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Les violences sexuelles en France : quand la parole se libère


Une enquête Contexte de la sexualité en France (CSF) de 2006 a demandé aux personnes interrogées si elles avaient subi des rapports sexuels forcés ou des tentatives au cours de leur vie, comme l’avait fait en 2000 l’enquête nationale sur les violences sexuelles envers les femmes en France (Enveff).

De nombreux médias ont fait écho des résultats de l’enquête menée en 2006 par l’Ined sur la fréquence des agressions sexuelles. Il importe de remarquer que ces résultats sont conformes aux témoignages des travailleurs sociaux œuvrant sur le terrain : une forte augmentation des délits, un très faible taux de déclarations en police.

L’enquête Contexte de la sexualité en France (CSF) de 2006 a demandé aux personnes interrogées si elles avaient subi des rapports sexuels forcés ou des tentatives au cours de leur vie, comme l’avait fait en 2000 l’enquête nationale sur les violences sexuelles envers les femmes en France (Enveff). D’une enquête à l’autre, les déclarations d’agressions sexuelles ont doublé, 16% des femmes et 5 % des hommes déclarant en 2006 avoir subi des rapports forcés ou des tentatives de rapports forcés au cours de leur vie. L’augmentation des déclarations ne provient pas d’une fréquence accrue des agressions, mais d’une plus grande propension à rapporter des événements de violence dans une enquête scientifique, liée à l’abaissement du seuil de rejet des violences.

La proportion de personnes ayant subi des agressions sexuelles au cours de leur vie est mieux connue depuis quelques années grâce à plusieurs enquêtes scientifiques menées auprès d’échantillons représentatifs de la population. De l’enquête Enveff menée en 2000 à l’enquête CSF menée en 2006, les déclarations de violences sexuelles ont doublé. Nathalie Bajos et Michel Bozon nous en expliquent les raisons, qui tiennent principalement à ce que ces violences sont de moins en moins tues.

Le sommaire détaille les analyse de l’enquête : • Des événements fréquents dont on parle peu • Un recul du silence sur certains types de violences • Un rejet des violences plus affirmé, mais sans augmentation du recours à la justice N. Bajos, M. Bozon, équipe CSF Population et sociétés N°445, mai 2008, 1.50 €. n° ISSN 0184 77 83, Version PDF téléchargeable gratuitement.

Les déclarations d’agressions sexuelles aux enquêteurs de l’Ined ont doublé entre 2000 et 2006, alors que le nombre de plaintes enregistrées par la police est restée stable, selon une étude de l’Institut démographique qui constate que "la parole se libère". Les enquêteurs ont posé les mêmes questions, sur l’existence de tentatives ou rapports sexuels forcés, lors des enquêtes Enveff (enquête nationale sur les violences exercées envers les femmes) en 2000 et CSF (contexte de la sexualité en France) en 2006, permettant une comparaison pertinente.

D’une enquête à l’autre, les déclarations d’agressions sexuelles par les femmes de 20 à 59 ans ont doublé, passant de 8,4% à 17,3%. Entre 50 000 et 120 000 femmes auraient subi un rapport sexuel imposé ou une tentative au cours des douze derniers mois de l’enquête.

Seule une petite minorité de ces agressions font l’objet d’une plainte, dont le nombre, après une forte hausse dans les années 90, n’augmente plus depuis le début des années 2000 (9.993 plaintes pour viol en 2005, contre 9.574 en 2001, mais 2.167 seulement en 1981). Les victimes ont donc plus de facilité à parler, mais pas encore à se tourner vers la justice. Et il conviendrait rapidement d’analyser les raisons de cette régression qui permet, d’ailleurs, de gonfler les résultats positifs du Ministère de l’Intérieur qui laisse croire que cette diminution des plaintes est corrélée à son action contre la délinquance sexuelle. Or celui-ci pourrait s’interroger sur les méthodes d’accueil et d’instruction mis en œuvre par ses soins.

Dans l’enquête de 2000, 16% des femmes et 5% des hommes, entre 18 et 69 ans, déclarent avoir subi des tentatives ou rapports forcés au cours de leur vie, majoritairement avant 18 ans, et commis par des personnes isolées, pas par des groupes.

