L'espace sorcier

Catherine Barbé

 

 

L’espace sorcier — un imaginaire de l’instable

L’explosion de la chasse aux sorcières

Jusqu'au moment où la grande chasse aux sorcières envoûta littéralement tout et tous, le sorcier fut presque par définition une femme. Mais pas n'importe quelle femme. Elle se distingue de la communauté par son veuvage, son âge avancé, sa laideur ‘effrayante à voir’, par un caractère excentrique, solitaire, acariâtre, et dangereuse. L’hérédité là aussi était présumé jouer un rôle. Le sorcier n'était pas seulement une personne mauvaise et dangereuse : il personnifiait le mal et une représentation précise, concrète et délimitée du mal !

 

La fixation par le discours d’une représentation négative de la sorcière, l’effort de classification et l’effet d’exclusion par mise à distance sont inséparables d’un retour de l’indéterminé, source d’une inquiétude contre laquelle les représentants de la légalité humaine et divine ne peuvent rien. Si l’une des fonctions des textes officiels est de consolider une vision du monde où s’excluent les contraires, la parole érudite suscite aussi, soit par contamination inconsciente de cette même culture populaire méprisée et rejetée, soit par rencontre au niveau de l’imaginaire, une autre figure mythique de la sorcière, proche des légendes, des contes et des grands mythes religieux : une figure où triomphe l’ambivalence. Et c’est paradoxalement dans l’attirance/répulsion que subit l’inquisiteur que la sorcière retrouve cette puissance personnelle que le pouvoir centralisateur lui déniait.

Mélusine

En fin d’évolution de la femme-serpent, nous ne saurions oublier Mélusine.

L’existence des femmes-serpent est confirmée par les Propos rustiques de Noël du Fail, parus en 1548 : l’auteur place une histoire de femme serpent dans le répertoire de Robin Chevet, un conteur de village actif entre 1490 et 1500[1].

Rabelais rapporte[2] que la légende de Mélusine est bien vivante à son époque, et trouve des gens prêts à jurer qu’elle « avoit corps féminin jusqu’aux boursavitz et que le reste en bas était andouille serpentine ou bien serpent andouillicque ».

 

Une miniature des Très riches Heures du Duc de Berry représente la forteresse de Lusignan avec un dragon d’or perché sur le donjon. Brantôme dit encore qu’on entendait Mélusine « crier d’un cri très aigu et effroyable par trois fois lorsqu’il devait arriver quelque grand désastre au royaume, ou un changement de règne ou une mort. »[3]

 

La popularité littéraire de Mélusine est liée à la famille de Lusignan, tandis que son existence dans le folklore provient de son caractère de bâtisseuse, de son appendice serpentin et des cris qu’elle poussa en s’envolant de Mervent : « Puis elle prit la direction de Lusignan, dans un tel bruissement (esroiz), un tel tapage, qu’il semblait, partout où elle passait, que c’était la foudre et la tempête qui allaient s’abattre ».

 

Pierre de Lancre, envoyé au Parlement de Bordeaux par Henri IV pour réprimer la sorcellerie écrit :

« Et pour montrer particulièrement que la situation du lieu est en partie cause qu’il y a tant de Sorciers, il faut sçavoir que c’est un pays de montaigne, la lisière de trois royaumes, France, Navarre, Espagne, le meslange de trois langues Grançois, Basque et Espaignol, l’enclaveure de deux Eveschez, car le Doicèse d’Aqs va bien avant dans la Navarre. Or toutes ces diversitez donnent à Sathan de merceilleuses commoditez de faire en ce lieu des assemblées et Sabbats, veu que d’ailleurs c’est une coste de mer qui rend les gens rustiques, rudes et mal policez desquels l’esprit volage est tout ainsi que leur fortune et moyen attaché à des cordages et banderolles mouvantes comme le vent, qui n’ont d’autres champs que les montaignes et la mer... Bref leur contrée est si infertile qu’ils sont contraincts de se jeter dans cest élément inquiet, lequel ils ont tellement accoustumé de voir orageux, et plain de bourrasques qu’ils n’abbhorent rien tant que la tranquilité et bonnace : logeant toute leur bonne fortune et conduite sur les flots qui les agitent nuct et jour : qui faict de leur commerce, leur conversation et leur foy est du tout maritime : traictant toute chose quand ils ont mis pied à terre, tout de mesme que quand ils sont sur les ondes et en ondoyant, toujours hastez et précipitez, et gens qui pour la moindre grotesque qui leur passe devant les yeux vous courent sus, et vous portent le poignard à la gorge. »[4]

