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À propos de judéophobie

 

Réponse à Pierre-André Taguieff

 

 

Jacques Halbronn

président du Centre d’Etude et Recherche sur l’identité Juive (CERIJ)

Compte-rendu de la Nouvelle Judéophobie, Ed. du 2 mars, Paris, 2002

 

 

Ce qui fragilise les positions de M. Taguieff, dans le débat autour de la judéophobie, terme utilisé notamment à la fin du XIXe siècle par un Pinsker, l’auteur d’Autoémancipation (voir le Sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002), c’est l’idée qu’il se fait de la société idéale et, a contrario, de ce qui serait un modus vivendi détestable.

Citons-le : « Certains (en ce qui concerne Israël) proposent la création d’un Etat bi-national, manière de réaliser le projet supposé salvateur de la société plurinationale (qui ne diffère que par le nom et quelques inflexions de la société pluriculturelle ou multi-communautaire). (...) On exalte le modèle multinational à l’époque où tous les États multinationaux (..) s’effondrent. » (pp. 219-220) M. Taguieff a le culte du “principe de laïcité” (p. 217), pour lui sacro-saint et singulièrement en France. Je cite : « Un islam français sera construit sur une application aménagée aux spécificités de la religion musulmane des principes de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat ». De là découlent en fait la plupart de ses analyses et de ses jugements. Or, pour nous, l’idée de laïcité, chère aux doctrinaires français de la fin du XVIIIe siècle, est en crise, elle est devenue largement un leurre.

Curieusement, Taguieff s’insurge contre l’idée d’un Etat israélien bi-national, ce qui a toujours été le cas, du moins officiellement, depuis la naissance de l’Etat d’Israël : n’oublions pas les “arabes israéliens” sans parler de la question du statut des arabes au sein d’un “grand Israël”, d’après la Guerre des Six Jours. Taguieff ne s’interroge pas sur les “solutions” israéliennes qui ont depuis été élaborées ou plutôt qui ne l’ont pas été pour gérer en effet la cohabitation entre deux nations, deux religions. Il n’ose pas dire ouvertement qu’il trouverait normal que l’Etat Hébreu ne devrait en effet ne comporter que des Juifs et on ne le voit guère s’interroger sur la laïcité à l’israélienne.

Particularités de la seconde Intifada

En ce qui concerne l’Intifada, Taguieff ne prend pas la peine de qualifier la situation présente et qui perdure : s’agit-il ou on d’une occupation, s’agit-il ou non d’une “résistance” avec tout ce que cela implique comme connotation pour un Français ? On aurait aimé, ne serait-ce qu’en passant qu’il définisse la conjoncture et en montre la spécificité. Il aurait pu ainsi préciser en quoi cette “occupation” diffère de celle des Allemands en France, au début des années Quarante. D’une part, par le fait que, du moins dans le cas de l’Intifada dite d’El Aqsa, à la différence de la précédente, des négociations sont en cours en vue d’une solution, ce qui n’était nullement le cas en France, il y a soixante ans, Hitler et Pétain – pour ne pas parler de de Gaulle – ne se rencontraient pas à la table de négociation pour fixer un retrait et pas davantage quand les Allemands pénétrèrent dans la zone libre. Avec la nouvelle Intifada, nous avons affaire à un processus de débordement de l’autorité représentative – en gros celle de Yasser Arafat – et ce bien que celle-ci ait déjà obtenu des résultats tangibles, ne serait-ce qu’en termes de territoire. Cette nouvelle Intifada – qui induirait une nouvelle judéophobie – à un certain moment, semble même s’être développée pour appuyer les négociateurs palestiniens, elle en serait le prolongement. Il eut été bon, ici, de désamorcer certains amalgames. Or, on a parfois l’impression en lisant Taguieff d’une propos apologétique visant à déconsidérer la rhétorique de l’adversaire sans aborder le problème de fond.

