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Hamid Medjahed : La renaissance de l’humble Maître

samedi 5 juillet 2008, par Halim Akli

Incontestablement, Hamid Medjahed est l’un des compositeurs qui ont su, par leurs créations, donner ses lettres de noblesse à la musique kabyle. Son nom reste, certes, étroitement lié à des œuvres monumentales mais aussi à des noms d’illustres artistes tels que la diva à la voix d’or, Nouara ou encore les légendes, plus que jamais vivantes que sont Matoub Lounès, Taous Amrouche, Ben Mohammed... Hamid Medjahed c’est enfin ce nom qui se confond intimement à la célèbre émission « Icennayen uzekka » (Chanteurs de demain) qu’il a animé d’une main de maître, vingt ans durant à la chaîne II de la radio algérienne, jamais complaisant mais généreux en enseignements. C’était une école pour les « graines de stars » qui, pour évaluer leurs capacités artistiques, s’y rendaient pour affronter le maître « omnipotent », craint mais adulé à la fois.

Ayant composé nombre des plus belles merveilles chantées par celle que d’aucuns n’hésitent à présenter comme la plus belle voix féminine de la chanson algérienne de tous les temps, Nouara en l’occurrence dont il parle avec des mots qui en disent long sur l’étendue de l’admiration qu’il lui voue : « ...Nouara représente la modernité et la belle voix. On ne retrouve pas beaucoup de voix comme la sienne dans la chanson kabyle et même dans la chanson algérienne », Hamid Medjahed dont la carrière s’étire sur une quarantaine d’années, possède cette particularité de n’avoir jamais mis sur le marché ses œuvres qui s’écoutaient jusque là, exclusivement sur les ondes de la radio qui les diffusaient sur des interstices. A ce propos, il s’explique sans faux-semblants : « ...Je n’ai jamais édité mes chansons en cassettes ou autre parce que je ne suis pas un commerçant. Je chante pour le public. L’argent tue l’âme de l’artiste. ». Trêve de réflexion, puis il reprend : « Tenez, si j’avais fais des cassettes à mes débuts, en voyant que cela me rapportait du pognon, j’en aurais produit le maximum d’albums. Pour y arriver, j’aurais composé du n’importe quoi. Moi j’ai un travail qui me nourrit, la musique c’est ce que je fais pour le plaisir car, j’estime qu’un artiste ne devient pas milliardaire, il est riche par son art »

Pourtant il vient de décider, enfin, d’éditer ses œuvres, toutes enregistrées à la radio sur près d’un demi-siècle, au grand bonheur de ses innombrables admirateurs qui pourront enfin savourer son art à leur guise et ne plus dépendre du « diktat » de la programmation au niveau de la radio. Cela signifie aussi le début d’une nouvelle page à écrire dans la carrière singulièrement effacée mais ô combien prodigieuse de l’un des auteurs compositeurs interprètes les plus humbles du pays.

Cela soulève tout de même la lancinante question de la qualité technique en deçà du niveau de qualité et de perfection qu’offrent les moyens d’enregistrement dont dispose l’industrie musicale contemporaine par rapport aux conditions matérielles et techniques dans lesquelles ces chefs-d’œuvre ont été fixés sur leurs supports au niveau de la radio, avec en sus, la tendance orchestrale de jadis, portée sur les grands orchestres.
Le souci de rester authentique à ce qu’a toujours connu son public qui l’adulait jusque-là, à travers sa voix diffusée par la radio, serait probablement au centre de ce choix : Offrir enfin, telles des fleurs, en bouquets, ses œuvres telles qu’elles ont été conçues et découvertes. « Oui, mais... » répliqueront certains qui soulignent la nécessité de voir Hamid Medjahed reprendre son bâton de pèlerin et rentrer dans un studio pour donner une nouvelle vie à ses chansons en les adaptant à l’évolution de notre époque.

Il est cependant inconcevable d’aller décortiquer ces anciens nouveaux produits de l’œuvre medjahedienne sans marquer une halte afin de signaler que cette série d’albums contiendra trois musiques et un texte inédits de Medjahed Hamid qui devaient être chantés par Matoub Lounès. Le texte est un hymne à la gloire du grand amour qui avait lié « Le Rebelle » à Djamila. En effet, quelques temps avant qu’il ne soit assassiné, Lounès sollicite Hamid Medjahed pour une collaboration, la reconnaissance et l’admiration étant d’une parfaite réciprocité entre deux titans de la chanson. Comme à l’accoutumée, il était question d’innover et de surprendre par la fusion des deux styles pour défier les limites de l’imaginaire et de la beauté et offrir à deux maîtres incontestés un temple artistique qui ne verra, hélas, jamais le jour. Ainsi auront décidé les chasseurs d’étoiles qui mettront un terme à la vie d’une légende qui accèdera depuis à l’éternité.

