L'état de nature dans le cinéma américain

éléments pour une étude du genre cinématographique

André-Michel Berthoux

Le hasard a voulu, qu’à l’occasion de la sortie en DVD du premier film de Daniel MYRICH et Eduardo SANCHEZ “Blair witch project” (USA - 1999), je visionne peu de temps après “Deliverance” le film du réalisateur anglais John BOORMAN tourné aux États-Unis en 1972. Si la relation entre ces deux films ne m’a pas paru marquante au premier abord, c’est en repensant à deux autres longs métrages réalisés par de jeunes cinéastes américains “Last house on the left” (USA - 1974) de Wes CRAVEN et “The Texas chainsaw massacre” (USA - 1974) de Tobe HOOPER, que j’ai progressivement établi un lien entre ces différents films.

En effet, tous se déroulent, en tous les cas pour la partie la plus importante de l’intrigue, sinon en pleine nature du moins dans un milieu isolé. S’il semble évidemment compréhensible, au premier abord, que tourner en décors naturels permette de réduire le coût de production, notamment lorsqu’il s’agit d’une première tentative souvent entreprise avec de faibles moyens financiers, la récurrence du lieu apparaît toutefois induite par la thématique traitée : la violence meurtrière de l’homme sauvage.

“Deliverance” a constitué ainsi, sciemment ou non, pour toute une génération de jeunes cinéastes spécialisés dans le film gore ou d’épouvante une référence dont l’influence demeure perceptible de nos jours encore. Alors que dans les années 70, toute une partie de la jeunesse prônait le retour à la nature dans laquelle les hommes pourraient vivre en parfaite harmonie, J. BOORMAN nous donne à voir un état de nature d’une extrême violence. Il ne s’agit pas de critiquer le comportement parfois meurtrier d’une certaine société archaïque hostile à toute évolution vers une plus grande liberté individuelle comme le dénonce le film de Denis HOPPER, “Easy Rider” (USA - 1969), mais de montrer la véritable nature primitive de l’homme sauvage que la civilisation a permis de dompter. Ce mythe effrayant enfoui au plus profond de la mémoire collective de la société américaine, la magie du cinéma ne pouvait manquer de le lui remémorer.

 

Les quatre protagonistes du film de John BOORMAN décident de descendre en canoë, sans doute pour la dernière fois, une rivière avant que les gorges, dans lesquelles elle sillonne, ne soient définitivement englouties sous les eaux du barrage que l’on construit pour alimenter en électricité la ville d’Atlanta (Géorgie). La mise à l’eau des canoës est tout d’abord vécue comme un véritable retour aux sources, une délivrance. Tous ressentent une soif de liberté comme ont dû l’éprouver les premiers colons partis à la découverte du nouveau continent. Au contact de cette nature de rêve  ils trouvent progressivement la force d’affronter toutes les difficultés. Mais l’apprentissage de ce retour est parfois difficile, ne serait-ce que pour tuer, d’une flèche, une biche quand tuer n’est pas encore devenu une nécessité, une obligation même; et la rivière les conduit irrémédiablement vers ce monde où toutes les règles auront disparu hormis celle de la lutte pour la survie. Leur aventure va devenir alors une véritable descente aux enfers.

La scène culminante du film est bien sûr celle du viol. Ces montagnards que nos citadins rencontrent ne sont ni des sadiques ni des criminels, et la violence dont ils font preuve révèle un comportement irraisonné, instinctuel. Ils n’appartiennent même pas à la plus basse des classes que la société peut englober. Ils sont purement et simplement en dehors d’elle. La civilisation n’a pas eu d’emprise sur eux. C’est seulement au hasard d’un accouplement, que l’on suppose incestueux ou consanguin, qu’un adolescent sait jouer du banjo. Ce don qu’il possède, fruit d’une curiosité génétique, constitue son seul moyen de communication avec le monde extérieur. Aussi, une fois le duo improvisé et conduit de manière brillante terminé, il retombe dans un mutisme inquiétant. Ces hommes agissent comme des êtres à l’état sauvage obéissant à leurs seuls instincts. Pour eux, un individu un peu grassouillet, n’est rien d’autre qu’une truie qui peut servir occasionnellement à satisfaire leurs pulsions sexuelles. La parole est ici réduite à des grognements. Le violeur exige de sa victime qu’elle l’imite et couine pour que sa jouissance soit extrême. Tel est pour BOORMAN le comportement de l’homme sauvage. S’il est demeuré enfoui pendant des siècles dans l’inconscient collectif des êtres dits civilisés, c’est que le contact avec la nature a été perdu. Mais il ne demande qu’à resurgir lorsque ces mêmes individus s’y sentent à nouveau menacés. Le rêve brisé, le mythe apparaît brutalement, les images somptueuses ne faisant qu’accroître notre trouble. Dès cet instant, le point de vue de nos protagonistes sur cette nature idyllique changent. Certes l’un d’entre eux réagit au meurtre du violeur, et souhaite révéler l’histoire à la justice afin de plaider la légitime défense. Mais il est trop tard. Le vote sert justement, ironie du sort, à contourner les semblants de lois humaines qui leur restent. On enterrera le corps du montagnard sans rien dire de la mésaventure. La rivière devient alors soudainement menaçante et hostile; les bateaux s’entrechoquent, se brisent; les rapides emportent nos citadins dans un chaos dont aucun n’en sortira indemne. La peur qui les gagne justifie leur violence criminelle. Dans cet univers plus de morale, seul compte la bataille pour la survie. Ne subsiste plus aucune loi commune aux hommes, celle dont parle Aristote dans sa “Rhétorique” :