 

On relève une série de corrélations où l’inconstance, la mobilité, le passage, viennent caractériser un univers aussi captivant qu’inquiétant. La géographie, l’histoire, ‘l’humeur’ des habitants sont invoqués pour faire du Labourd, ‘petit recoing de la France’, la ‘pépinière’ des sorciers, puisqu’en « nul lieu de l’Europe qu’on sache, il n’y a rien qui approche le nombre infini que nous y avons trouvé ».

L’instabilité est la caractéristique essentielle du démon :

« En certains lieu où les Sorciers avaient tenu leur Sabbat, on trouva jusqu’à trois cents chamoeleons sur la terre, chose admirable : mais néanmoins qui ne saurait mieux exprimer combien les démons et le Sorciers sont addonez à la légèreté et à l’inconstance, puisque le chamoeleon en est le vrai hiéroglyphe. »[5]

 

Pour Montaigne au contraire, les mêmes qualités révèlent la nature de l’homme :

« Notre façon ordinaire, c’est d’aller après les inclinaisons de notre appétit, à gauche, à dextre, contre-mont, contrebas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons qu’à l’instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. »[6]

 

Un même emblème désigne donc pour l’un démons et sorciers et pour l’autre, la nature de l’homme.

Mais quel lien peut-on trouver entre le sorcier et l’homme ? L’explication théologique des contradictions et variétés inhérentes au Diable inclut l’idée d’un corps réel mais factice, composés d’éléments disparates d’emprunt. Incapable de création, il dérobe aux matières créées par Dieu des parcelles, dont l’assemblage toujours insolite le trahit : même la voix du Démon, « ou rauque ou déliée ey menue, ou bien semblable à celle d’un homme qui parle dans un tonneau ”[7] le désigne par son incongruité. Le Diable n’est qu’un simulacre. L’état d’instabilité perpétuelle de son corps, et le mensonge qui lui est attaché, expliquent pour Lancre la sympathie qui lie le Diable, ”si bon maître en les métamorphoses » et les habitants du Labourd. Lancre ne fait que reprendre une conception traditionnelle des démons, évoquée chez Ronsard :

“ Tout ainsi les Daimons qui ont le corps habile,

Aisé, souple, dispost, à se muer facile,

Changent bientôt de forme, et leur corps agile est

Transformé tout soudain en tout ce que leur plaist :

...

Bien souvent on les voit se transformer en beste,

Tronqués par la moytié : l’une n’a que la teste

L’autre n’a que les yeux, l’autre n’a que les bras,

Et l’autre que les piedz tous veluz par à bas.[8]

A cette instabilité de la forme correspond une instabilité des lieux : les démons, “à force qu’ils ont l’humeur inconstante et vagabonde... désirent d’être toujours errants”[9], et des actions : “ le Diable n’a point forme constante, toutes ses actions n’étant que mouvements inconstants, pleins d’incertitude, d’illusion, de déception et d’imposture ”. Caractère qu’il transmet à ses suppôts : “ il oste le poids et la fermeté aux choses qu’il a en son pouvoir, et surtout aux âmes qu’il possède, et les entretient toujours en inconstance, mouvement, légèreté pernicieuse. ”[10]

 

C’est de l’ensemble de ces théories que naît chez Lancre une conception du Sabbat où le Diable entraîne dans la folie ses adorateurs et plus particulièrement les femmes.