Le premier album « D-Kem » (C’est toi), sorti chez Maâtkas Music au milieu de l’année 2007 vient d’être suivi par un deuxième opus « Tagujilt » (L’orpheline) en ce début 2008 qui sera, à son tour, suivi par un troisième dans les prochains mois. Comme pour signifier l’éternelle jeunesse de l’œuvre, Hamid Medjahed décide d’apposer sur les jaquettes de tous les albums, la même illustration : la photo de ses vingt ans. Il conviendra de signaler que le socle musical de Hamid Medjahed s’inspire résolument de la pop-rock, en vogue durant les sixties et les seventies dans les milieux universitaires, intellectuels et de la jeunesse mais aussi de l’universel dit classique.

Le premier opus, frappé à juste titre de la mention « Enfin Medjahed Hamid », est une véritable béatitude pour les fans mais aussi pour tous les mélomanes épris de belles mélodies sous forme de ballades, de berceuses et autres. La poésie medjahedienne quant à elle, est d’une profondeur telle que l’émotivité est aussitôt convoquée. La thématique, aussi riche que bariolée, puise dans l’intemporel.

Des œuvres pérennes sont généreusement offertes au public à travers notamment le titre inaugural « D-Kem » (C’est toi) dans sa version originale qui, disons-le tout de suite, reste la plus célèbre des chansons de Hamid Medjahed. « D-Kem » a profondément marqué les générations qui l’ont vu naître, elle n’ensorcellera pas moins celles d’aujourd’hui qui la découvriront pour la première fois. Seule bémol côté sonorités serait peut-être l’orchestration de certains titres, dont l’enregistrement exclusivement radiophonique remonte à plusieurs décennies, quelque peu en décalage, dirions-nous, par rapport aux tendances actuelles portées essentiellement sur les rythmes autrement plus endiablés et qui pourrait constituer un semblant de ralentisseur à l’engouement des plus jeunes en proie à l’absence de toute campagne de promotion du produit.

« D-Kem » est donc un univers infini de sensibilité et d’émotion nostalgique qui bouleverse d’aucuns quand d’autres se surprendront dans une embarcation qui conjugue merveilleusement le passé au présent pour mieux se frayer une place dans le futur. « D-Kem » à l’instar de certaines chansons d’ailleurs a connu un remake musical et de nouveaux arrangements s’inscrivant dans l’universalité à travers une instrumentation réduite à quelques guitares sèches qui se donnent la réplique par des jeux d’arpèges aussi judicieux que gracieux, du solo et des accompagnements qui, par moment pour ne pas dire souvent, sont exécutés à la manière typiquement « kabyle ». Un patchwork des multiples voix de la guitare qui s’agrémente intelligemment tantôt des instruments pastoraux des hautes montagnes que sont la flûte et l’abendayer, tantôt du piano...

« D-Kem » c’est enfin une chanson d’amour qui ne manquera pas de raviver des souvenirs, voire des passions que le temps a fini par faire sombrer dans les méandres de la vie et de ses tourments.

Ensuite, vient « Ccah degnegh » (Bien fait pour nous), une œuvre critique sur ce qui en nous rend possible toutes les injustices et les dénis que nous subissons sans cesse. Le poète, sans verser dans les remontrances stériles et insolentes, incite les siens, avec des mots de tous les jours, à tenter un regarder introspectif pour déceler les tares, la négativité, la passivité et cette tendance annihiliste qui consiste à saper systématiquement tout initiative constructive au grand bonheur des ennemis qui s’en nourrissent :

[*Amek ar a kwen-id-sfehmegh / Comment vous l’expliquer

Wellah ar âewqegh / J’en suis confus

Macci dayen isehlen / Ce n’est guère une sinécure

Ayen ibanen iâerqegh / L’évidence nous échappe

Netsa zdatnegh / Quand elle se trouve devant nous

Netsmuqul ayen ibâden / Notre regard parti au loin

Macci akka i’grad fellagh / Ce n’était pas notre destin

Ass-a farqen-agh / D’être ainsi divisés

Tsadhsan degnegh iâdawen / nos ennemies en ricanent

Ccah degnegh / Bien fait pour nous.*]

