Les implications du temps
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Pascal Houba

 

 

 

Dans les grandes lignes, nous allons trouver dans l’ouvrage Différence et répétition de Gilles Deleuze, les outils conceptuels nécessaires à l’analyse du problème d’un temps « irreprésentable ».

Nous avons déjà indiqué que chaque perception ouvre une dimension nouvelle du sens qui ne s’inscrit pas dans la temporalité linéaire. En quelque sorte, cette dimension crée une brèche dans le temps linéaire par son dynamisme primordial et libère ainsi un nouveau temps :

« A l’image traditionnelle du temps comme ligne, sur laquelle viennent se juxtaposer les présents, se substitue l’idée d’un temps qui progresse en intensité, par une augmentation du nombre de ses dimensions. » [[1]]

L’émergence des dimensions produit donc une différentiation du temps en lui-même :

« Le temps est le rapport entre des dimensions hétérogènes. Ces dimensions sont concurrentes, en vertu de leur pouvoir individuant : chacune s’actualise en excluant les autres (d’un individu donné), mais toutes sont le temps, les différences du temps, ou encore les différences comme telles, dans la mesure où le temps n’est que pure différence. […] On ne peut donc en parler comme de choses numériquement distinctes, mais seulement comme les différentiations d’une seule chose paradoxale, jamais donnée pour elle-même et jamais identique à soi. Le temps est la différence des différences, ou ce qui rapporte les différences les unes aux autres. Il est la différence interne, la différence « en soi » : une chose qui n’existe qu’en se différenciant et qui n’a d’autre identité que de différer de soi-même, - une chose qui n’a de « soi » que dans et par cette écartèlement. Différence interne ? Seule la forme du pur changement peut correspondre à ce concept qui présente le grand avantage de définir le temps sans lui donner d’essence ou d’identité. Le temps est tout à la fois l’Anonyme et l’Individuant : impersonnel et inqualifiable, source de toute identité et de toute qualité. » [[2]]

L’intégration des dimensions hétérogènes est possible grâce à la présence, parmi ces dimensions, d’un centre individuant qui marque l’émergence d’un sujet. Celui-ci pratique les « synthèses » entre dimensions hétérogènes qui construisent une temporalité propre au sujet. Ce sont elles qui produisent la continuité de la conscience et donc la conscience d’une continuité. Le mécanisme qui permet ces « synthèses » est la répétition :

« La différence ne cesse de revenir dans chacune de ses différentiations, dans chacune des différences. […] Chaque fois la différence-dimension revient, mais elle revient en différant, donc à un autre niveau, sur un autre plan, dans une autre dimension. L’interprétation deleuzienne de l’éternel retour chez Nietzsche repose sur cette corrélation de la différence et de la répétition (d’où un rapport très particulier du passé et du futur, de la mémoire et de la croyance). » [[3]]

La « synthèse » n’est pas le troisième moment d’un processus dialectique qui subsumerait les dimensions hétérogènes dans un concept. Elle opère plutôt par enveloppement mutuel des dimensions hétérogènes. La répétition, en mettant la dimension « à distance » d’elle-même et des autres, permet leur implication réciproque :

« Alors la différence n’apparaît plus seulement comme une dimension intensive mais comme un point de vue (sur les autres dimensions) : c’est l’implication réciproque. La différence revient dans chacune des différences ; chaque différence est donc toutes les autres, à la différence près, et constitue un certain point de vue sur toutes les autres qui à leur tour sont des points de vue. Le passage de « être » à « être un point de vue sur » est ici permis par le décalage lié à cette répétition paradoxale : chaque différence est répétée, mais à distance, sur un autre mode, à un autre niveau qu’elle n’est pas. Chaque différence enveloppe ainsi virtuellement sa distance à toute les autres, et consiste elle-même dans un ensemble de distances (point de vue). Répéter, pour une différence, c’est reprendre à distance, donc ouvrir une perspective sur. » [[4]]

La logique de l’implication est donc tout autre chose que la logique du tiers-exclu qui produit la contradiction.

L’implication des dimensions hétérogènes produit le monde intérieur sous le mode de la différence. L’explication des dimensions hétérogènes produit le monde extérieur sous le mode de la représentation. Implication et explication sont les phases d’un même processus qui établit un rapport de dedans à dehors mobile et relatif :

« Ce que nous appelons un monde extérieur relève d’un ordre de contiguïté ou de séparation qui est celui de la représentation, et qui subordonne le divers à la condition homogénéisante d’un point de vue unique. La position d’une réalité extérieure, pourvue des caractères du Même, et qui condamne la pensée à l’exercice stérile de la récognition, doit être rapportée aux règles de la représentation. La diversité du panorama n’est rien, ou demeure relative, tant qu’on ne fait pas varier le point de vue, ou, plus rigoureusement, tant qu’on ne fait pas jouer la différence des points de vue.

Penser déplace la position subjective : non pas que le sujet promène son identité parmi les choses, mais l’individuation d’un nouvel objet ne se sépare pas d’une nouvelle individuation du sujet. Ce dernier va de point de vue en point de vue, mais au lieu de donner sur des choses supposées neutres et extérieures, ces points de vue sont ceux des choses eux-mêmes. Chez Deleuze, le problème de l’extériorité débouche sur un perspectivisme. Toutefois le point de vue ne se confond pas avec le sujet pour s’opposer à l’objet (« relativité du vrai ») : il préside au contraire à leur double individuation (« vérité du relatif »). La réhabilitation deleuzienne du problème médiéval de l’individuation ne peut se comprendre qu’en fonction d’une genèse conjointe et variable du sujet et de l’objet. Aussi l’extériorité relative du monde représenté, non seulement des choses extérieures par rapport au sujet mais des choses extérieures par rapport aux autres, se dépasse-t-elle vers une extériorité plus profonde, absolue : pure hétérogénéité de plans ou de perspectives. » [[5]]

La fonction anticipatrice de l’imagination se révèle comme un pouvoir psychique de simulation d’une réalité non encore advenue. L’éternel retour, en tant que sélection du simulacre par la volonté de puissance, peut être envisagé comme le dynamisme créateur responsable de l’imagination.

Deleuze appelle le fond, le champ transcendantal ou le plan d’immanence :

« Le champ transcendantal devenu champ de forces ou de point de vue hétérogènes n’est plus régi par l’ego ; sub-représentatif, il n’a plus la forme d’une conscience. » [[6]]

« Le champ transcendantal est impersonnel, asubjectif, inconscient. L’acte de penser n’est certes pas inconscient, mais s’engendre inconsciemment, en deçà de la représentation. La rencontre disjonctive des forces ou points de vue ne passe en effet dans la conscience qu’à l’état impliqué (signe, affect, intensité). » [[7]]

L’émergence d’une dimension hétérogène constitue une singularité dans le temps, un événement.

Pascal Houba


Notes

[1] – François Zourabichvili, Deleuze une philosophie de l'événement, Presses Universitaires de France, 1994, p. 78.

[2] – Zourabichvili 1994: 82-83.

[3] – Zourabichvili 1994: 84.

[4] – Zourabichvili 1994: 84-85.

[5] – Zourabichvili 1994: 35-36.

[6] – Zourabichvili 1994: 46.

[7] – Zourabichvili 1994: 47.

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