque : une fois l'hystérie diagnostiquée et la cause identifiée comme un souvenir sexuel réprimé, le psychiatre doit « exiger vigoureusement du sujet confirmation de ses soupçons. Il ne faut pas se laisser égarer par les premiers démentis. Nous en tenant résolument à nos conclusions, nous aurons raison de toutes les résistances ».
Il revint donc sur toutes ces affirmations pour contester l'éventualité d'une réalité attachée à ces faits et bâtir sa théorie des fantasmes, transformant définitivement un doute sur le passé en virtualité fantasmatique.
Souvenons-nous que le viol des femmes fut longtemps considéré plus ou moins clairement comme la résultante d'un désir inconscient de la victime... Et il fallait à ces femmes toute la force de leur douleur et de leur révolte pour faire valoir la réalité du crime dont elles avaient été victimes.
Ainsi, selon ses détracteurs, le freudisme serait en cause dans le retard pris à valider la réalité des faits de violences exercés sur les enfants. La conviction seconde selon laquelle certaines de ces accusations seraient l'expression de fantasmes pourrait avoir encouragé de nombreux spécialistes, jusque dans les années 70, à nier la réalité des récits accusateurs en donnant aux souvenirs éventuels une cause toute autre, bien ficelée. Il se trouve encore des spécialistes pour considérer qu'aider un enfant à dénoncer les violences qu'il subit porte atteinte à la structuration de sa personnalité.

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Critique et changement de dogme

Procéder de cette manière est assez sommaire ! Que l'on mette en cause la théorie freudienne, soit ! Il importe cependant de s'interroger sur les mécanismes institutionnels qui ont permis d'occulter si longtemps des faits avérés. Comment les praticiens ont-ils pu se laisser abuser de cette façon : occulter la sensibilité de leur jeunes interlocuteurs et s'en tenir au dogme freudien ?
Une telle question est bien plus importante car la réponse permettrait également de comprendre comment une théorie opérante durant un temps peut se transformer en une croyance stérile et dangereuse, soutenue par des personnes auxquelles on accorde crédit de par leur fonction de savants et d'experts, auxquelles l'on se confie avec d'autant moins de réserve que leur rôle est d'être sensibles à nos vérités intimes.
Comment peut-on se laisser abuser par une pseudo-cohérence scientifique et perdre tout sens humain alors même que l'on est sensé demeurer à l'écoute du sujet et chargé d'élucider avec lui le fil de son histoire ?
La question de la responsabilité des chercheurs et inventeurs dans les sciences humaines, depuis 1920, reste posée. Il n'est pas possible d'éluder le problème de la responsabilité personnelle dans une acceptation sans critique, sous prétexte que Freud aurait imposé quoique ce soit.
On sait depuis les origines de la pensée scientifique qu'une vérité demeure locale et temporelle. Elle ne peut être universelle même si sa cohérence paraît rendre compte absolument des faits et événements qu'on lui soumet. Il manque à nos sciences humaines un volet critique qui permettrait un passage moins heurté d'une vérité du moment à une autre.
Il leur manque également la possibilité de rendre compte des travaux et recherche dans une enceinte intègre, dépouillée des influences des écoles et cartels divers qui gèlent tout forme de critique par des anathèmes. Se constituer en discipline majeure en quelque sorte !

Illel Kieser, Mauvezin le 02/02/2001

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