I  Crise de la Laïcité et de la démocratie

Certes, l’Etat d’Israël est-il démocratique mais c’est précisément ce démocratisme qui est la cause de bien des maux, en la circonstance. Car un Etat Laïc ne devrait pas se préoccuper, a priori, de savoir quelle ethnie ou quelle religion seront dominantes, au niveau parlementaire. En tout cas, un Etat laïc ayant de telles préoccupations ne devrait pas annexer ou garder des territoires comportant des populations jugées indésirables, selon son idéologie, et menaçant sa raison d’être, s’il considère que sa raison d’être est de permettre à une composante bien précise de garder indéfiniment le pouvoir. Il ne fallait pas être un grand prophète pour deviner à quelles aberrations, à terme, on parviendrait avec des exigences aussi contradictoires. Un Etat ayant des visées de conquête doit avoir une certaine capacité d’absorption, d’intégration des populations nouvellement placées sous son contrôle ou alors il doit envisager des formules fédérales ou confédérales dont les exemples ne manquent pas, au cours des âges, que l’on songe à l’Autriche-Hongrie, permettant à une minorité de conserver le pouvoir sans brimer à l'excès les autres entités, en leur conférant une représentativité, par exemple dans le cadre d’un Sénat faisant pendant à une Chambre des Représentants, comme aux Etats Unis et dans bien d’autres pays, comme la France. Paradoxalement, l’Angleterre, en charge de la Palestine, a créé, il y a bien des siècles, ce bicaméralisme (House of Lords, House of Commons) tout comme elle n’a jamais prôné un scrutin de liste, caractéristique de la vie politique israélienne, ce qui montre bien que le régime politique israélien n’est nullement calqué sur le britannique. C’est ce qu’on nomme, en droit constitutionnel, le bicaméralisme alors qu’Israël est resté fidèle depuis sa création au monocamérisme, apparemment plus conforme à sa modeste dimension. Mais avec l’évolution des choses, le bicamérisme aurait du s’imposer (rappelons qu’Israël n’a pas stricto sensu de constitution mais il a bien tenté de réformer le mode d’élection du Premier Ministre, Sharon ayant ainsi été élu au suffrage universel, alors que ce n’est pas le cas du Président de la République d’Israël, ce qui est quand même assez étonnant mais n’a pas été maintenu pour l’avenir) . M. Taguieff n’en dit mot. Or, le regard sur la situation israélienne n’est pas foncièrement différent de celui qu’on peut porter sur la situation française qui est au cœur de sa Nouvelle Judéophobie.

La “faillite” des Etats multinationaux

Taguieff nous affirme que les Etats multinationaux sont en crise ! Il y a certes des exemples dans ce sens, qui sont bien connus mais il y en beaucoup plus qui perdurent. De là à affirmer que les Etats “uninationaux” représentent un idéal.... Ce serait ignorer que toute unité est de façade et que la multiplicité peut toujours apparaître sous le vernis. Et en tout état de cause, c’est bien ce qui se passe actuellement en Israël, et on ne peut affirmer par avance qu’il n’existait, de toute façon, aucune solution ! Je cite Taguieff : “Ce qui est observable dans l’Histoire, ce sont des successions non prévisibles de flux et de reflux, de disparitions et de réapparitions” (p. 233). Nous sommes bien d’accord mais plus la structure est fragile et insatisfaisante et plus elle est susceptible, tôt ou tard, de se craqueler.

La France et la Séparation de l’Eglise et de l’Etat

 Est-ce qu’en exprimant sa défiance envers tout Etat bi ou multi-national, Taguieff est en train d’affirmer que les juifs en France ne constituent en aucune façon une forme de dualité, qu’ils s’inscrivent totalement et pleinement au sein de la “nation française”, nation qui, par définition, ne saurait se diviser ? Est-ce que la laïcité à laquelle Taguieff semble si attaché ne permet pas, justement, de gérer la multiplicité et la diversité ?