Mais, alors que les générations de plus de 50 ans citent dans la moitié des cas des violences sexuelles répétées avec la même personne, généralement un homme de la famille, elles ne sont plus qu’un tiers dans les générations récentes, qui mentionnent surtout des violences commises une seule fois.

35% des femmes de plus de 40 ans qui déclarent un rapport forcé après 18 ans disent que l’auteur était un conjoint ou un partenaire. Avant 18 ans, il s’agit principalement du père, beau-père ou une personne de la famille. Les agresseurs inconnus restent une minorité (17%) et leur proportion décroît dans les générations les plus récentes.

La plupart des agressions sexuelles se produisent au cours de l’enfance, avant 18 ans (pour 59 % des femmes et 67 % des hommes). Quelque 12,9 % des femmes et 4,1 % des hommes rapportent des attouchements, souvent survenus avant l’âge de 11 ans. En général suivis d’une tentative de viol. Si l’agresseur inconnu cristallise les craintes, c’est, dans la plupart des cas, un homme identifié qui passe à l’acte, à la maison ou dans sa voiture, de jour. À l’enfance, c’est souvent un adulte de l’entourage. La moitié des femmes de plus de 50 ans agressées rapportent leur viol chronique par un proche. Elles sont 30 % à dénoncer ces abus à répétition. Parmi les jeunes générations, »« elles réagissent et racontent tout de suite, ce qui permet, semble-t-il, de sortir de son emprise », explique Michel Bozon, chercheur à l’Ined et spécialiste de la sexualité. Chez les femmes de 18 à 24 ans, 71 % des femmes en ont parlé, « ce qui semble bien indiquer une modification de la sensibilité sans doute liée aux campagnes d’information ».

La violence sexuelle est de tous les milieux, l’enquête révélant que les déclarations de violence avant 18 ans sont les plus fréquentes chez les filles de cadres (10% contre 7 à 9% dans les autres catégories sociales). En parler reste une épreuve. 46% des femmes et 62% des hommes ayant subi une agression disent n’en avoir jamais parlé à personne avant l’enquête. Mais l’évolution est nette : parmi les jeunes de 18 à 24 ans, 71% en ont déjà parlé. Les femmes parlent plus difficilement des agressions commises par un conjoint. Les violences sexuelles conjugales sont encore tabou. En revanche, alors qu’en 2000, le viol par un père ou beau-père était difficile à dire, ce n’est plus le cas six ans plus tard. Les femmes se confient surtout à un membre de la famille, peu à des médecins (8%), encore moins à la police ou la gendarmerie (4%). Les campagnes de sensibilisation ont porté leur fruit. « Les femmes tendent aujourd’hui à appréhender comme des agressions des événements qu’elles n’auraient pas considérés auparavant comme tels », estiment les auteurs de l’étude.

Et si les niveaux de violence déclarés en 2006 sont deux fois plus élevés qu’en 2000, ce n’est pas dû à une aggravation des faits, puisque ceux-ci se sont déroulés essentiellement avant 25 ans, mais à une libération de la parole, soulignent-ils.

L’enquête 2006, qui s’est intéressé aussi aux hommes, met plutôt en lumière une violence sexuelle dans l’enfance et l’adolescence et souvent silencieuse, car le tabou est encore fort. Les victimes masculines éprouvent les plus grandes difficultés à déclarer qu’elles ont été victimes d’abus sexuels.

Certains commentateurs se réjouissent de l’abolition du tabou qui se traduisait par une abolition de la parole. Mais c’est ignorer que pour abolir un tabou, il faut d’abord abolir socialement les barrières collectives qui verrouillent la parole. Parler à un enquêteur est devenu familier mais porter plainte auprès de la police signe le premier véritable rapport de la victime au collectif. C’est par cet acte, suivi d’une enquête, que la société signifie qu’elle prend en compte une parole de souffrance. De ce point de vue, nous sommes en plein régression. La reconnaissance de la souffrance de la victime par la société est un pas fondamental et nécessaire à une réparation...

Pourquoi si peu de plaintes enregistrées ?

