Les démons dans les cosmogonies sémitiques

Point de vue anthropologique, analyse psychologique

 

 

Première partie – Permanence des représentations

 

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INTRODUCTION

Que les démons existent, la question a été résolue de manière plus ou moins affirmative et radicale par diverses religions. Et, pour l’anthropologue il importe moins de savoir si les démons existent que comment ils existent, à l’intérieur même du système de croyance dont ils font partie.

La croyance aux démons est un fait d'histoire, et afin de s'en assurer il suffit d'observer l'évolution des civilisations. Mais le point de vue anthropologique et l’étude psychologique sont demeurés souvent soit secondaires soit si confinés à des ratiocinations qu'il ne viendrait à l'idée de personne, actuellement, de considérer les démons comme des entités psychologiques douées de réalité et, par là, dignes d'attention.

En complétant l'observation et la méditation sur les croyances et les mythes qui prospèrent autour des démons il est permis de découvrir des aspects singuliers qui ne laissent pas d'intriguer par la puissance des énergies mises en jeu autour de ces mythes. Autour des démons ou de ce qui en tient lieu, se sont joués de nombreux drames de civilisation. Que l'on pense à l'Inquisition ou même, il n'y a pas si longtemps aux sorcières de Salem. Mais on peut également méditer sur le sacrifice rituel de plusieurs victimes humaines commis par une communauté de villageois péruviens en 1986. Ces sacrifices avaient pour but de conjurer les esprits tutélaires du lac Titicaca dont les eaux menaçaient d'inonder une immense région.

La croyance en l'existence des démons aide la malice humaine à trouver des exutoires commodes. Et cet artifice fut abondamment usité par des pseudo-saints qui s'offrirent à porter les souffrances d'autres « maléficiés » offerts à Satan ou à un de ses acolytes. Purifier, nettoyer, ôter les traces de toute sortes d'impuretés, telles fut le but des cérémonies qui, dans la plupart des ethnies, servirent de préalable au dialogue avec une entité démoniaque. L'Homme, dans cette confrontation à des forces obscures surgies des profondeurs de la Nature, s'est toujours trouvé en lutte contre sa propre souillure et il s'en est accommodé de diverses manières. Souillure de l'âme pervertie par quelque miasme honteux, souillure du corps infesté par des agents dévorateurs de la vie.

La grâce et la maladie sont les fruits de ces luttes selon que l'on sorte vainqueur ou vaincu du duel contre l'indicible. La honte attend le vaincu cependant que la sainteté couronne le succès de ceux qui ont su dominer les forces démoniaques. C'est une marque constante et répandue dans la plupart des ethnies, les démons sont liés à la question du pur ou de l'impur, du beau ou du laid, du sain et du malsain. Ce qui est moins partagé, c'est la manière dont les humains ont représenté cette présence. Si, dans l'univers sémitique, la honte et l’opprobre sont les fidèles accompagnateurs des cohortes démoniaques, d'autres peuples se sont arrangés pour exorciser les leurs avec plus ou moins de fantaisie et d'éclat. Dans certains groupes ethniques, c'est même une franche occasion de festoyer.

La question esthétique prime cependant et l'on en arrive alors à une vérité incontournable. La présence de démons, la manière dont ceux-ci sont vécus, les qualités « caractéristiques » de ces derniers, révèlent l'existence de codes moraux et de systèmes esthétiques très élaborés dont ils représentent les limites. Le démon est un être des limbes et, par voie de conséquence, il assume pour les humains la tâche ingrate de gérer les comportements « limites ». Ce qui est hors-ban, forban, relève de la catégorie démoniaque. C'est une constante ! Mais il est en cela proche de l'ange auquel revient l'honneur insigne d'encadrer les actes héroïques au travers desquels l'humanité se grandit. Pas si sûr, l'ange Gabriel, le père de tous les humains et aussi exterminateur, il porte sa charge destructrice. Et parfois Idris[i], nous apparaît comme l'intercesseur des humains auprès d'un dieu terrible.