Mais cette laïcité, enfantée par le XVIIIe siècle ne s’appuyait-elle pas sur une société relativement homogène et même les juifs en son sein n’y étaient pas des étrangers, ils vivaient, au milieu des populations chrétiennes, certes dotés d’un statut différent au niveau juridique mais appartenaient bel et bien au tissu sociétal français. Rien à voir avec une forme d’immigration issue d’une autre sphère politique. Comme l’écrit, justement, sur un tout autre sujet, Taguieff, il faut faire la part de ce qui est sous-entendu quand on approche un état de choses :” L’une des caractéristiques de l’islamisme contemporain est qu’il présuppose le pouvoir abusif que se sont arrogés les mollahs etc. “ (p. 155) Dans la France du début du XIXe siècle, ce qui est “présupposé”, c’est qu’il n’y a pas d’étrangers, apportant leurs modes de vie et de représentation spécifiques, mais qu’il y a une diversité religieuse, avec les catholiques français, les protestants français et les juifs français au sein même de la “nation” française.

A partir du moment où ce présupposé n’est plus garanti, que le creuset français n’est pas en mesure de franciser des éléments étrangers, alors, en effet, il a bien crise de la laïcité à la française et la présence des musulmans en France mais aussi des juifs étrangers en est le catalyseur. Or, notons que Taguieff, à aucun moment, ne distingue juifs de souche française et juifs immigrés, alors qu’il s’agit là d’un problème majeur dont Herzl, dans l’Etat Juif, avait annoncé la gravité.

Certes, quand Taguieff catalogue les divers protagonistes de la société française, au regard des musulmans, distingue-t-il les “Français de souche” et les Juifs. (p.178) sans protester comme si les Juifs ne pouvaient être eux aussi, du moins pour certains, des “Français de souche” ou “de souche française”, comme on dit d’ailleurs couramment..

Est-ce que l’on ne risque pas de tout mélanger : nation, religion, ethnie ? Est-ce que tout cela doit être refoulé au nom de la laïcité alors qu’à tout moment ces différences sont manifestes. La laïcité, vue par des épigones, serait-elle devenu un Surmoi délirant, exigeant une sorte de sacrifice de l’intelligence et de la perception, un rite initiatique castrateur, un prix exorbitant à payer, que Taguieff imposerait ainsi à tous les postulants à l’appartenance française ?

Face à des positions aussi radicales sinon caricaturales, force est de se demander qui parle, qu’est ce qui a été transmis à celui qui endosse et assume un tel fardeau, une telle dictature, et exige de l’autre qu’il fasse de même.

En ce qui concerne l’auteur de ces lignes, aucunement marqué par l’émigration, nous avons le sentiment d’une certaine étrangeté face à cette hyper-laïcité qu’on veut nous infliger et infliger à autrui et notre malaise est d’autant plus grand que nous savons pertinemment à quel point il est source de déchirement, de schizophrénie, pour ceux qui se l’imposent à eux-mêmes.

Car la question lancinante est bien celle-là : est-ce que la notion de communauté est une sorte de réalité virtuelle qu’il faudrait à la fois vivre et nier ? Est-ce que la laïcité, en ce sens là, ne serait pas une sorte de négationisme ? Et pourtant, nous entendons régulièrement parler de la “communauté” pour désigner la communauté juive, il y a même des sites ou des revues qui portent le nom de “voix de la communauté” qui nous ont publié. Et en même temps, ceux qui parlent de communauté semblent le faire en cachette, un peu à la façon des marannes. On nous a expliqué l’autre jour que c’étaient en fait les antisémites, les judéophobes qui utilisent ce terme à l’encontre des Juifs mais que nous pouvions l’utiliser entre nous mais nier son existence face à des adversaires. No comment !

A vrai dire, je ne goûte guère de telles gesticulations, je n’y ai pas été préparé par ma famille, je ne participe pas d’une telle complicité,  mais en même temps je crois en comprendre l’origine de la part des populations immigrées, étrangères qui tendent à fonctionner, en effet, sur plusieurs registres – ce qui pourrait être considéré comme un stigmate (voir notre “Psychanalyse de l’étranger”, sur ce site http://www.faculte-anthropologie.fr/minorites/jh_etranger_resum.htm). La clef est simple : l’étranger est amené à se faire passer pour ce qu’il n’est pas, à assumer une situation d’imposture. Il sait ce qu’il est mais il ne doit pas le reconnaître et il ne faut pas qu’on le reconnaisse comme tel ! Il me semble qu’une telle éthique, un tel ethos, se transmet d’une génération à l’autre, est perçue en fait comme la dualité entre la sphère du privé et celle du public, ce qui s’accompagne souvent du recours à deux langues ou en tout cas à deux façons de s’exprimer. Nul, plus que l’étranger, n’a conscience à ce point du clivage qui précisément interpelle la laïcité. Et là se tient un paradoxe !