“Il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat; c’est évidemment, par exemple, ce dont parle l’Antigone de Sophocle, quand elle affirme qu’il était juste d’enfreindre la défense et d’ensevelir Polynice; car c’était là un droit naturel”.

Dorénavant, plus de sépulture, la rivière a entièrement imposé sa loi aux hommes et c’est elle qui maintenant engloutit les corps, comme les eaux du barrage enseveliront la vallée et la feront disparaître à son tour. La civilisation est violente, souvent meurtrière pour les hommes, mais ce n’est rien en comparaison de l’état de nature.

 

Dans le film de Wes CRAVEN, deux jeunes adolescentes, vont subir les pires sévices et finalement trouver la mort dans une nature où aurait pu vivre le bon sauvage imaginé par Rousseau. Seulement voilà, ce paradis terrestre va, ici aussi, devenir un enfer. Progressivement, cette violence meurtrière va contaminer le père de l’une des deux jeunes filles. Se montrant tout d’abord hospitalier envers des inconnus qui se sont égarés, il les accueille généreusement en leur offrant repas et gîte. Mais lorsqu’il s’aperçoit qu’ils sont les assassins de sa fille, ses crimes seront d’autant plus violents qu’animés par un esprit de vengeance dont on sent bien qu’il va se propager dans l’ensemble de la société.

René Girard a décrit dans la plupart de ses ouvrages les dangers de ce qu’il appelle la crise sacrificielle (voir à ce sujet “La violence et le sacré”, “Des choses cachées depuis la fondation du monde”, “Le bouc-émissaire”). Lorsqu’au sein d’une communauté, disparaissent, entre les membres qui la composent, les différences de l’ordre culturel dans son ensemble et resurgissent les rivalités profondes et les luttes à outrances, dont tant d’exemples nous sont fournis par la mythologie à travers les tragédies grecques, s’instaure une violence réciproque qui plonge l’ensemble du clan dans une guerre sans fin. Seul le choix d’une victime émissaire au sein de la société en crise, considérée unanimement comme seule responsable de cet état chaotique, pourra par son sacrifice lors d’un rite cathartique, permettre à la communauté de retrouver l’ordre, la paix et la fécondité. Mais la désignation d’un tel bouc-émissaire nécessite une convergence d’opinion, une croyance commune qui sous-tendent une communauté d’intérêt, l’intérêt de chacun étant devenu l’intérêt de tous excepté d’un seul. Il existe donc dans une telle société un mode d’organisation minimale, une structure prégnante pour parler comme un ethnologue, qui laisse supposer que l’on soit sorti de l’état de nature.

 

La menace est encore réelle dans “Massacre à la tronçonneuse”. Là aussi, il s’agit d’individus retournés à l’état de nature. Les abattoirs dans lesquels ils travaillaient ont fermé et ne peuvent plus, ainsi, agir comme un exutoire à leurs besoins naturels et ataviques de découper de la viande. Cet homme qui agite sa tronçonneuse, à la fois symbole phallique et castrateur, pourchassant à travers la forêt une jeune fille, ultime rescapée de la tuerie, nous donne toute la dimension tragique de la représentation de ce mythe de l’homme sauvage. Et si son portrait devient ici une caricature aux aspects parfois burlesques, ce n’est que pour mieux soulager la société américaine de ce poids qu’elle ne peut maintenir refoulé.