A quoi cela peut-il tenir ? En premier lieu, il est patent que l’attitude de la police et des juges/procureurs incite les plaignants à une certaine réserve. Même si, en théorie, chaque dossier de viol doit être traité par une cellule spécialisée, dans les faits, il en va tout autrement. J’ai recueilli dernièrement les paroles de plaignantes qui s’étaient vues devoir signifier leur plainte dans un local de police ouvert à tous et parcouru par les divers personnels et personnes concernées par d’autres affaires de police. On est loin de la discrétion nécessaire à ce type d’affaire. Ces méthodes bafouent volontairement ou non la fragilité des victimes. La hiérarchie policière, soit par volonté, soit par manque de moyens, traite ce genre d’affaire avec une désinvolture coupable. Bien souvent les faits sont arbitrairement déclassés afin d’éviter l’encombrement des Assises et un viol peut se trouver requalifier en "attouchements". Parfois des juges d’instruction demandent qu’une plaignante se soumette à une expertise psychiatrique. En effet, l’obsession de beaucoup d’enquêteurs demeure la crédibilité des plaignantes. Or de nombreuses enquêtes engagées au Canada, ont démontré que les fausses allégations sont rares. De plus les ravages du procès d’Outreau ont rendu les juges plus que prudents. Loin de remettre en cause leurs méthodes d’investigation, leur attitude tend à se rigidifier.

Au Canada, dans des affaires de pédocriminalité, d’inceste ou de viol, les interrogatoires sont filmés intégralement. Et quand il s’agit d’une personne mineure, les éducateurs ou intervenants sociaux peuvent mener l’enquête eux-mêmes en relation avec la police. C’est impensable en Europe tant acteurs sociaux et policiers se méfient les uns des autres. Pourtant il sera plus facile pour une jeune personne de se confier à un éducateur qu’à un policier.

Réagissant à la généralisation récente, à partir de juin 2008, de l’enregistrement vidéo des gardes à vue et des auditions chez le juge d’instruction dans les affaires criminelles (hors terrorisme et associations de malfaiteurs), Christophe Régnard, secrétaire national de l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire) explique pourquoi il y est hostile.

Sur 20minutes, http://www.20minutes.fr/article/234266/France-Garde-a-vue-et-auditions-filmees-Une-reforme-superflue-et-couteuse.php Ses arguments sont purement techniques, pas un seul en rapport avec les victimes, pas un mot d’éthique. Comment, dans une société où l’information circule quasiment en temps réel, penser que le public ne sera pas sensible à cette retenue de l’autorité judiciaire, voire ce conservatisme ? Les magistrats perdent là une occasion de montrer qu’ils appartiennent à un grand corps d’État chargé de défendre les libertés et de maintenir l’équité en toutes choses, non pas à une corporation soucieuse de préserver ses privilèges.

Une autre explication ne doit pas manquer de nous interpeller. Une victime me rapportait son témoignage en affirmant qu’elle n’avait parlé de son agression ni à sa mère ni à quiconque d’autre - elle avait 12 ans à l’époque des faits - car elle se sentait honteuse de ce qui s’était passé entre son agresseur et elle. On ne manque pas d’être intrigué par cette culpabilité dont témoigne la plupart des victimes de viol même quand celui-ci a été perpétré dans la petite enfance. Nombre de rescapés de l’inceste révèlent ce doute qui les a toujours assaillis sur la réalité de leur statut de victime. N’y a-t-il pas là l’expression d’une grave carence sociale. Quand un commerçant est victime d’un vol, il ne doute pas un instant de la réalité du délit dont il vient d’être victime.

Il a existé un phénomène similaire dans nos sociétés : dans les premières années d’épidémie de SIDA, de nombreuses victimes du virus exprimaient un tel malaise coupable. Nous en étions, à cette époque, aux rumeurs malsaines qui clouaient au pilori les homosexuels, les prostituées et les Africains...