Ceux qui problématisent la laïcité et en appréhendent tout le jeu seraient précisément les étrangers dans la mesure même où celle-ci leur apparaît comme un bouclier contre toute discrimination, comme une assurance, une garantie d’intégration minimale. Nul plus que l’étranger n’a le culte de la laïcité !

A contrario, celui qui n’a “rien à cacher” a aussi moins de raison de s’attacher à cette laïcité, revue et corrigée, instrumentalisée, à l’aune de l’émigration, il n’en apprécie pas autant le caractère pervers, névrotique voire pathogène. Il est plus disposé que l’étranger à revisiter les structures mêmes de la société voire de l’Etat français alors que les populations étrangères – dont les trois quarts des juifs, rappelons-le – font partie s’y accrochent comme à un trésor inestimable. Et en ce sens là, on ne peut qu’observer la convergence entre juifs issus de l’immigration et musulmans encore que ces derniers, pour des raisons que nous allons expliciter, n’entretiennent pas le même rapport à la France et à son histoire, ce qui accentue encore plus leur ambiguïté et rend quasiment indéchiffrable leur mode de communication.

Il y a quelques années, le CERIJ avait organisé, de façon assez prémonitoire, un colloque “Discours identitaire et antisémitisme” qui avait provoqué – déjà : ! – quelques vagues. L’idée que l’on puisse relier la façon dont les juifs parlent d’eux-mêmes, déterminent ceux qui les représentent, puisse avoir quelque effet sur ce que Taguieff appelle la judéophobie semblait tout à fait scandaleuse et il ne semble pas que ce dernier ait réfléchi sur les causes internes – c’est à dire propres au positionnement des juifs – de cette judéophobie, préférant s’en tenir aux seules causes externes, c’est à dire celles qui tiennent aux problèmes des non juifs !.

Car nul plus qu’un juif immigré n’est capté de façon aussi complexe par le système de la laïcité au point que l’on puisse se demander s’il n’y a pas là une judaïsation de la laïcité. Car non seulement le juif immigré – ou issu de l’immigration – doit se défendre face la société française en général mais il doit le faire également face à la société juive non immigrée contre laquelle il n’hésitera pas à brandir l’argument de la laïcité.

Certes, on nous dira que tout cela est de l’histoire ancienne, que le temps a passé.. Voire ! Nous ne pensons pas, pour notre part, que les problèmes ont été résolus sous prétexte qu’ils sont plus enfouis et désormais mal identifiables par certains intéressés. Les réactions que le CERIJ a provoquées, avant, pendant et après les Journées Portes Ouvertes des Juifs laïcs de France des 1-2 décembre 2001, en témoignent. Certains n’hésiteront pas à affirmer que ces réactions sont justement dues au fait qu’il n’y a pas de problème mais nous avons la faiblesse de croire le contraire, que le simple rappel de ce clivage parfaitement connu et conscient autrefois sinon institutionnalisé était de l’ordre de l’insupportable, de la menace. Et la question que nous poserons : est-ce que la communauté juive est en position de dialoguer avec la communauté musulmane alors qu’elle n’a pas résolu ses problèmes internes et qu’elle ne sait pas se positionner, hésitant constamment entre plusieurs options ? Est-ce que ce n’est pas là, Monsieur Taguieff, une cause de la judéophobie, au même titre d’ailleurs que la complexité de son lien avec Israël et avec la laïcité à l’ israélienne ?

Car comment les juifs de France, liés à l’immigration ou au rapatriement, en ce qui concerne les juifs algériens, prisonniers des rets de la laïcité à la française ne seraient pas aussi victimes des piégés de la laïcité à l’israélienne ? Comment, dès lors, pourraient-ils juger sainement de la situation causée par les dysfonctionnement de la démocratie israélienne, en terme de gestion des clivages et des origines propres aux populations concernées ?

