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Les peurs contemporaines


La permanence du sentiment de peur dans l’histoire de l’humanité a été explorée par J. Delumeau et Norman Cohn. Selon ces auteurs, la peur submerge l’Homme dans des situations précises, que l’histoire voit se répéter. La peur se projette toujours quand surgit l’inconnu, l’inopiné, l’impromptu, sous quelque forme que ce soit. Et il se trouve toujours des figures pour servir de bouc émissaire.

Cet article, produit au printemps 1996 fut mis en ligne dès la création du site Hommes et Faits. Nous n’avions pas jugé bon de le rééditer, l’auteure elle-même ne voulant pas mettre à jour ses multiples références. Or, il apparaît que le contenu, les constats et les hypothèses avancées par l’auteure s’avèrent plus que jamais d’actualité. Certes le vocabulaire a changé, la sémantique politique s’est rafraîchie, en apparence, mais on voit bien que la politique de la peur s’est installée sournoisement au point que nous semblons dénoncer aujourd’hui une dérive qui paraîtrait nouveau. L’auteure nous montre bien qu’il s’agit d’un glissement progressif qui installe au cœur de nos vies un système qui devient désormais performant.

Outre la gouvernance par l’émotionnel étudié par Catherine Barbé, c’est l’installation de la démesure comme mode d’être, d’informer, de se situer dans la vie sociale. D’où cette compétition dans le dépassement de soi, non pas à des fins altruistes mais purement égotiques, pour être devant l’autre, le surpasser, voire le terrasser.


“ Sans doute la peste noire ne nous effraie-t-elle plus, ni la fin du monde, ni les comètes chevelues, ni les loups-garous, ni les diables grimaçants, ni la crise frumentaire... De nos jours d’autres peurs nous assaillent, qui n’ont pas toutes perdu leur dose d’irrationnel : le nucléaire, le terrorisme, les fanatismes, les manipulations génétiques, la pollution, le chômage alimentent les grandes angoisses d’aujourd’hui et de demain. ” [1]

L’auteur de cet article rapporte, par ailleurs, un sondage réalisé en novembre 1989 pour l’Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure, où « la drogue (80%), le Sida (68%) et le terrorisme (67%), viennent en tête des affres des Français. » [2]

Néanmoins, les peurs ancestrales n’ont apparemment pas disparu.

Peurs ancestrales et peurs modernes

La première expérience humaine de la peur est certainement liée à son affrontement à la nature, aux phénomènes et aux catastrophes dont l’impact reste imprimé dans la mémoire collective. [3]

Face aux “ caprices de la nature ”, la peur de l’Homme moderne reste entière. Les coulées de boue de Vaison-la-Romaine n’ont pas d’âge : survenues hier, en 1992, ou à l’aube de l’humanité, elles suscitent la même terreur, le même sentiment d’impuissance face à une force impossible à maîtriser. L’Homme moderne est dans cette circonstance aussi démuni que ses plus lointains ancêtres, peut-être plus encore, quand la nature persiste à être récalcitrante à la volonté de contrôle humaine.

Depuis qu’existe une tradition écrite, les témoignages abondent. Les récits parallèles de catastrophes naturelles, éruptions de volcans, raz-de-marée, quels qu’en soient le terrain et l’époque ne donnent pas lieu à des variantes notoires. A deux différences près : le nom des divinités, propitiatoires ou expiatoires invoquées et la médiatisation dont elles sont l’objet. A chacun ses dieux, pourvu qu’ils soient nommés, tel pourrait être aussi le titre de ce travail.

Non content de traîner avec lui les terreurs du passé, l’Homme moderne en a fabriqué de nouvelles. Nouvelles, la formulation est hâtive. Plutôt que de nous demander “ quelles sont les peurs d’aujourd’hui ? ”, posons plutôt la question avec davantage de précaution : quelles formes modernes, la peur, dans sa permanence repérable à travers les siècles et les cultures, revêt-elle aujourd’hui ?

La forme de la question induisant la réponse, c’est aux sociétés industrielles contemporaines que nous nous adresserons, et avec une prédilection, voire une délectation toute particulière, à la nôtre, très récemment nommée par un quotidien suisse qui nous donne le ton : “ La France, petit royaume obsolète ”. Car il n’est meilleur air que celui de notre douce France, même si nous ne nous interdisons pas d’aller humer, de ça de là, les fumets et remugles de nos voisins proches ou lointains, mais toujours frères en industrie. En guise de mélodie, nous nous accorderons sur la communication dans ses divers registres, écrit, parlé, publicité et pourquoi pas cinématographié.

