Retrouver toutes les chroniques

La perte des frontières

Le 7 avril 2002 les juifs de Paris ont défilé un peu partout dans la capitale, entre la Bastille et la République, en signe de soutien à Israël. Solidarité oblige, solidarité obligée....

Nous voudrions exposer à cette occasion, en situation, et nécessairement brièvement, notre grille de lecture qui est liée à la psychologie de l’étranger, de l’émigré/immigré car, en France, en tout cas, ceux qui s’affrontent, dans un camp comme dans l’autre, juif ou musulman, sont à 80% marqués par la question de la migration. Et nous ne pensons pas que c’est là un détail.

Car s’il est un mot qui, paradoxalement, est au cœur de la psychologie de l’étranger, c’est bien celui de solidarité et souvent de solidarité multiple sinon virtuelle. Expliquons-nous : un étranger ne peut pas se payer le luxe de ne pas être solidaire. Prenons le cas de quelqu’un qui exprime le désir de se convertir, on attend de lui qu’il déclare qu’il veut partager le destin de la communauté à laquelle il a décidé de se joindre, de s’identifier. C’est le prosélyte qui, étrangement, va devoir afficher la croyance dans une unité de la dite communauté, sentiment qui est d’ailleurs généralement partagé par ceux qui voient les choses de l’extérieur, par les profanes.

D’ailleurs, c’est aussi ce que nous a expliqué, ce jour, Shmuel Trigano, à l’issue d’un colloque écourté – “Le Judaïsme et l’Humanité. L’invention de l’Universel” – pour permettre aux participants de rejoindre la dite manifestation. “On” ne distingue pas entre les juifs, donc ne nous distinguons pas entre nous !”, tel était en substance son propos. Ce “On”, c’est justement celui qui observe à distance, c’est le regard de l’étranger qui tend peu ou prou à mélanger et à confondre et nous sommes tous, bien évidemment, des étrangers quand nous sommes confrontés à l’autre et précisément à cet étranger qui fait aussi de nous un étranger par rapport à lui. C’est une maladie contagieuse que cette façon de généraliser.

Nous disions donc que ce “jeu” de la solidarité est avant tout et d’abord celui de populations émigrées qui entretiennent un rapport fantasmatique avec l’Histoire, qui en sont en quelque sorte, comme disait le psychanalyste judéo-alexandrin Jacques Hassoun, les contrebandiers. Les musulmans, en France, sont – et ce n’est pas une généralisation abusive – des émigrés ou descendants d’émigrés. Quant aux Israéliens, faut-il rappeler à quel point ils sont en partie eux aussi issus de l’immigration, à commencer par ce million de juifs issus de l’URSS ou de l’ex URSS, arrivés depuis un quart de siècle sans parler des juifs d’Afrique du Nord qui, à la différence des juifs de métropole ont massivement émigré vers Israël, dans les années Cinquante-soixante, les plus évolués venant en France, directement ou après être passés par Israël.

Rappelons que c’est au nom de la solidarité que les deux guerres mondiales du XXe siècle ont éclaté, de l’assassinat de l’archi duc – fils de l’empereur d’Autriche Hongrie – Ferdinand à Sarajevo au corridor de Dantzig, de la Bosnie Herzégovine à la Pologne, et ce par le jeu des alliances.

Ici, pour l’instant du moins, ne jouent pas les alliances d’État à État mais de communauté à communauté mais le processus est comparable, tout en interpellant plus le sociologue que le politologue.

Situation complexe à décortiquer puisque deux thèmes marquent cette manifestation ce jour : l’antisémitisme et l’antisionisme dont d’ailleurs d’aucuns, tel Trigano, veulent nous persuader que c’est du pareil au même, tant serait puissant sinon irréversible le phénomène d’amalgame présentement en action qui assimilerait le juif de diaspora à Paris au soldat israélien en mission à Hébron. Et donc, oui, il faudrait que tous les juifs crient “nous sommes tous des soldats israéliens” puisque c’est cette image qu’on leur renvoie.