II – Vers une société communautariste

Lors du débat sur l’Emancipation des Juifs de France, les juifs alsaciens prônaient le maintien d’une “nation” juive alors que les descendants de marannes, bordelais, imposaient l’idée d’une citoyenneté individuelle, longtemps dans une situation de semi-clandestinité en France ou du moins dont la dimension juive n’était, pour le moins, pas mise en avant.. Et de fait, nous vivons depuis dans une situation de marranisme.

Napoléon, en instituant le Consistoire introduisait bel et bien une certaine forme de communauté qui corrigeait sensiblement le modèle précédemment adopté.

On observe que les clivages actuels – notamment entre juifs et musulmans – sont d’ordre religieux ou para-religieux. La France n’est pas confrontée avec des affaires de sécession ou d’autonomie régionale qui sont passées au second plan, pour l’heure.

Certes, on nous objectera le caractère inadéquat du terme “religion” mais précisément n’est-il pas temps de le redéfinir, de l’enrichir, plutôt que discuter de son éventuelle inadéquation ? Ceux qui chipotent sur le terme sont d’abord ceux qui tentent de saboter une réflexion sur le communautarisme en France. Combat d’arrière-garde !

On connaît la chanson : tous les juifs ne pratiquent pas et on est en droit de se demander si le refus du religieux, chez nombre d’entre eux, ne passe pas d’abord par un refus d’exister en tant que communauté. Un tel refus, étayé par une affirmation de non-croyance, de non-respect de la Loi, des mitsvoth, nous apparaît comme un prétexte.

Et puis, les Chrétiens, non plus ne pratiquent pas. Peut-être certains préféreraient-ils les appeler des “français de souche” comme si les communautés musulmane et juive étaient faites exclusivement d’immigrés. Evitons de grâce un tel piège !

Nous pensons, au contraire, que l’appellation de catholique, de protestant, est préférable et moins polémique et ce serait une forme de judéophobie de la part d’un catholique ou d’un protestant de se dire “français” face à un juif sinon face à un musulman. L’appartenance religieuse vaut pour tout le monde à condition encore une fois d’en revisiter le sens.

Parler de communautés religieuses permet en outre d’éviter de s’engager dans des dédales autrement redoutables, articulés sur les clivages les plus divers et variés, corporatifs, géographiques etc., et qui ne relèvent pas d’une seule et même problématique, qui ne s'insèrent pas au sein d’un même système de représentations.

On nous parle de “séparation de l’Eglise et de l’Etat” (1905), toujours en récitant une leçon d’éducation civique. Qu’est ce à dire que cette notion ? Qu’est ce qu’elle recouvre et peut-on la repenser, la redéfinir au même titre que l’appartenance religieuse ? En fait, c’est tout le champ du religieux au début de ce XXIe siècle qui est à revoir et peut être à (ré)instrumentaliser.

 

Cette “séparation” ne signifie nullement pour nous l’interdiction de communautés religieuses, ni le refoulement de notre identité confessionnelle tant individuelle que collective. Elle implique d’abord qu’il n‘y a pas/plus de religion dominante. N’oublions pas que la laïcité s’est d’abord construite contre le catholicisme, notamment à l’initiative des Protestants. Il reste que dans ce monde laïque, la plupart des fêtes déterminant des congés pour tous, sont d’origine chrétienne. Autrement dit, nous vivons dans une laïcité restée profondément marquée par le christianisme. Inutile de le nier ! Nous avons là une nouvelle manifestation du recours à une façade laïque (cf. notre article “les pièges de la représentation” (site : col.com) qui dissimule une réalité beaucoup moins ouverte qu’on veut bien le dire.

Or, nous voudrions dépasser une telle polémique qui est appauvrissante pour tous car la laïcité pure et dure – en fait une pseudo-laicité – est, pour les minorités religieuses que sont le protestantisme, le judaïsme et l’Islam, une victoire à la Pyrrhus..;

Sous le vocable de religion – que l’on pourra éventuellement remplacer par un autre, en recourant par exemple à quelque terme grec, comme koiné – auquel nous conférons présentement une signification très large, d’ordre socio-historique, et certainement pas individuelle et subjective, nous incluons un certain nombre de notions : synchroniques comme celle de culte, celle de croyance, celle d’ethnie et diachroniques, celle de provenance culturelle, celle du rapport historique au pays considéré. Et nous nous attendons à ce que cette classification provoque des réactions qui réveilleront un certain négationisme voire une certaine judéophobie d’un type nouveau, voire un antiracisme inédit..