Dans la légende qui mène Job à une sorte de confrontation insolente à son dieu, le Diable n’est que l’instrument de la divinité.

Infinies variations sur le thème de la lutte – ou de la nécessaire alliance – constante de l'humain contre les forces de la Nature. Que le monde des démons, comme celui des anges, soit doté d’attributs ambigus ne fait aucun doute. C’est même là une autre constante de ces mondes « limites ».

 

C'est probablement la contiguïté de la morale et des sens, la proximité encore fraîche de la religion, qui a fait fuir nos modernes psychologues soucieux d'éradiquer toutes formes de croyance, pour mieux placer les leurs fort probablement. La science moderne est très mal à son aise avec l'aïsthésis, confondant souvent celle-ci avec les artifices souvent illusoire destinés à rehausser la beauté humaine.

Précisément ! Dans les gestes sophistiqués et lents du matin d’une personne qui se pare, quand chacun maquille à sa façon une physionomie trop personnelle, dans la constitution de ce masque peint sur le visage ou dessiné d'un coup de peigne dans une crinière sauvage, n'y a-t-il pas répétition inconsciente d'un geste exorciste que l'humain moderne reprend à son compte, le justifiant à sa manière ? Propreté ! Et cette rationalisation ne serait-elle pas issue elle-même d'un système de croyances ... aux démons ? Des démons singuliers mais somme toute déjà connus du répertoire millénaires des croyances. N’est-ce pas aussi une façon bien humaine de se débarrasser des miasmes de la nuit ?

Nous verrons combien la présence des démons est constante dans l’Histoire et indéfectiblement attachée au corps et aux sens, aux soins du corps et à un apprêt des organes des sens.

Nous tenterons de dresser une sorte de typologie démoniaque qui induit un certain type de relation entre les humains et les démons. Partant de là, nous verrons que des comparaisons peuvent être faites entre ces comportements si archaïques – c’est ce qu’on dit – et des actes modernes dont la finalité ne se dévoilent pas comme exorcisme.

Avant propos

Il n'existe pas encore de véritable enquête comparative sur les fondements psychiques des diverses croyances aux démons. En dehors du domaine de la théologie, beaucoup d'ouvrages éliminent la question psychologique sur la base de présupposés, de préférence rationalistes et sans qu'il y ait de véritable approfondissement sur la nature des mécanismes qui sont à la source de ces croyances. Parfois même, c'est en banalisant la question que la raison réduit la dimension de l'imaginaire lié au démon à une pathologie ou bien à un facteur mystique dont l'étude relève des seuls théologiens.

L'exemple le plus frappant est celui qui nous est offert par La sorcière de Michelet. Ce livre continue d'être cité en référence par un très large public d'érudits – plutôt des psychologues – alors qu'il repose sur une compilation aveugle et sans critique d'ouvrages de démonologie dont il est facile de retrouver la trace avec un peu de sagacité. et de persévérance. L'anticléricalisme de Michelet tient lieu de fondement à un plaidoyer aveugle. En conséquence, l'auteur rate le but qu'il s'assignait, celui de défendre la femme et le féminin et rejoint dans l'esprit les vieilles morales puritaine antérieures au christianisme.

Beaucoup des documents en notre possession rapportent des faits sans preuve et leurs auteurs les tiennent pour vrais dès lors qu'ils accordent crédit à leurs informateurs sur la seule foi de leur notoriété. C'est ainsi que la croyance en l'envol des sorcières vers leur sabbat dure et nourrit une abondante littérature et chaque étude nouvelle copie plus ou moins maladroitement toutes celles qui l'ont précédée.