Les rumeurs naissent sur fond d’ignorance et de passions, mais pas seulement. Il leur faut des relais pour durer. A contrario, le savoir, la connaissance, l’instruction, l’information sont de puissants antidotes à la propagation des rumeurs. Concernant les agressions sexuelles, l’esclavage sexuel auquel de nombreuses femmes et enfants sont soumis, cette inertie de la collectivité révèle les dessous de consciences qui n’ont pas encore dépassé les mentalités archaïques de domination de l’homme et du père, dans la famille, dans la société. Cet archaïsme est fort bien perçu par l’enfant dès les premiers temps de l’ouverture de sa conscience au monde. Ajoutons à cela la persistance d’une vision toute aussi primaire de la famille qui n’a pas permis de développer des attitudes familiales adaptées au monde contemporain et ouverte sur l’extérieur. Sur fond d’individualisme, on voit trop souvent des familles crispées autour du maintien d’un noyau constitué du père-dominant, de la mère-relais de l’autorité du premier et des enfants ; dans une architecture qui favorise et amplifie cet isolement, l’enfant peut se retrouver dans une prison de mots et de comportements qui ne lui permettront pas de trouver une oreille attentive s’il est agressé. La famille traditionnelle, par la multiplicité de ses composantes, offrait la possibilité, pour un enfant, de compenser les attitudes extrêmes d’un parent. Au moins, la blessure de l’inceste ou du viol dans l’enfance trouvait une écoute attentive du côté d’un oncle, d’une tante, d’une grand-mère... L’isolement actuel ne le permet pas, offrant au prédateur les facilités pour son œuvre malfaisante ; un des comportements habituels du prédateur consistant à isoler sa victime du monde environnant et la soumettant à une surveillance constante qui prendra des formes diverses selon le milieu social, plus ou moins brutales, plus ou moins subtiles.

Témoignages :

« Pourtant, j’avais honte, c’est stupide, honte de quoi ??? C’est moi la victime ! Mais honte de m’être laissée faire, d’avoir fait des choses, d’être presque consentante même si à 9 ans je ne savais pas ce que faisais. » [...]

« Il disait : « Il faut le dire à personne, jamais, c’est notre secret, sinon je vais aller en prison et ça serait de ta faute. Tu ne voudrais pas que Tonton aille en prison ? » J’avais 9 ans la première fois mais je ne me rappelle plus bien ni de la date, ni de l’âge que j’avais exactement. Ca a duré des années jusqu’au jour où je l’ai repoussé mais le mal était fait ! Il a continué jusqu’à ce que j’aie 16 ans. » (Valérie sur http://viol.free.fr/temoignage/t2004_valerie.htm)

« Je voudrai dire à toutes les personnes qui ont vécu des choses similaires et je sais que nous sommes trop nombreuses, qu’il faut parler et même si ce n’est pas devant la justice (Souligné par l’auteur) ... » (http://viol.free.fr/temoignage/t2001_carole.htm - ce témoignage recèle d’autres mots très durs sur la culpabilité de la victime qui avait 7 ans à l’époque des faits, 16 au moment du récit en 2001) Pourquoi ce si fréquent « même si ce n’est pas devant la justice » ? Ça pose question, non ?

« Il existe peu de travaux sur le viol des hommes mais il est important de mentionner que ça existe. Les hommes qui en sont victimes, comme les femmes, hésitent à déposer plainte, à en parler, se sentent coupable alors qu’ils sont les victimes. Le sentiment de culpabilité doit être évacué. » (http://viol.free.fr/temoignage/t2004_RS.htm)

Le sentiment de culpabilité que les victimes révèlent n’est rien d’autre que la prise en compte par elles-mêmes d’une règle archaïque et non-dite de préservation de la famille et de la prééminence du mâle. Si aucune information, aucune instruction ne vient contrebalancer cette règle taboue, il n’y a aucune chance de voir les mentalités évoluer et les victimes se trouver libérées de ces sentiments troubles et sans objet : honte ou culpabilité d’être violées ou d’avoir été soumises à l’inceste.

Inventaire et mutation des mentalités

Pour que les mentalités évoluent, il faudra d’abord procéder à un inventaire. Une enquête globale vient de rendre des résultats que nous savions déjà vrais. Il reste maintenant à faire l’inventaire des prédations sexuelles subies dans l’enfance. Une enquête sommaire avait été initiée en 2002, depuis c’est le désert. Nous pensons que les révélations seront surprenantes tant nous savons, sur le terrain, que les sévices sexuelles de l’enfance sont très répandues, et qu’elles ont un coût social gigantesque. Ce n’est qu’à partir de ce devoir d’inventaire qu’il faudra bâtir des stratégies d’informations auprès des politiques, d’abord, du public ensuite : auprès des élèves de collège, dans les universités, auprès des associations de parents d’élèves... Les associations de défense des victimes, même subventionnées, ne peuvent rivaliser face aux inerties sociales.


Notes :

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