Car ce que ne précise assez P. A. Taguieff, c’est que la judéophobie – toute juédéophobie car le pluriel serait de rigueur – est fonction des représentations et que toute représentation peut générer un rejet, un refus, être le catalyseur d’une judéophobie qui ne s’avouait pas comme telle, qui n’avait pas encore trouvé son vecteur.

Taguieff se scandalise du fait que l’antisémitisme puisse se présenter comme un antiracisme. Il démontre là l’étendue d’une certaine naïveté car dès lors que l’on définit, que l’on distingue, qu’on ne veut pas confondre des cultures ou des peuples, on risque fort de tomber sous une telle accusation de racisme, au nom de la laïcité, au nom du consensus et en ce qui nous concerne, nous ne nous faisons aucune illusion quant à la possibilité d’être traité de “raciste” pour telle ou telle de nos analyses, ce qui a l’avantage au demeurant de placer nos propos sous le coup de la loi et relève donc d’une forme de terrorisme intellectuel. Au vrai, le meilleur moyen d’échapper à la judéophobie n’est-il pas de renoncer à toute définition de ce qu’est le juif ou les juifs – certains n’appréciant guère le singulier en la circonstance. Or, pour notre part, il n’est pas question de renoncer à décrire, à modéliser et à classer et ce au sein même de la communauté juive de France.

Dans une récente discussion avec une étudiante marocaine musulmane, nous avons entendu un argument assez remarquable : les juifs seraient des étrangers et des immigrés, tous autant qu’ils sont, du fait même de leurs origines et cela peu importe que pour certains cela puisse remonter bien avant les croisades, dont on sait qu’elles furent l’objet de pogroms avant la lettre. Cette personne faisait référence non pas aux pays de la diaspora dont serait originaires telle ou telle sous-communauté juive française – turque, tunisienne ou polonaise- mais au culte même, à la liturgie qu’elle distinguait de l’Histoire objective. D’où la nécessité en effet de distinguer culte et culture. Cette étudiante voulait oblitérer des siècles d’histoire par un tel procédé, cherchant ainsi à placer communauté juive et communauté musulmane sur un même pied. A ce jeu là, on pouvait également considérer que le christianisme étant dérivé du judaisme et s’originant en Palestine faisait aussi de tous les chrétiens des étrangers par rapport à la France, les non -étrangers étant dès lors les païens de type Astérix ou les athées. Elle oubliait que nous vivons dans une civilisation judéo-chrétienne. Mais ce faisant, cette musulmane ne faisait-elle pas montrer d’une certaine judéophobie par son argumentation spécieuse qui télescopait un problème majeur qui est celui de la mémoire culturelle qui ne saurait se réduire à la seule pratique cultuelle. Et de fait, il ne s’agit nullement pour nous de réduire les communautés “religieuses” à la seule dimension cultuelle et cela pour la raison suivante, c’est qu’il convient de les replacer dans le contexte historique français. Il est ainsi clair que la communauté musulmane de France est liée à l’Afrique du Nord, ce qui n’est pas le cas de la communauté musulmane en Angleterre, plus marquée notamment par le Pakistan (partie de l’ancienne colonie britannique indienne avant la partition) pour des raisons liées aux divers colonialismes. De même, la communauté juive de France a une spécificité qui est à reconnaître par rapport à celle de Russie (à laquelle Soljénitsyne vient de consacrer un ouvrage) ou à celle des Etats Unis.

Ainsi, on ne parlera pas des communautés religieuses tout court mais des communautés religieuses en France (les CRFs, si l’on veut), ce qui leur confère ipso facto une profondeur historique, “temporelle” (voir l’article sur le dialogue judéo-arabe en France)., une valeur ajoutée qui dépasse la simple appartenance religieuse sans ancrage historico-géographique, ce qui relativise nécessairement la seule question de la pratique cultuelle.