La mesure glisse sensiblement vers la douceur avec « A yidh » (Nuit) qui, tel un fleuve, charrie inexorablement dans l’un des thèmes de prédilection du poète en mettant en scène le monde sombre et émouvant de la tristesse. « Idh » évoque le froid, la solitude, le souvenir de l’être cher disparu, la mort et l’attente :

[*[(Yexla wemkan i deg itellidh / Ta place est vide

Yehzen win i kem-id-yemektin / Triste est celui que ton souvenir hante

Kem s-ddaw tmedlin terkidh / Pendant que sous terre tu te consumes

Nek tsrugh, mektagh-ed lexyal im / A travers mes larmes, j’entrevoie ta silhouette

Ts’runt wallen iw / Mes yeux sont en larmes

Yahzen wul iw / Mon cœur affligé)]*]

« Imdhebren » (Les opineurs) dans sa version originale est un discours à l’encontre de « la chanson » elle-même avec qui l’auteur entretient une relation quasi charnelle qui est non sans rappeler Nedjma et Kateb ou encore « tayri umedyaz » d’Inasliyen que Djamal Amrani résume à sa manière dans « Vers l’Amont » (Ed. ENL, Alger - 1989) :

[*Une succion de bon-vouloir / autour du vide disponible / que nous sommes / Une entorse à l’inventaire / de mes vertèbres / Toi moi / cousus vivants / dans une même peau.*]

Dans son propos, « Imdhebren » met le doigt sur des charlatans et autres opineurs qui envahissent tous les espaces pour se décréter spécialistes, connaisseurs et décider de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas dans le monde de la chanson qui en accuse le coup en s’appauvrissant car garrotté et isolé du poète accusé d’impotence et de l’artiste calomnié. Pour autant, le maître refuse la fatalité puisque sur un ton qui se veut rassurant, celui-ci console son art en lui assenant sa vérité en guise d’espoir consistant à dire que, fort heureusement d’ailleurs, celui-ci dispose de nombreux érudits qui triompheront de la médiocrité ambiante pour lui redonner tout le prestige qui lui est du. La beauté de la mélodie fait de « Imdhebren » une œuvre qui n’a pas pris une seule ride ; sa thématique multidimensionnelle a, admirablement, résisté à l’érosion du temps qui passe.

C’est Ben Mohammed, une autre icône de la poésie et auteur de nombreux textes qui ont fait la renommée d’une pléiade d’artistes tel que « vava inouva » de Idir, qui signe, encore ici, « Helkegh ntarregh » (Je suis malade) ; une chanson émotionnelle faisant l’éloge à la beauté décrite par un cœur terrassé par un coup de foudre. Le réceptacle musical se veut classique et s’inscrit dans la lignée du Maestro Cherif Kheddam que Medjahed Hamid qualifie « d’école ». A ce propos, il se remémore encore avec beaucoup de fierté et non sans une petite note d’ironie lorsqu’il avait tenté la périlleuse « ... expérience de tester mes capacités dans le domaine de la composition musicale et voir si je pouvais faire comme Cherif Kheddam en composant quelques unes des chansons de Nouara ... ». Sa satisfaction fut entière quand il entendait, à chacune de leur diffusion, les animateurs de la radio en attribuer « paroles et musique » à l’auteur de « Lemri » (Le Miroir) !

« Tawes » est une berceuse qui fait intervenir la voix majestueuse, débordante d’énergie et d’une authenticité singulière de Taous Amrouche, cette autre grande diva qui a su exhumer de l’oubli une mémoire collective inestimable. Un hommage grandeur nature à la mesure du talent à l’étendue multiple d’une femme qui reste un repère éternel qui guidera les pas d’un peuple en quête permanente de son identité et de sa liberté. Meziane Rachid qui écrivit le texte conclut par une maxime populaire qui se fond intimement dans le nom de l’illustre auteur de « la colline oubliée » :

[*[(Yella walbaâdh / Untel existe

Yella ulac-it / Mais il est anonyme

Yella walbaâdh / Il est d’un autre

Ulac-it Yella / Même disparu, il est présent.)]
*]

Enfin, le premier volume des œuvres de Medjahed Hamid s’achève avec une nouvelle version de « Lmut » (La mort) qui nous replonge dans une véritable procession de spectres jalonnant l’univers sombre de l’affliction avant l’amorce du dur processus de résilience. Le drame tragique de la mort qui, malgré sa fatalité, reste une épreuve par trop saillante dans la vie humaine pour s’en détourner.