Peurs contemporaines : les monstres aujourd’hui

Peurs “ naturelles ” ?

Les phénomènes entraînent toujours les mêmes mouvements de panique. Néanmoins, quelque chose a changé, la nature n’est plus incriminée comme seule responsable. Elle est devenue elle-même un jouet dans des mains peu recommandables. Quand une rivière déborde, la faute est d’origine humaine, à tel point qu’il n’est pas superflu de se demander si la nature, dans sa représentation traditionnelle - les champs, les forêts et les petits oiseaux - celle où l’Homme n’aurait jamais posé le pied, ou le fer, (selon les versions), existe toujours objectivement. L’appétit humain de connaissance a-t-il laissé vierge une seule parcelle de terrain ? La sensationnelle découverte d’une île minuscule à l’automne de 1995, pour intéressante qu’elle soit, n’en reste pas moins anecdotique. La question se pose réellement en ces termes aujourd’hui : la nature, la vraie, la “ pure et sans tache ” existe-t-elle ailleurs que sur nos écrans de télé ? Mais la nature surmédiatisée, est-ce encore la nature ? Ainsi, existe-t-il encore des peurs naturelles, alors que la science et le technique sont censées tout contrôler ? Et quel est l’effet de l’intervention médiatique ?

C’est par une exploration de quelques-unes des peurs contemporaines collectives, parmi les plus médiatisées, que nous allons tenter de répondre à ces questions.

Un relevé exhaustif serait un travail titanesque que nous laissons aux sociologues, mieux outillés que nous pour l’effectuer. D’autant plus que nous situant sur le plan d’une exploration du fonctionnement de l’imaginaire, quelques exemples significatifs suffiront à notre démonstration, sans compter évidemment que la volonté d’exhaustivité nous semble être une manifestation parmi d’autres du désir de toute-puissance que nous soulignons.

Peurs liées au progrès technique

Millénarisme : le retour ?

“ Le rouleau compresseur technologique nous passe dessus et l’environnement paie chèrement une industrialisation débridée... » Pour J. C. Grenier coauteur des “Onze Peurs des Français pour l’an 2000”, (1990), l’effet de serre est la crainte la plus fondée en l’état actuel des observations : « Une température élevée, ça ne veut pas seulement dire qu’il va faire plus chaud. Une sécheresse qui perdure, ce sont des centrales nucléaires qu’on ne peut plus refroidir et qu’il faudra fermer. Toute notre économie s’en trouverait déstabilisée. » (Pour Delumeau aujourd’hui, la peur est économique (éco c’est-à-dire oikon : proche, voisin).

Et comment ignorer la raréfaction de la couche d’ozone, censée nous protéger des rayons ultraviolets, les pluies acides qui dévastent les forêts de nos « marches » de l’Est ? Les scientifiques s’émeuvent. « A la limite, c’est eux maintenant qui déclenchent les peurs, constate Denis Duclos, ce ne sont plus les prêtres comme au Moyen-âge. » Mais surtout, comme le souligne C. Amalvi, ces angoisses “ surmédiatisées dont le potentiel d’effroi est inversement proportionnel à leur probabilité d’échéance ” déclenchent des tempêtes dans l’opinion publique.

Alors, à qui la faute ? “ Au temps de la Grande Peste, analyse Philippe Roqueplo, il était inconcevable que l’on s’indigne contre son roi ou contre Dieu. Aujourd’hui on va chercher un responsable.’’ Et l’auteur de l’article d’invoquer le bouc émissaire, qui selon lui, sera “ le paysan abusant d’engrais, un entrepreneur, une société ”, assimilant aussi, le “ malade du sida... parce qu’on condamne à travers lui une sexualité sans frein... ”

Le point de vue semble pourtant réducteur : le véritable bouc émissaire, nous le verrons plus loin, le responsable présumé n’est plus toujours là. A la Mère nature, pourvoyeuse d’abondance et terrible, aujourd’hui mise au joug, il faut chercher un substitut dans sa fonction de mauvaise mère.