Le monde de la sorcellerie

Par ailleurs, cette représentation fascinante et inquiétante du monde de la sorcellerie comme celui de la fluctuation, des frontières instables entre les règnes, de l’indistinction, de la confusion et du désordre, en un mot du monstrueux, n’est pas sans rapport avec une représentation plus générale de la femme. Comme le proclame un texte de 1583, la femme est toujours naturellement “sorcière et maléfique” :

“La nature des femmes est d’être mutables et volages, sitôt que quelque fascherie leur survient, elle sortent de leur aequanimité et perdent patience, et si troublans ainsi les humeurs, elle font sortir de leurs estomacs certaines qualités et exhalaisons venimeuses ...”[11]

La sorcière — Maîtresse des éléments

Ainsi posée, pour les besoins du mythe, comme fausse héroïne, héroïne de l'illusoire, la sorcière est simultanément investie par les fantasmes des juges, d'un pouvoir redoutable. Cette apparente contradiction correspond en fait à une autre nécessité du texte : pour rendre glorieux le pouvoir du juge, pour figurer l'opposant crédible d'un héros positif, elle doit apparaître capable de le mettre en danger. Aussi est-elle désignée comme ce qu'il y a de pire « dans l'ordre de la perversion morale ». [12]  Ses péchés, « en certaines circonstances, dépassent les péchés des anges et des premiers parents »[13]

Sa sphère d'action s'étend à l'ensemble de l'univers : maîtresse des éléments, elle soulève des tempêtes de grêle, peut nuire à tous les règnes, « aux hommes, aux bêtes et aux fruits de la terre ». [14] Elle est métaphoriquement liée au registre de la violence ("entrechoquer, perturber, bouleverser"), de la souillure ("souiller, corrompre, putréfier"), de la maladie ("infecter la peste, inoculer, empester, société pestilentielle") et de la mort.

Le regard, le toucher et la parole maléfiques

Lorsqu’enfin le juge et la sorcière sont face à face dans le lieu clos des salles d’interrogatoire ou de supplice, le héros doit non seulement s’efforcer de réduire son opposant, mais encore se protéger lui-même. Tout contact direct avec la sorcière est particulièrement évité ; son toucher et sa parole sont maléfiques ; ainsi les juges doivent-ils se méfier de ce qu’elles “ peuvent ensorceler rien que par l’audition de leurs paroles ”, surtout au moment où elles sont exposées à la torture. Enfin, il ne faut pas donner aux sorcières l’occasion “ de jeter le premier regard sur le juge, avant qu’il ne les ait vues ”. On fera donc entrer la sorcière à reculons. Cette crainte du regard dont on a déjà vu l’importance dans la caractérisation de la sorcière, prend ici des connotations très explicitement sexuelles “ Il y a des sorcières qui peuvent ensorceler le juge rien que par leur regard et un éclair de leur yeux. ” Elles se vantent d’ailleurs publiquement qu’il ne peut leur faire aucun mal. Affirmation contradictoire avec celle qui campe le juge en invulnérable défenseur de la loi. Sans doute est-elle nécessaire à l’efficacité du message idéologique transmis. Mais elle traduit aussi les conflits internes de l’inquisiteur, conflits qui face à la vision de la femme dévorante, le pousse à faire appel à la figure antithétique de la Vierge, figure maternelle débarrassée de tous les fantasmes sexuels angoissants. Il faut, — avant même la destruction finale par le feu — , briser et écraser le corps de la sorcière dans sa réalité par la torture, la suppression des contacts avec le monde extérieur par l’incarcération, et symboliquement l’enfermer en lui-même : corps immobile, aveugle, muet.

 

Un certain nombre de légende nordiques mettent en scène un roi,[15] qui après un série d’épreuves doit détruire une sorcière dont la présence dérange l’ordre et menace la sécurité de son royaume. Il lui faut en particulier faire preuve d’astuce et de courage pour déjouer les manœuvres de son adversaire, habile à se présenter à ses yeux, par des enchantements, sous des formes illusoires. Devant une ennemie caractérisée, nous l’avons vu, par le leurre, le juge se voit ici attribuer la même fonction : il doit déjouer les ruses démoniaques et “forcer la sorcière à dire la vérité”. Une importance particulière est accordée (dans les Traités) à la manière de vaincre le “maléfice de taciturnité”, don de silence accordé aux serviteurs du Diable afin de leur épargner l’aveu... Outre le symbolisme sexuel, on peut discerner l’expression ultime du cannibalisme de la sorcière (inversion du cannibalisme). Mais cette taciturnité peut aussi être interprétée comme un signe d’incommucabilité entre deux cultures.