Comment un juif cultivé peut-il sérieusement tenir un tel raisonnement, accepter un tel sophisme ? Et nous sommes bien obligés de rappeler que ce n’est peut-être pas un hasard si un tel discours est tenu par des juifs français issus de l’immigration, dont la famille a été déplacée, “rapatriée”, terme au demeurant assez impropre en ce qui concerne les juifs algériens.

Rappelons donc, en effet, certaines de nos analyses concernant la psychologie de l’étranger à savoir le déni des clivages spatio-temporels : pas de frontière, pas d’histoire qui ne pourrait être assumée et dépassée. Ce juif qui nie les réalités géographiques et historiques, qui les “transcende” au nom de l’unité intrinsèque du peuple juif, mythe fondateur du sionisme, comme le précisait fort justement une conférencière lors d’un autre colloque consacré à la littérature israélienne, qui eut lieu ce même jour, au Sénat, mais aussi du fait d’un processus d’assimilation qui tend à nier les différences entre l’étranger et l’autochtone, juif ou non juif. Ce juif là, bien évidemment, peut tout aussi bien s’identifier à Israël, puisqu’il traverse les frontières du temps et de l’espace à sa guise, puisqu’il est dans l’ubiquité identitaire, dans la double ou triple allégeance : à la France, à Israël, celui d’hier et d’aujourd’hui, et à son pays d’origine ! Rien ne saurait l’arrêter !

Ne voit-on pas dès lors que ce n’est nullement sous la pression de l’autre, l’antisémite, l’antisioniste, qu’il bascule dans la transcendance des clivages, que ce n’est en fin de compte qu’un prétexte pour aller au bout de ses fantasmes de voyage dans le temps et dans l’espace, et donc, pour se référer à un film remake, inspiré de H. G. Wells, qui vient de sortir, d’enfourcher sa time machine, sa machine à explorer le temps ?

Nous connaissons ce type d’argumentation : ne me force pas à te frapper ! C’est l’autre qui est responsable de notre violence ou de notre folie. On n’est pas solidaire de par notre propre volonté, on l’est par le regard de l’autre ! C’est ainsi qu’on se déresponsabilise. C’est la faute “à l’autre” si on fait ce qu’on fait, c’est lui qui nous a poussés, contraints à accomplir ce qui n’est nullement dans notre nature, c’est l’autre qui a commencé ! Ceux qui se lançaient dans un pogrom ne devaient pas tenir des raisonnements bien différents ! Ils n’avaient qu’à pas. NAVEKAPA ! .

Curieusement, en ce qui me concerne, moi qui suis juif de souche française sur des dizaines de générations, je ne suis pas sensible à une telle rhétorique, elle n’a pas d’écho en moi, elle ne fait pas sens dans mon héritage familial, qui n’est pas axé sur une solidarité de façade avec une population qui ne serait pas la mienne. Car le problème, c’est que ces juifs français n’ont le plus souvent, objectivement, rien à voir avec les Israéliens comme d’ailleurs ils n’ont pas non plus grand chose à voir avec les juifs de souche française – et j’ignore si mes propos seront qualifiés de racistes. Mais si être raciste, c’est refuser de rentrer dans une logique qui met en péril la République Française en en faisant éclater les frontières, si être raciste, c’est d’admettre que ce qui se passe en Israël ne concerne pas les juifs de France, alors oui, on peut dire que je suis raciste, tout simplement parce que je ne veux pas que l’on mette tous les juifs dans le même sac.

Il y aurait là un curieux paradoxe dans la mesure où est défini comme raciste, bien au contraire, celui qui généralise en disant : tous les juifs se valent et on peut s’en prendre à un juif de Lyon pour faire payer un colon juif de Palestine ! En conséquence, en refusant de considérer tous les juifs comme ne faisant qu’un, comment pourrais-je être taxé de racisme ? Mais tel est le délire de certains que cette contradiction ne les arrête pas et dans ce cas la stratégie est la suivante : si quelqu’un tient des propos qui nous déplaise, on les qualifie de racistes, ce qui relève purement et simplement du terrorisme intellectuel. Mais, comprenons-nous bien, dans une logique qui refuse tout distinguo, tout clivage, on n’est pas à une contradiction près : serait raciste, sacrilège, celui qui refuserait d’accepter que le juif échappe à l’espace-temps, qui nierait sa capacité à être de partout et de nulle part. Il y aurait là une nouvelle religion juive articulée autour de ce miracle qui défierait toutes les lois humaines – tant au niveau juridique que sociologique – qui vaudrait bien la “traversée” de la Mer Rouge par les Hébreux !