Sur quoi l’auteur [4] conclut “ Jouerait-on à se faire peur ? ”, montrant par là une profonde méconnaissance de la psyché humaine et de l’impact de l’image, en même temps qu’une aptitude incontestable à la rationalisation, ce qui va souvent de pair : on ne « joue » avec la peur, elle est, nous aurons à y revenir longuement, un mal nécessaire. Même si, d’un certain point de vue, il y a l’apparence d’un jeu savamment orchestré en un vaste ballet médiatique, une sorte de jeu éducatif, destiné à exalter l’imaginaire des foules, celui-ci n’est pas gratuit, et ses implications, en profondeurs sont telles qu’elles gomment le caractère ludique que l’on pourrait lui trouver, nous aurons à y revenir.

Bornons-nous pour l’instant à souligner que ce type de discours est un classique du genre, fondé sur des constatations objectives, chiffrées de préférence, et sensé valider le sacro-saint point de vue scientifique, mais manifestant la dérive idéologique du dit monde scientifique. Il est complètement inscrit, sans aucune distance, dans la thèse millénariste : c’est un discours véritablement mythique.

La pollution en général

“ Sous le choc de l’explosion, la colline s’enveloppe d’un nuage de fumée blanche, le sable qui la couvre, secoué par le tremblement des roches, s’envole en cascade... Quelques secondes plus tard, une longue flamme jaillit du flanc de la colline (...) comme un gigantesque chalumeau. La flamme s’éteint bientôt et elle est suivie d’une grosse émission de fumée, de couleur d’abord cuivrée, puis de plus en plus noire. Un nuage atomique se forme au ras du sol et, en grossissant, il se dirige lentement vers nous, il faut évacuer (...) (alors que) continue à hurler la sirène d’alarme (...) Le nuage noir nous enveloppe et il faut le traverser, masqués et couverts de nos effets spéciaux.” [5]

Il y eut l’éruption des volcans, le choc de Titans sur un mode hésiodique, puis le récit que donne Pierre Messmer, alors Ministre des armées, d’une explosion atomique, réalisée lors d’essais, le 1er mai 1962. La suite fait état de l’évacuation “ un peu désordonnée des personnels ” de l’encadrement militaire que l’on supposer être un euphémisme, dont le ministre tirera enseignement tactique : “ Quelques explosions nucléaires de petite énergie ne vitrifient pas un champ de bataille ”, observe-t-il, soulignant néanmoins l’effet psychologique : la panique peut bien s’emparer de ceux qui les subissent au point zéro, ou à son voisinage... ”.

Dans un passé plus récent, Tchernobyl fit déferler une vague de peur, sur l’Europe, qui, l’œil rivé sur les cartes météos des journaux télévisés, suivait la progression du nuage, d’est en ouest,. Mais, miraculeusement, nous dit-on alors, il contourna la France avec application !

La vidéo

Dans une société de « l’image », l’outil de transmission lui-même cristallise la peur.

Dans un de ses suppléments Télévision, Le Monde consacre un long article au “ phénomène D.B.Z.” [6], dont voici les grandes lignes.

L’auteur souligne que cette série, plébiscitée par les enfants qui l’élisent en tête du hit-parade des dessins animés du Club Dorothée, inquiète parents et psychologues.

Une première version au « graphisme agréable », à la trame plaisante », où fuse « l’humour », comble d’aise grands et petits. Mais dans un deuxième temps, l’auteur transforme son héros en « super guerrier aux pouvoirs délirants » avec des traits « plus agressifs », des muscles « plus saillants », et des « aventures abracadabrantes, prétextes à d’interminables combats. »

C’est à ce moment-là que la cellule de visionnage de TF1 a commencé de s’inquiéter : la présence de la mort, toujours précédée d’une longue agonie - habits déchiquetés, yeux injectés de sang... Ce qui n’est pas sans faire grincer les dents des parents et surtout des psychologues qui, veillant sur le développement psychologique des enfants », sont chargés de déceler les “éléments les plus traumatisants”, forte du principe selon lequel “toute pulsion est respectable tant qu’elle n’est pas perverse. Sont jugés traumatisants le sang, la nudité, les dialogues graveleux (la traduction française en est édulcorée) mais pas les champignons atomiques.

A ceux que choque cet engouement, les admirateurs rétorquent par la “qualité du graphisme”.

Le succès des Chevaliers du Zodiaque aurait été supplanté parce que San Goku a fils et femme, ce qui favorise l’identification, alors que dans les Chevaliers le héros est toujours seul.

L’auteur insiste alors sur le fait que l’itinéraire de la série va « du Japon vers la France, et les U.S.A. ».