 

Enfin dans le combat entre le juge et la sorcière, tous les moyens sont bons, puisque la justice est, tout au long du récit, implicitement, dans le camp des autorités. Et l’on voit le champion du bon droit, par une nouvelle assimilation à son adversaire, utiliser les armes de la sphère diabolique, le “ faux-semblant ”, la ruse, les manières cauteleuses et retorses, les astuces. La torture lui permet enfin de mettre en œuvre son expérience et “son génie propre” pour vaincre définitivement la résistance de la sorcière.

 

D’un bout à l’autre du procès, les métaphores du combat sont nombreuses, c’est une bataille où les blessures sont autant de signes de victoire de l’un ou l’autre camp. Mais on peut aussi être tenter de l’interpréter comme une lutte de deux paroles, investies d’un pouvoir, et qui s’achève, par un total transfert de forces, aux dépens de la sorcière et en faveur du juge.

 

On peut noter tout d’abord que la sorcière, avant son arrestation, est dans son milieu naturel, le village, investie d’un pouvoir qui s’exprime au niveau du dire . Nous notons que la plupart des témoins se réfèrent à une “menace” prononcée par une femme. En référence à cette parole dangereuse où s’est ancré le soupçon, on lui attribue la responsabilité des malheurs survenus par la suite. La sorcière est donc une première fois constituée comme sujet par des énoncés qui la placent dans une situation de force au sein d’une problématique collective ; cette force n’est pas en général précisée davantage par les délateurs. C’est la plupart du temps le juge qui par son interrogatoire fait intervenir les procédés magiques, et la médiation satanique. Il institue un discours taxinomique (relatif à la classification d’éléments), dont la fonction est, pour une part, rassurante. Il s’agit d’atténuer l’angoisse en lui donnant un nom emprunté au savoir théologique ; de réduire le désir de l’autre — autre sexuel et autre social — en le faisant entrer dans une classification savante, en niant la structure symbolique spécifique qui le fait participer d’une autre couche de culture...

En refusant de donner à la sorcière les noms de ses dénonciateurs, en la faisant entrer dans un monde étranger, carcéral et inquisitorial, en la pliant de force à des catégories pré-établies, le juge procède à une reconstitution du sujet sorcière, à partir d’un nouveau support d’énoncés. Au lieu de l’intégrer dans un monde social en crise, et de l’y laisser jouer un rôle, même fantasmatique, le juge l’exclut, en posant les rapports antithétiques que nous avons analysés, de l’humanité tout entière. En l’acculant à l’aveu final, il la force à reconnaître la validité de ce sujet discursif, constitué par la parole légale : il la force à se reconnaître dans un discours venu d’ailleurs. La sorcière a donc littéralement perdu la parole, donc la force, puisqu’elle est réduite à répéter la parole de l’inquisiteur. (Alors que Médée ne se laisse pas confisquer la parole entièrement : cf. différences et similitudes). Celui-ci prend définitivement le relais d’un pouvoir qui ne peut plus être menacé. L’épreuve principale se termine par la victoire du héros de l’ordre qui possède à son tour “la parole efficace”[16], celle qui le met en situation d’exorciste et le rend maître de la taciturnité de la sorcière... Ce transfert total de pouvoir, cette annihilation par un véritable processus d’acculturation, expliquerait peut-être la raison pour laquelle, à l’étonnement des historiens contemporains, comme Bavoux ou Delcambre, la sorcière n’a jamais utilisé le stratagème efficace qui consistait à dénoncer les juges pour désorganiser le procès. Il aurait fallu pour cela qu’elle reconquiert une situation de pouvoir, ce qui dans le cadre judiciaire était impossible. (Mais c’est peut-être ce que fait Médée). Il est logique, en revanche, qu’elle exprime quelquefois sa gratitude au juge pour l’avoir sauvée de la damnation : c’est le début de l’épreuve glorifiante.