 

Il faudra attendre presque trente ans, avec la sortie du film “Blair witch project” en 1999, pour que cet être disparaisse des écrans. Trois jeunes cinéastes entreprennent de réaliser en pleine forêt un reportage sur une ancienne légende, la sorcière Blair. Ne retrouvant plus leur chemin, la panique les gagne, la nature devient, ici encore, soudainement menaçante. Mais, en dehors d’eux, aucune présence n’est réelle. Seuls des indices, des traces laissent supposer qu’un être maléfique les observent. Mais alors, on peut penser que cet être sauvage d’une extrême violence, n’obéissant qu’à son seul instinct de survie n’est qu’un simple fantasme, pure imagination de conteurs habiles et rusés qui le temps d’un récit ou d’un film nous on fait croire à un mauvais rêve.

 

Ces films révèlent, me semble t-il, cette peur inconsciente que suscite la résurgence de la véritable nature de l’homme sauvage. Cet être n’est pas un étranger; ce n’est ni un indien, ni un ennemi quelconque. Il s’agit bien de nous. De la partie diabolique qui nous compose et que la civilisation et le droit ont permis d’engloutir comme le déluge à recouvert l’humanité corrompue.

 

 

Cette représentation de l’homme à l’état de nature est fort éloigné de celle que Rousseau décrit notamment dans son “Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes” :

Je le vois, nous dit-il, se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas; et voilà ses besoins satisfaits

Selon lui l’âme de l’homme naturel obéit à deux principes antérieurs à la raison :

l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes”, principe qui peut nous amener, légitimement, à faire du mal à autrui, “et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos semblables”.

C’est pourquoi, il accorde à l’homme cette vertu naturelle, la pitié;

vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile à l’homme, qu’elle précède en lui l’usage de toute réflexion, et si naturelle, que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles

L’homme, dans l’état de nature, a donc des devoirs. C’est un être raisonnable qui désirant que quelqu’un ne souffre, ne désire pas autre chose que son bonheur. Tant qu’il se contenta de ce que la nature lui donna, il vécut libre, sain, bon et heureux.

Mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisait, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons”.

Ce dernier extrait nous donne de la civilisation une vision apocalyptique qui fait dire à Rousseau que les progrès ultérieurs à l’état de nature ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, mais en réalité une avancée vers la décrépitude de l’espèce. Cette pensée est proche de tradition adamique qui voit en Adam, le premier homme, un être parfait. C’est le péché, c’est-à-dire les aventures de l’existence qui lui font perdre sa perfection.

 

Le discours de Rousseau est une réaction à la philosophie de Hobbes qu’il accuse de ne pas avoir vu la répugnance innée de l’homme à voir souffrir son semblable. Hobbes donne dans son célèbre ouvrage “Léviathan” sa conception de l’état de nature, notamment dans le chapitre 13, intitulé “De la conception naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère”. J’en résume du mieux possible, à l’aide de larges extraits, l’idée-force :

Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont en guerre chacun contre chacun. La guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans les combats effectifs, mais dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée. Tout autre temps dans lequel cette tendance n’existe pas se nomme paix. Dans un temps de guerre il n’y a pas de place pour une activité industrieuse. Ne subsiste que la crainte et le risque d’une mort violente. La vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale et brève. Les désirs et les autres passions de l’homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas davantage ne le sont les actions  qui procèdent de ces passions, tant que les hommes ne connaissent pas de loi qui les interdise. En maint endroit de l’Amérique, les sauvages n’ont pas de gouvernement et vivent ainsi. Dans cette guerre de chacun contre chacun rien est injuste. Là où il n’y a pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi; là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice. La violence et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps et de l’esprit. Ce sont des qualités relatives de l’homme en société, et non à l’homme solitaire. Il nexiste pas dans cet état de propriété. Cela seul dont il peut se saisir appartient à chaque homme, et seulement aussi longtemps qu’il peut le garder”.

Dans l’état de nature défini par Hobbes, est permis tout ce qu’on peut (selon l’expression de Gilles Deleuze). Que les gros poissons mangent les petits est un droit naturel. L’homme ne naît pas raisonnable, il le devient. Dans cet état, l’homme, à la différence de chez Rousseau, n’obéit pas à des devoirs, mais n’a que des droits. Droit de copuler, droit de chasser, droit de tuer. L’état social ne peut se penser que comme un devenir qui succède à l’état de nature. Dans cette société, l’homme aura alors des devoirs, des obligations contractuelles, qui limiteront ses droits et lui permettront de devenir un être social.