La sorcière[ii] nous met en présence d'une gigantesque rumeur. L'auteur, abondamment critiqué par les chercheurs allemands et anglo-saxons semble ne faire aucune différence entre ce qui relevait du fantasme et ce qui appartenait à la réalité. Esclave de son rationalisme et prisonnier de l'anticléricalisme des intellectuels de son époque Michelet nous offre un morceau de choix au plan idéologique, lequel se jouera sur le dos des sorcières et des sorciers. Un minimum de sens psychologique eut permis à quiconque de soupçonner que ces malheureuses sorcières furent en grande partie les victimes des fantasmes morbides d'obsédés sexuels comme seul les religions peuvent en produire, en marge de leurs institutions.

Norman Cohn, dans un livre magistral, démontre, preuves à l'appui, en enquêtant sur l'histoire de l'Inquisition, formidable machine perverse, que l'existence des sorcières fut d'abord avérée dans les rêves fous de psychopathes qui portaient soutanes. Les sorciers se mettaient soudain à exister lorsqu’un inquisiteur arrivait sur les lieux de son exercice. Ils s’éclipsaient quand ce dernier disparaissait.

Le maleficium serait, selon certains avis rationnels et une littérature pseudo-scientifique, un fantasme dont la sorcière est l'objet. Quant à la sorcière, on la connaîtra surtout au genre féminin. Mais, jamais, on expliquera la permanence et les constantes des vertus sorcières à travers le temps. Jamais il ne sera dit pourquoi, à certains moments de l’Histoire, quelques esprits dérangés, dotés de pouvoirs spirituels se mettront à massacrer leurs semblables au nom de la grâce.

Michelet vécut à l'époque où l'on découvrait l'hystérie – dont le genre est également plutôt féminin – et son travail repose sur la croyance évidente que la femme est instinctivement disposée à éveiller le mal chez son compagnon mâle, lequel, bien entendu serait un parangon de vertu. A l'apogée du matérialisme, Michelet donnait sa caution scientifique à une imposture, il s'en faisait le complice.

Depuis, J. Favret-Saada nous a donné des éléments de théorisation qui permettent d'y voir plus clair en évitant les pièges classiques des projections idéologiques. Elle-même se plaint cependant de ne pas être entendue, ce qui en dit long sur le vide descriptif d'abord, théorique ensuite, qui demeure à propos de démonologie.

Si bien que, du point de vue scientifique, il convient de faire l'anthropologie de ces fantasmes qui nous apprennent comment les projections dont la femme est l'objet, ont évolué au cours des siècles et jusqu'à quel degré d'aveuglement des savants contribuèrent à une forme d'obscurantisme.

Relire l'histoire de la démonologie et d'une des croyances les plus archaïques de la « culture masculine », c'est avancer dans la compréhension de la vie sociale. En effet il importe de voir que ce que nous connaissons des croyances aux démons traduit un des éléments les plus obscurs des mythologies dominantes. Nous verrons que le mot même de démon – pour nommer les idoles primitives – est une émanation spécifique dans le temps et dans l'espace de la culture occidentale. Il n'y a pas de plus belle démonstration de l'ethnocentrisme occidental que cette projection d'une vision singulière du monde faite sur de multiples croyances d'origines variées.

On connaît l'étroite relation qui existe entre la sorcière et les démons et, par suite, bien évidemment, on se pose la question de savoir si, à leur propos, ce n'est pas la même lignée de rêves cruels qui serpente dans l'ombre des bonnes consciences de la science.

Nous procéderons à l'étude de ces fantasmes, selon un modèle classique, celui d'une appréhension de l'univers dans lequel naît la croyance aux démons et à leurs serviteurs sorciers ou sorcières.

Si l'on s'appuie sur la notion de représentation du monde – cosmogonie – et de système de représentation, on découvre facilement les relations que ces croyances nouent entre elles dans l'Histoire.