La sorcière : bouc émissaire

La chasse aux sorcières est donc l'aboutissement d’un processus imaginaire dont nous retrouvons les origines dès l'Antiquité. Que reproche-t-on aux sorcières ? De pratiquer des maléfices, d'avoir établi un pacte avec le Diable, d'être sous son pouvoir et d'entretenir des relations bestiales avec lui. Et surtout d'aller contre l'interdit de l’inceste, de dévorer des enfants nouveau-nés ou de faire de leur chair, sang ou os des breuvages dont se délecte la secte du Diable. A quelques nuances près, dans l'Antiquité, il fut reproché les mêmes choses aux premiers Chrétiens, puis aux hérétiques durant les XIe, XIIe, XIIIe et XIVe siècles.

 

Pour universelle qu’elle soit, la figure de la sorcière se fonde, dans la domaine européen, à partir des textes des inquisiteurs et des démonologues.

La magie dans les textes des Anciens et la sorcellerie dans des textes — qui apparaissent à des moments historiques précis — structurent véritablement la mythe de la sorcière et l’orientent. En Europe, la chasse aux sorcières connaît une large extension dans les années 1560-1630. Les associations disparates que suscitent la figure de la sorcière élaborent un bestiaire mythique inspiré de la culture populaire aussi bien que de la culture officielle.

Des recherches contemporaines ont montré que les périodes de récurrence de la persécution de la sorcellerie s’inscrivent dans des contextes historiques précis, mais que l’on peut néanmoins y déceler certaines  permanences de caractéristiques et de fonctions permettant de les rapprocher de phénomènes analogues : il s’agit presque toujours d’une symbolique anéantissement de “ monstres ” permettant de fonder une civilisation.

 

Des textes de procès, des ouvrages démonologiques, des œuvres littéraires mettant en scène des sorcières sont transcrits dans d’autres livres. « C’est merveille — écrit Boguet, grand juge en terre de Saint-Claude — que nous voyons encor’ par le iourd’hui des personnes qui ne croyent point qu’il y ait des sorciers. J’estime quant à moi, que ces gens là savent bien le contraire en leur âme, mais qu’à droit propos il ne veulent pas confesser. Car les Payens leur monstrent en cela leur leçon, les Lois Canoniques et Civiles les combattent, la Saincte Ecriture les dément, les confessions volontaires et réitérées des sorciers les condamnent, les jugements rendus en divers lieux contre les sorciers leur ferment la bouche. »[17]

 

Le même argument sera utilisé par Jean Bodin, auteur de la Réfutation des Opinions de Jean Wier : comment contester la culpabilité des sorcières, lorsque la loi des Douze tables, des jurisconsultes, des empereurs...mais aussi Saint-Augustin, Porphyre, Jamblique, Platon, Plotin les condamnent.

Ainsi le mythe s’alimente au mythe. Pratique textuelle et pratique judiciaire sont évoquées conjointement pour attester de la réalité de la sorcière. Ce dont les juges se justifiaient, comme des condamnations prononcées sur la foi de dénonciations, par l’assertion que la sorcellerie était “ un crime le plus abominable de tous, et qui se commet ordinairement de nuit, toujours en secret, de façon qu’il n’était jamais requis que l’on eût des preuves si exactes.”[18]

 

Dans la constitution d'un objet sorcière, que la plupart des spécialistes s’accordent à voir surgir vers le XVe siècle, le Malleus maleficarum ou Marteau des sorcières édité en 1486-1487, joue un rôle considérable. Œuvre des dominicains Henri Institoris et Jacques Sprenger, il présente par rapport aux autres manuels pour Inquisiteurs qui les précédèrent, l'originalité d'être “ un guide spécialisé dans la poursuite de l'hérésie de sorcellerie et de magie diabolique ”. D'autres ouvrages avaient déjà esquissé la figure de la sorcière, mais le Marteau regroupe systématiquement de multiples éléments jusqu'alors épars dans la tradition classique : la littérature, la Bible, les textes des Pères de l’Église, les légendes orales, les « expériences » des auteurs eux-mêmes, etc., et les articule selon une véritable syntaxe qui leur donne un sens nouveau. Il institue donc un discours mythique sur son objet.