Ce qui nous conduit à réfléchir sur les relations pouvant exister entre précisément les différentes communautés d’une même religion, question des rapports des musulmans dans le monde, des juifs dans le monde. Ce qui nous ramène finalement à la question de la République. Nous ne sommes pas juifs tout court, nous sommes des juifs en France et nous nous inscrivons directement ou indirectement dans l’histoire d’une certaine communauté religieuse.

On nous objectera que pour les populations issues de l’immigration, elles se retrouvent entre deux communautés; ainsi une musulmane d’origine marocaine en France ne relève-t-elle pas en effet, demandera-t-on, de la communauté musulmane majoritaire du Maroc et de la communauté musulmane minoritaire de France ? Mais précisément, c’est cette dualité qui tend, chez certains, à vouloir relativiser l’idée de communauté religieuse en France (CRF).

Or, nous pensons qu’il faut poser autrement le problème : si l’on est en France, de telle ou telle religion – et ce par delà la question de la croyance personnelle – et c’est là que nous pouvons dire que cette représentation communautaire est laïque en ce qu’elle ne préjuge pas des convictions individuelles – on entre dans un cadre qu’il importe de respecter et notamment celui de la CRF d’accueil. On notera que nous ne parlons pas de la France en général comme lieu d’accueil mais de la CRF à laquelle se “relie” – le mot religion vient de là – la personne immigrée. Et tout comme un immigré doit se conformer aux normes du pays d’accueil, il devra aussi se conformer aux normes de “sa” CRF. Qu’est-ce à dire ? Qu’au sein même de cette CRF, il sera aussi un immigré, ce qui pose la question de la double immigration que l’on refuse souvent de penser. On assiste souvent, en effet, à un refus de cette double immigration, ce qui peut entraîner des effets fort fâcheux pour le bon fonctionnement des CRFs respectives. Il est tentant de nier son appartenance à une CRF, à ses structures dirigeantes, à son élite, à son aristocratie, à ses valeurs et stratégies spécifiques pour se propulser dans la société française, en en niant les clivages. Mais c’est bien sur ce point qu’il y a rupture entre deux représentations de la société française et nous savons à présent, peu ou prou, les enjeux existentiels qui sous tendent l’une et l’autre.

Le débat se déplace désormais sensiblement : du fait du respect de l’appartenance à une CRF, ayant sa propre histoire, ses propres élites, le reproche de xénophobie, paradoxalement, n’existe plus qu’au sein même de chaque CRF et cela est probablement préférable ainsi. A chaque CRF, dès lors, de gérer la question de ses immigrés et de leur place en son sein. Notons que dans le cadre du CFR, on peut englober des personnes n’étant pas citoyennes mais résidentes, ce qui permettrait de résoudre nombre de problèmes liés à l’immigration, au droit de vote des étrangers et dont seraient chargées les CFRs concernées.

A propos de xénophobie, rappelons que personne n’est en soi un étranger, que ce n’est qu’une facette existentielle de sa condition. Dans l’absolu, on ne ait pas étranger, on le devient du fait d’un déplacement et cela a un coût, qui est notamment d’être conduit à minimiser le rôle du temps dans la mesure même où c’est la durée de la présence et de l’expérience qui sépare l’étranger de l’autochtone. En pratique, ce qui vient quelque peu compliquer les choses, on peut hériter sinon d’un statut sinon d’une attitude qui reste marquée par le passage d’une communauté religieuse propre à un pays X vers une communauté religieuse propre à un pays Y. Ce n’est pas le lieu, ici, de revenir sur les stigmates liés à un tel passage, il convient à chaque CFR d’y réfléchir et de les prendre en compte. Nous vivons dans des sociétés qui écrasent l’individu, qui le réduisent à un numéro, le CFR constitue un cadre de proximité, respectant certaines idiosyncrasies, facilitant finalement l’intégration sans prendre des raccourcis qui ne résolvent rien.