En France DBZ obtient 70% d’audience, alors qu’au Japon, on prépare la relève : Slam Dunk, inspiré par les exploits d’une vedette du basket américain.

Un article si riche en informations appelle des commentaires, à deux niveaux.

Il est tout d’abord révélateur de ce qu’on appelle « violence » dans le milieu des psychologues, qui, relayés par les « cellules » de visionnage, impriment un cadre de censure morale au petit écran, pour atteindre en bout de chaîne les parents. Sont réputés violents le spectacle de la mort, la vue du sang, le débraillé vestimentaire, le « saillant », le « graveleux », la nudité, le combat. Mais quel seuil de tolérance a dépassé la série japonaise, pour se retrouver ainsi mise à l’index ? Pour notre part, et des témoignages relevés alentour, le DBZ diffusé en France ne se différencie pas des autres séries destinées aux enfants d’une manière si radicale. Nous ne pouvons que conclure à l’efficacité des « cellules » modernes de l’inquisition médiatique. Il faudra qu’un jour on nous dise quelle est la norme, à quelle échelle se mesure la violence « traumatisante ».

Un soupçon surgit néanmoins que DBZ pourrait être la goutte qui fait déborder le vase, face à l’invasion vilipendée communément des Mangas japonais. Ne serait-ce pas le retour du « péril jaune », venu de l’Est, suivant la route tracée par le soleil, les anciens pèlerinages et les vieilles invasions barbares. Les nuages nucléaires suivent le même chemin !

L’auteur de l’article lui-même, nous semble assez ambigu dans son propos : il emboîte le pas des détracteurs, sans pouvoir retenir une certaine ironie, comme s’il avait des difficultés à prendre parti dans un débat plus global où le désir d’évacuer les germes perturbateurs se heurte aux enjeux économiques, représentés en l’occurrence par les « parts de marché »

Si l’on approfondit, nous pouvons affirmer que toutes les peurs sont liées d’une manière ou d’une autre au facteur économique. Car l’enjeu économique est le ressort commun des peurs contemporaines.

Peurs économiques

L’instabilité

“ La peur des Jacqueries ” [7]

“ Balladur cherche sa voie pour sortir des turbulences ” [8] ou qui n’avance pas recule.

Face aux mouvements sociaux qui s’amplifient, on assiste à l’inauguration d’un nouveau mode de gouvernement : la reculade. Nos gouvernants seraient-ils eux aussi saisis par une terreur irrationnelle, derrière leurs discours raisonnables ?

“ Le changement est long dans un pays où les structures sont bloquées. ” [9] a constaté le Premier Ministre sur la chaîne publique.

Pourrait-on le soupçonner de reprendre à son compte les vérités qu’assène la presse depuis des mois et de s’en faire un rempart, ou comme le suggère la presse écrite est-il vraiment “ convaincu qu’une explosion sociale peut à tout moment survenir ” eu égard “ aux soubresauts de la société ” [10]

“ La précarité de l’emploi ” défraie aussi la chronique. Jusque dans les plus profonds recoins du monde actuel, l’instabilité est traquée. Même dans l’échange des banalités sur le temps qu’il fait, l’Homme de la rue se lamente : “ Y a pus d’saisons ”.

Notre monde ne serait-il qu’un vaste marais où nous risquons à chaque pas de nous enliser dans des sables mouvants ?

Le constat d’une société “ figée ” dans “ l’immobilisme ” génère, en même temps qu’une peur de l’instable, une volonté féroce de se raccrocher à toute chose stable, et de l’ancrer dans sa permanence. L’instabilité est le signe du chaos caractérisé par l’absence de repères. Et parmi les signes de ce moderne chaos, le chômage.

Le chômage

Le chômage devient le symptôme privilégié d’une “ fracture ” sociale : “ La symbolique était forte. L’unité syndicale d’un côté, le regroupement des forces vives, salariés-étudiants de l’autre. Or de la journée d’hier, on retiendra surtout que ces images ne suffisent plus à décrire un climat, pas plus qu’elle ne permettent de montrer les fractures de la société. Le fait majeur de cette journée tient dans cette inconnue : comment ce ras-le-bol continuera-t-il de s’exprimer, comment pourra-t-il se canaliser puisqu’il est acquis que le pourcentage de jeunes au chômage (un sur quatre) ne pourra pas baisser avant longtemps ? Au fond, cette journée aura révélé une autre facette de la société duale. Celle de demain. ” [11]