 

La représentation de l’homme sauvage dans l’un des genres du cinéma américain, plus proche de Hobbes que de Rousseau, semble caractériser la volonté de sonder les zones d’ombre de l’inconscient collectif de toute une civilisation. Ces films reflètent, de la part de cinéastes pourtant souvent considérés comme mineurs, la détermination de révéler la part maudite de l’esprit humain. C’est en montrant d’une manière directe et brutale toute la violence dont il est capable, que l’on pourra d’autant mieux la rendre consciente et tenter ainsi de la juguler. Cette auto-analyse de la société américaine par le biais du cinéma nous amène alors à nous interroger sur notre propre inconscient d’européen rationnel. Nous préférons, par commodité sans doute, nous référer à un idéal de nature proche de celui Rousseau mais qui serait impossible à notre mémoire de se le rappeler puisque l’homme social ne l’aurait jamais connu. Aussi loin que l’on remonte dans notre passé, dans notre mythologie, l’homme vit déjà au sein d’une civilisation qui a dompté la nature. L’individu est toujours un être historique qui l’empêche, comme le dit Nietzsche, “de vivre comme un animal, sans dégoût ni souffrance”, car il demeure prisonnier de son passé, ne pouvant apprendre l’oubli. L’animal, lui, vit de manière non-historique, c’est-à-dire au présent, constamment. C’est pourquoi, l’homme envie son bonheur (Unzeitgemässe betrachtungen II). Mais, ici encore, l’idée que l’état de nature, sorte de société pré, ou mieux, non-historique, symbolise le seul espace d’accomplissement du bonheur de l’homme demeure très prégnante. L’état de nature n’aurait donc pas précédé l’état social, comme chez Hobbes, et représenterait simplement la société idéale vers laquelle il faut tendre, sans jamais l’atteindre, afin que l’homme puisse accomplir du mieux possible son devoir d’animal raisonnable.

En évacuant toute forme de violence chez l’homme sauvage, n’y a-t-il pas alors une tentative plus ou moins délibérée de rejeter ni plus ni moins toute forme de violence gratuite chez l’individu? Celle-ci serait, dans notre civilisation, l’apanage du dément.

Un philosophe, également du siècle des Lumières, va élaborer une conception de la nature humaine bien différente de celle de Rousseau. Il s’agit bien sûr de Diderot. Dans l’un de ses textes les plus brillants, “Le neveu de Rameau”, Diderot reprend le thème du dialogue entre deux êtres distants et incapables d’échange, développé notamment dans sa “Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient”, pour présenter des opinions divergentes concernant le problème de la morale. Cependant, entre Lui (le neveu du grand musicien), être cultivé mais capable des pires bassesses pour parvenir au bonheur, et Moi (le philosophe), homme honnête et vertueux, les points de vue sur la nature de l’homme ne sont parfois pas si éloignés. En voici un exemple :

Moi - D’accord. Il faut être bien maladroit, quand on est pas riche, et que l’on se permet tout pour le devenir. Mais c’est qu’il y a des gens comme moi qui ne regardent pas la richesse, comme la chose du monde la plus précieuse; gens bizarres.

Lui - Très bizarres. On ne naît pas avec cette tournure-là. On se la donne; car elle n’est pas dans la nature.

Moi - De l’homme ?

Lui - De l’homme. Tout ce qui vit, sans l’en excepter, cherche son bien-être aux dépens de qui il appartiendra; et je suis sûr que, si je laissais venir le petit sauvage, sans lui parler de rien : il voudrait être richement vêtu, splendidement nourri, chéri des hommes, aimé des femmes, et rassembler sur lui tous les bonheurs de la vie.

Moi - Si le petit sauvage était abandonné à lui-même; qu’il conservât toute son imbécillité et qu’il réunit au peu de raison de l’enfant au berceau, la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le col à son père, et coucherait avec sa mère.

Lui - Cela prouve la nécessité d’une bonne éducation; et qui est-ce qui la conteste ? et qu’est-ce qu’une bonne éducation, sinon celle qui conduit à toutes sortes de jouissances, sans périls, et sans inconvénients.

Moi - Peu s’en faut que je ne sois de votre avis; mais gardons-nous de nous expliquer”.

 

Le philosophe fait référence à un mythe, qui deviendra célèbre par la suite pour les raisons que l’on sait, pour désigner la violence de l’homme sauvage. L’éducation permet de remédier à cette tendance naturelle de l’individu, mais elle peut également devenir un moyen d’assouvir ses penchants aux vices sans risque. Mais qu’est-ce alors que cette “bonne éducation” ?