On l’a dit, le bicamérisme  comportant un sénat que l’on appelle d’ailleurs chambre haute – à caractère centrifuge – qui se situe dans le terroir, et qui rassemblerait notamment les CFRs au regard de l’Histoire par opposition à la chambre basse qui se situe plus sur le seul plan juridique, national – à caractère centripète – est la marque de cette dualité que nous revendiquons et qui pour simplifier est lié au temps et à l’espace. Les sociétés actuelles sont trop souvent borgnes !.

L’avantage des CFRs par rapport à toute division géographique c’est que, par leur caractère diasporique, elles ne remettent pas en question l’intégrité du territoire national tout en canalisant le besoin de différenciation. En outre, elles permettent à l’évidence d’établir des liens d’un Etat à un autre.

Ainsi, en ce qui concerne la judéophobie, nous pensons qu’elle doit être abordée en réfléchissant sur les structures sociétales et qu’il ne faut pas simplement s’attaquer aux symptômes. Le problème, c’est que ce sont souvent les juifs eux-mêmes et notamment ceux qui sont issus de l’immigration – et nous y incluons les juifs d’Algérie, citoyens français depuis 1870 – car la question n’est pas simplement juridique – qui se refusent à un tel examen de conscience, contribuant ainsi au blocage de la société avec les refoulements qui en découlent.

Enfin, nous ne pouvons nous empêcher de rappeler à M. Taguieff que la judéophobie est générée selon nous par le fait que les juifs de France ne s’inscrivent pas dans un cadre repérable, qu’ils sont représentés par des dirigeants qui ne représentent pas l’esprit de la présence juive séculaire en France et qui projettent des stratégies inadéquates qui n’y sont pas de mise. Le malaise de la communauté juive de France, c’est le même qu’en Israël, c’est celui de l’Alya, pour adopter un terme qui lui est généralement réservé. Le noyau historique du judaïsme français a été débordé par les alyas successives tant d’Europe de l’Est que d’Afrique du Nord, au point de devenir minoritaire. Nous pensons que ces alyas sont largement responsables de la judéophobie, et en disant cela nous ne faisons que reprendre les analyses de Herzl dans l’Etat Juif. Il est temps que la communauté juive se recentre sur ses racines et sur ceux qui les incarnent généalogiquement. Car pour nous l’idée de communauté religieuse est tout le contraire d’une approche fantasmatique du réel, c’est au contraire la prise en compte de pesanteurs séculaires et incontournables que d’aucuns, pour des raisons qui sont les leurs, croient dans leur intérêt de nier ou de considérer comme un détail. Il y a aussi un négationisme juif ! Le XXe siècle aura déraciné des populations entières et les juifs en particulier mais il ne s’agit pas, pour autant, de créer une société de déracinés mais d’engager un processus de réenracinement autour de ceux qui ont échappé à cette malédiction. C’est d’ailleurs, paradoxalement, chez ces juifs qui sont pleinement en phase avec la France, qui n’ont aucune interférence avec d’autres culturalités que la française, que le facteur proprement juif est le plus facile à cerner, pour les autres, trop souvent, ce qu’ils appellent “juif” relève de la nostalgie d’autres culturalités que la française. Or, c’est précisément cette culturalité qui constitue le ciment commun à toutes les CFRs à partir du moment où chacune d’entre elles se recentre sur ce qui la relie à la France, à travers la chaîne des souvenirs, de commémorations, mais aussi à travers la chaîne d’ hommes, en chair et en os. N’est-ce pas ce que trop souvent nous avons reproché aux Chrétiens, que de s’être approprié un héritage en en ignorant les héritiers légitimes ? Et apparemment, la grande tentation des juifs issus de l’immigration, en France, c’est de nier l’existence de juifs de souche française ou de déclarer qu’ils ont démérité, qu’ils n’étaient plus vraiment juifs. Il est terrible de voir comment un tel discours judéophobe, longtemps prégnant en milieu chrétien, peut être repris par des juifs contre d’autres juifs et que ces derniers, à leur tour, traitent de judéophobes ceux qui le leur rappellent ! Au bout du compte, on peut se demander s’il est sain d’employer un tel concept que chacun utilise à sa guise et d’abord pour empêcher l’autre de s’exprimer !

 

Jacques Halbronn

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