Cet univers lugubre et éploré semble coller au recueil si bien que la mue vers le deuxième volume s’effectue dans un mouvement diligent qui coulisse sur le même registre à travers « Tagujilt » (L’orpheline), écrite par Aït-Amirat Nordine, qui s’entame par un prélude en istikhbar à la manière Medjahed qui ne ressemble à nulle autre. La voix veloutée et chaleureuse décrit le vécu difficile d’une orpheline abandonnée par sa fratrie et craignant les préjugés et l’anathème. Lui prêtant sa voix, la pupille interpelle son « sang » sur sa situation qu’exacerbe l’indifférence.

Continuant de voguer sur les chemins escarpés de l’impétuosité de la vie, « A yizri-w » (Mes larmes) sécrète des émanations mélancoliques qui, du reste, faisant partie intégrante de la thématique de l’œuvre mais qui atteint ici, dans « Tagujilt » et « A yizri-w » ses points culminants. La gracieuse mélodie est composée par l’un des pionniers de la chanson kabyle, Chikh Nordine en l’occurrence. Les arrangements exquis libèrent une volupté captivante par la finesse et la pureté de l’omniprésence de la guitare, instrument nodal dans l’œuvre medjahedienne :

[*[(A yizri-w azzel am tala / Ô larmes, coulez telle l’eau de la fontaine

A tadhsa ur yi-d-tsali / Ô rires, ne jaillissez point de mes entrailles

Di ssura-w tezdegh tawla / La fièvre a installé ses quartiers dans mon corps

Mi nâardh a nbedd a neghli / Vacillant à chaque mouvement)]*]

Ecrit par Meziane Rachid et mis en musique par Hamid Medjahed dans une instrumentation s’inscrivant en droite ligne des précédents airs avec une plus ample ambiance en raison d’un jeu d’accompagnement plus évident, « Lebghi » (Le bon vouloir) est, de ce point de vue, assez suggestive et pleine de réminiscence au point où l’ont est dans l’incapacité de ne pas sentir la remise à flot de « Aqcic d uâettar » (le garçon et le mendiant) du groupe Imazighen Imulla. La rupture est aussitôt prononcée en rompant avec le césarisme de la guitare sèche qui, dans « Abehri » (La brise) cède le champ à l’orchestre classique qui avait accompagné la quasi majorité des chanteurs ayant enregistré leurs œuvres au niveau de la radio. Une sorte de musique savante portant l’empreinte des orchestres orientaux de l’époque sur fond de folklore kabyle. La poésie quant à elle, charge le vent frais, léger et régulier de transmettre le message où il est question de supplice du à l’exil de celui qui est resté inconsolable en raison de l’éloignement et de l’absence de sa dulcinée.

Le glissement vers « Hader iman im » (Gare à toi) s’effectue progressivement pour puiser dans le registre des admonestations et des complaintes que sont autant de litanies que porte le patriarcat de l’homme sur le compte de l’épouse dans un langage qui révèle la complexité de la relation au sein du couple irrigué de traditions et d’us. L’épouse ainsi mise dans une situation paradoxale, est sommée de trancher devant un dilemme périlleux, unique cas où le libre choix, systématiquement dénié, lui est accordé.

Enfin, le second volume s’achève sur une note moins personnelle où l’on note cet engagement foncier et humble dans sa ténacité propre au répertoire medjahedien. L’identité, une justice égalitaire mais aussi, qualité d’artiste oblige, le renouveau de la chanson qui devra tendre en permanence vers l’idéal, sont entre autres credo qui transparaissent dans « Afus deg-gfus » (Union) qui est une sorte d’hymne dont la mélodie, encore une fois, porte la touche de Chikh Nordine, et élaborée sur une cadence se situant entre la berceuse et la ballade. Le barde exhorte son peuple à se rassembler en se dessaisissant des réflexes inhibiteurs qui l’ont confiné jusque là dans un statut d’assujetti et à faire face aux aléas de la vie qui bouleversent son quotidien et malmènent ses espérances. Le burnous, eu égard à sa symbolique dans la culture populaire, est mis à contribution dans une métaphore aussi circonspecte qu’expressive :

[*[(Lharma nnegh d abernus / Le burnous est notre dignité

Afus deg-gfus / Unissons-nous

Sakwit amdan ma yettes / Éveillez l’inconscient

S-tegmats ad as-nalles / Le renouveau émanera de la fraternité)]*]

Deux albums qui se savourent d’un seul trait et qui sont autant de promesses de nouvelles allégresses que les prochains volumes des « anciennes nouvelles » œuvres de Hamid Medjahed ne manqueront assurément pas de gratifier l’arène musicale nationale et, touche du maître oblige, d’en susciter des vocations.