De là à considérer que la mauvaise ne sert qu’à transmettre des préjugés à l’enfant dans le seul but de lui causer des remords lorsqu’il enfreint les interdits, il n’y avait qu’un pas à faire, et c’est cette limite que Sade franchira quelques décennies plus tard. Sade rejette l’éducation fondée sur l’interdit et la culpabilité, autrement dit celle issue de la religion parce qu’elle contrarie la nature véritable de l’homme. La bonne serait alors celle que reçoit Juliette au couvent de Panthemont de l’abbesse Delbène qui lui prodigue les conseils suivants :

Ce qui fait, ma chère Juliette, que l’on éprouve du remords après une mauvaise action, c’est que l’on est persuadé du système de la liberté, et l’on se dit : Que je suis malheureux de n’avoir pas agi différemment! Mais si l’on voulait se persuader que ce système de la liberté est une chimère, et que nous sommes poussés à tout ce que nous faisons par une force plus puissante que nous, si l’on voulait être convaincu que tout est utile dans le monde, et que le crime dont on se repent est devenu aussi nécessaire à la nature que la guerre, la peste ou la famine dont elle désole périodiquement les empires, infiniment plus tranquilles sur toutes les actions de notre vie, nous ne concevrions même pas le remords”.

La violence chez l’homme est dictée par Mère nature, mais elle n’est pas celle de l’homme sauvage. Le déterminisme permet à Sade de légitimer toutes les atrocités commises par ses personnages et d’expliquer leur absence de remords. Cependant, ces tortionnaires font partie de l’aristocratie. Ils vivent en autarcie, dans un lieu clos au sein duquel ils forment avec leurs aides et leurs sujets une société complète. Leur pouvoir s’exerce aussi bien par l’argent, nécessaire pour qu’ils puissent acheter tout ce dont ils ont besoin lors de leurs exactions (nourritures, victimes, ...), mais qui, également, “prouve le vice et entretient la jouissance”, que par la parole. Roland Barthes dans son ouvrage “Sade, Fourier, Loyola” montre toute l’importance du langage comme instrument de domination absolue des maîtres de cérémonie sur leurs victimes :

Hors le meurtre, il n’y a qu’un trait que les libertins possèdent en propre et ne partagent jamais, sous quelque forme que ce soit : c’est la parole. Le maître est celui qui parle, qui dispose du langage dans son entier; l’objet est celui qui se tait, reste séparé, par une mutilation plus absolue que tous les supplices érotiques, de tout accès au discours, puisqu’il n’a même aucun droit à recevoir la parole du maître. (...) Dans la cité sadienne, la parole est peut-être le seul privilège de caste qu’on ne puisse réduire”.

Ce sont des êtres cultivés, inspirés par la pensée libertaire des Lumières, des hommes de pouvoir suffisamment riches et puissants pour éviter toute condamnation, ayant droit de vie ou de mort sur leurs sujets. Hors de la fiction sadienne, on les imagine capables d’étendre leur emprise sur le monde et d’interrompre le cour de l’histoire. La folie de ces hommes, créateurs d’un monde nouveau, deviendrait alors bien plus meurtrière que celle des hommes retournés à l’état sauvage. Leur tuerie scientifiquement préparée et idéologiquement justifiée engendrerait une extermination. On préfère plutôt penser qu’il s’agit de déments qui n’ont plus rien de commun avec une quelconque nature humaine. A ma connaissance, un seul cinéaste européen, a établi un lien entre Sade et la réalité historique de son pays à une certaine époque, il s’agit de Pier Paolo PASOLINI, dans son dernier film, “Salo’ o le 120 giornate di Sodoma” (ITALIE - 1975). Œuvre solitaire mais ô combien révélatrice de nos contradictions d’homme moderne et civilisé. La réalité devient ici trop insoutenable pour ne pas être, alors, totalement refoulée.

 

Index des films cités :

 

1) “Blair witch project” de Daniel MYRICH et Eduardo SANCHEZ (USA - 1999)

2) “Deliverance” de John BOORMAN (USA - 1972)

3) “Last house on the left” de Wes CRAVEN  (USA - 1974)

4) “The Texas chainsaw massacre” de Tobe HOOPER (USA - 1974)

5) “Easy Rider” de Denis HOPPER (USA - 1969)

6) “Salo’ o le 120 giornate di Sodoma” de Pier Paolo PASOLINI (ITALIE - 1975)

André-Michel BERTHOUX

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