 

Le silence de la sorcière, renvoie à des significations complexes. Sans doute des discours exprimant des idées inacceptables, souvent traduites dans un langage inusité ont-ils été annihilés par les autorités civiles et religieuses du quinzième siècle, qui suscitèrent à leur place des constructions mythiques. Si tout dans la sorcellerie est discours[19], il faudrait pouvoir déchiffrer ce qui subsiste, détourné de son sens, du discours perdu des sorcières elles-mêmes, dans ces textes de théologiens, médecins, historiens ou journalistes qui nient cette tentative de mise en forme d'une expérience originale pour, à sa place et contre elle, exprimer leurs propres fantasmes. Mais peut-être aussi ce mutisme est-il volontaire. On y verra alors, dans la mouvance de Michelet, une forme de rébellion contre le pouvoir centralisateur, une résistance à l'acculturation.

La figure de la sorcière

La figure de la sorcière est donc appelée par la structure même du discours qui rend possible l’apparition d’un héros de l’ordre restauré. Ce qui n’exclut pas la possibilité d’une rébellion historique des sorcières contre le pouvoir. Il est logique qu’au moment même, où sous de multiples formes des forces de déviance luttent contre l’instauration d’un pouvoir centralisateur, soit suscité un discours mythique qui assume une fonction de légitimation. La destruction dans un lieu institutionnel de celle qui est à la fois signe et agent du désordre est annonciatrice d’un tour à la stabilité. Le juge-héros, par son triomphe réaffirme l’autorité traditionnelle, consolide la  parle législatrice et centralisatrice, et l’investit même d’un pouvoir plus fort. Simultanément, la sorcière, en tant qu’objet mythique, supporte fantasmatiquement le dépassement de l’angoisse, se voit dans sa personne même publiquement dénoncée et mise à part comme responsable de tous les malheurs du temps. Le rôle d’un travail proprement “ théâtral ” de l’Inquisition et de ses spectaculaires mises en scène a déjà été souligné par Michelet : « L’Inquisition arrivait ici à merveille pour terroriser le pays, briser les esprits rebelles, brûlant aujourd’hui comme sorciers ceux qui peut-être demain auraient été considérés comme insurgés. Excellente arme populaire pour dompter le peuple, admirable dérivatif. On allait détourner l’orage cette fois ci sur les sorciers, comme en 1349 et en tant d’autres occasions on l’avait lancé sur les Juifs. »[20]

Norman Cohn, dans Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen âge, souligne qu'à travers la masse des documents accumulés et étudiés de près, aucun des témoignages ou manuscrits relatant ces pratiques n'offrent de cohérence objective face au regard de l'historien.

La sorcière et son monde sont les acteurs d’un théâtre d’ombre, aux fondations d’un espace mythique.

 

Catherine Barbé, Paris 1991


NOTES

[1] – Cf. P. Jourda, Conteurs français du XVI° siècle, Pléïade, 1965, p.620 sq. et E. Leroy-Ladurie, Mélusine maternelle et défricheuse, p.604 sq.

[2] – Quart Livre, ch. 38.

[3] – Œuvres complètes, L.Lalanne, T.V.: Grands Capitaines Français, 1869, p. 19.

[4] – Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, Paris, 1612, p.29 et 31.

[5] – Op. cit., p.19-20.

[6] – Essais, II,1, “ De l’inconstance de nos actions ”, Pléiade, p.316 sq.

[7] – Boguet, op. cit., chap.

[8] – Cf. note 18.

[9] – De Lancre, op. cit. p.20.

[10] - Id., p. 64 et 69.

[11] – Léonard Vair, Trois livres de charmes, sorcelages et enchantements, trad. Julien Baudon, Paris, Chesneau, 1583.

[12] – Ibid. p. 264.

[13] – Ibid. p. 259.

[14] – Ibid. p. 280.

[15] – Cf. Walter Scott, Démonologie et sorcellerie, traduit de l’anglais par P. Lebret, Paris, Payot, 1973.

[16] – Ibid, p. 484-489.

[17] – Henri Boguet, Discours exécrable des sorciers, Rouen, éd. Martin le Mégissier, 1603, Introduction p. IV.

[18] – Henri Boguet, op. cit., chap. IV.

[19] – J Favret, « Sorcières et lumières », in Critique, 1971, n° 287, p.351-376. Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage.

[20] – J. Michelet, la Sorcière, Paris, GF., 1966.


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