A travers l'existence des démons, chemine le rapport intime que l'humain entretient avec les parts mystérieuses de sa psyché. La science est supposée avoir éliminé toutes sortes de croyances, toutes les croyances. Or, elle s'est elle-même constituée ainsi et cette sorte d'aveuglement projectif l'empêche de s'ouvrir aux fantaisies de l'imagination qui serpentent dans les cultures depuis des siècles[iii]. Reconnaître l'existence des démons comme représentation et non plus comme résidus archaïques – telle est la façon dont l'académisme admet l'existence des démons – supposerait que l'on révisât les positions savantes sur la question. Mais, plus grave, enquêter sur la réalité psychologique des démon impliquerait du même coup l'émergence de l'hypothèse selon laquelle les démons de la science existeraient bel et bien. Ce qui donnerait à d'autres disciplines, l'anthropologie, la psychologie, etc., le droit d'étudier la science comme système de représentation. Une telle supposition est interdite vu l'état de doute sur elle-même dans lequel baigne la communauté scientifique contemporaine. Et un système qui doute sécrète des dogmes.

Une clef de voûte de la civilisation serait-elle menacée à étudier la croyance aux démons ?

Ces détours singuliers jusque dans les limbes du politique ne sont pas forcément hors propos. Comment en effet, serait-il possible d'examiner une croyance sans une vision globale, historique, politique[iv] et sociale ?

 

Dans le présent ouvrage, le recours à la psychologie nous permettra de dégager des lignes de compréhension de ce phénomène d'un type peu usité. En premier lieu, la vérité de l'existence du démon sera prise comme une réalité intérieure incontestable et nécessaire. Loin d'être un a priori, cette vérité découle de l'expérience clinique comme une nécessité humaine incontournable. C'est en cela que le discours sera hors du commun : la référence à la clinique psychologique comme étalon et critère de mesure de la croyance en l'existence des démons.

La pratique de la psychothérapie et la théorie psychanalyse nous permettent d'envisager ces croyances selon des modalités nouvelles. D'une part l'hypothèse de l'existence de l'inconscient, d'autre part la prise en compte comme vérité psychique, de l'existence des démons – ou ce qui en tient lieu – sont deux éléments qui nous distinguent de l'anthropologie classique.

 

L’ouvrage sera conçu sur le mode de l'exposé anthropologique[v]. Le récit neutre expose des données sur l'imaginaire des peuples telles que l'histoire nous en rapporte le contenu par les mythes et les épopées de tel ou tel ethnie. Il s'agit dans un premier temps de dresser un état des lieux et d’opérer des rapprochements et des comparaisons entre différents systèmes de représentation. La question pouvait aussi se poser de la relation qui peut exister entre l'existence réelle, supposée, symbolique, métaphorique, ..., des démons et la question du bien et du mal. Nous n'avons pas abordé ce problème qui nous paraît relever de la morale et, par conséquent, hors de notre propos. Cependant quand la nécessité de rigueur nous y conduisait nous l'avons abordé dans le cadre nettement circonscrit par le sujet. Ainsi, par exemple, en a-t-il été pour ce qui concerne le Mazdéisme et ses avatars, de même quand il s'agissait d'approcher la notion de dialectique si commune à de nombreuses cultures et philosophies, dont la culture chinoise...

Voir le synopsis


[i] – Le Diable dans la cosmogonie musulmane.

[ii] – Michelet, voir la bibliographie en annexe.

[iii] – Le problème des démons n'est pas seul à constituer un point aveugle de la science. Tout ce qui relève, dit-on de l'irrationnel bénéficie de cette exclusion systématique. Ainsi en est-il de la notion d'imaginaire mais aussi de ce que l'on a faussement nommé phénomènes paranormaux.

[iv] – Dans la persécution des Templiers, nous percevons l’irruption très nette du pouvoir politique au sein même et en alliance avec le pouvoir spirituel.

[v] – Cet ouvrage m’avait été commandé par J.-F Mayer pour les éditions du Cerf. Mais à la lecture des préalable, il n’a pas été donné suite car les hypothèses avancées « pouvaient effrayer le public » de ces éditions.

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