Nous voyons, chez ces juifs marqués par la migration, dans ce passage à l’acte qui ne se donne plus de limites, la marque d’une précarité qui trahit la faillite d’un enracinement précipité et superficiel. Et quelle éthique résisterait longtemps à un tel traitement ? Nous savons en effet à quel point l’éthique s’ancre dans une culturalité – la loi n’est pas la même des deux côtés des Pyrénées, dit l’adage – et à quel point, au niveau universel, elle peut sembler arbitraire et relative. Comment ces juifs déracinés pourraient-ils avoir encore une éthique sinon une pratique cultuelle qui en tiendrait lieu, et est-ce que ce n’est pas cela qui expliquerait que leur adhésion à ce qui se pratique actuellement en Israël ne les perturbe pas ?. Ils sont au dessus de cela, dans une sorte d’état d’apesanteur qui vient en rajouter et enrichir ce miracle auquel aucune barrière ne saurait résister, préférant circoncire que circonscrire. Alors un colloque sur l’”invention de l’universel” qui débouche sur une manifestation en faveur d’Israël, à la suite d’une réflexion sur “le judaïsme et l’humanité”, introduisant là une dichotomie qui prépare à cette mondialisation du judaïsme face à l’autre qui n’échappera pas à un processus de diabolisation.

Non pas que nous refusions de penser le clivage entre juifs et non juifs, ce serait à nouveau tomber dans une forme de négationisme qui n’épargne pas les juifs. Mais, cette différence ne doit pas moins se concevoir au sein d’une société donnée, car ce n’est qu’ainsi, dans un contexte précis, bien circonscrit, que les “vraies” différences peuvent être dégagées et non dans un transculturalisme cosmopolite.

Bien sûr, nous l’avons dit d’entrée de jeu, il en est de même du côté franco-musulman qui ne peut même s’articuler autour d’un islam de souche française qui ne soit pas mythique et qui, par conséquent, vit aussi dans la précarité identitaire. Comment ces deux communautés ne communieraient-elles pas dans une même dé-mesure ! On sait à quel point ces franco-musulmans se prennent pour des Palestiniens et vivent désormais par procuration. Là non plus, pas de frontières, y compris d’ailleurs pas de frontières reconnues à l’Etat d’Israël !

Quant aux Palestiniens, combien, également, sont marqués par l’immigration, par l’arrivée dans un pays qui leur est devenu étranger, où ils ne sont pas nés. La première intifada était le fait des populations locales, la seconde intifada est largement liée à un apport émigré, à commencer par Arafat lui-même (cf. notre précédent éditorial). Qui contestera la précarité de l’”Etat” palestinien et quid de ces réfugiés vivant hors de Palestine et qui seront aussi, sociologiquement, des immigrés.

Nous avons vécu en Israël, au lendemain de la Guerre des Six Jours, suffisamment pour savoir que ce n’est pas parce qu’on est juif qu’on ne sera pas un étranger en Israël quand on y émigre et de même ces arabes qui sont venus ou qui se préparent à venir s’installer en Palestine resteront longtemps, et leurs enfants à leur suite -comme dit le proverbe- eux aussi des immigrés, tout comme les juifs algériens, tout citoyens français qu’ils étaient, n’en furent pas moins des immigrés en France, quand ils durent quitter “leur” pays.

On peut supposer qu’entre immigrés, tous ces gens, juifs et musulmans, se comprennent, qu’il y a probablement entre eux quelque complicité. On peut même supposer que victimes d’un profond malaise existentiel, pleins de rancœurs contre les populations sédentarisées, ces nomades caressent le rêve d’une Apocalypse où décidément enfin tout le monde sera bel et bien, par un nivellement par le bas, à égalité.

Jacques Halbronn, le 07 04 02

Lierre & Coudrier Éditeur

© Paris 1997

La Paguère
31230 Mauvezin de l'Isle
France
[email protected]