La “ fracture ”

Il fut un temps où les media s’épanchaient sur la “ faille ” apparente dans la société contemporaine. Mais la surenchère est venue : la fêlure s’est élargie, et dans un craquement de sinistre augure, est devenue « fracture », entraînant un “ clivage ” dans une société où règnent “ rigidité ” et “ immobilisme ”. Une association en appelant une autre, sont venues la “ sclérose ” et “ l’austérité ”, comme si l’évolution sociale prenait pour modèle le glissement sémantique, ou comme un rattachement de dernière instance à des racines, ne fussent-elles qu’étymologiques ! [12]

Les titres lus dans la presse de la semaine du 14 au 19 mars 1994 sont éloquents à décrire les signes de la sclérose et les domaines où elle est installée :

"Société bloquée", à des nombreuses reprises (Cf. Libération, Le Figaro du 18/3, Le Monde du 15/3) ;

"Deux mondes ont défilé sans se voir" (Libération du 18/3) ;

"Deux cultures" (Le Monde du 19/3) ;

“La langue fun ébranle le CSA” (Libération du 10/3).

On ne rechigne pas à la redondance :

"La minorité de blocage bloque l’élargissement de l’Europe" (Libération du 10/3).

De telles sorte que la polarité immobile « blocage » au carré appelle forcément sa mie la « fracture » qui interne à l’hexagone, s’épanche alors au plan international :

“ Sarajevo verrouillée ” (Le Monde du 13/04).

Mais, la vision du monde s’élargissant, nous effectuons du même coup un saut périlleux en arrière du temps, car voilà qu’elle partage le monde entre barbares et civilisés :

Paul Nahon, présentant un reportage sur le Rwanda, et parlant des quelques milliers de casques bleus “ envoyés pour apaiser la conscience des pays civilisés ”. (26/5/94 - A2 - Envoyé spécial).

Le lapsus, nous voulons croire que c’en fut un - mais chacun sait aujourd’hui qu’est surtout « révélateur » ce qui échappe au contrôle conscient - du présentateur concepteur de l’émission, mène directement à la fracture fondamentale :

Mais révélateur de quoi ?

Comme nous le faisons remarquer dans un courrier à Libération, les bons sentiments ni la bonne conscience ne parviennent à occulter l’idéologie profonde inscrite dans le judéo-christianisme. Quels que soit les efforts déployés à maintenir le couvercle, le lapsus fuse et l’on retrouve « les Juifs » listés entre Afghans et Tchétchènes, de la manière la plus naturelle qui soit !

La fracture est inscrite à la source même du modèle dualiste et l’on vient s’étonner aujourd’hui qu’il frappe de son sceau la structure et la fige ! Naïveté ou inconscience ?

Serait-ce la fin d’un monde ? Le moule serait-il cassé, où ont pris forme nos us et coutumes, nos structures et nos institutions ?

Les tensions entre écologie et économie

Oikos, qui sert de racine aux deux termes signifie en grec “ la maison ”, autant au sens de “ bien, propriété ”, que dans le sens étendu de “ famille, race ”.

A cette souche commune, s’attachent les deux branches du logos et du nomos.

Logos, « le discours », « la science » se pose aujourd’hui comme antithèse du nomos, « la loi des hommes ».

La pléthore de discours des deux ordres - économique et écologique - ramène à la proximité, contre ce qui est lointain, une sorte de nombrilisme exacerbé, contre le xenos, l’étranger, tant haï : le discours et la loi du “ proche ” ont en commun la peur de la contamination.

L’antagonisme en est tellement puissant, dont chacun des protagonistes occupe une place médiatique énorme, qu’on se plaît à rêver de ce qu’il adviendrait s’il se résolvait.

Un tour d’horizon des discours écologiques nous en apprendra peut-être davantage ultérieurement.

Les contaminations

Les invasions de bêtes immondes de toute sorte menacent l’équilibre humain.

Les “ invasions biologiques de tortues tueuses ”, la “ prolifération de l’algue tueuse ”, en passant par “ le retour des méduses Pelagia ” sont les moindres des maux qui guettent le xxie siècle. En outre, l’observation des mœurs de nos contemporains est édifiante : “ Le chasseur de microbes » est « en voie de prolifération. » [13]

La bête s’infiltre jusque dans le corps de l’Homme : on note la prolifération vertigineuse des virus, le retour de microbes et bactéries que l’on croyait disparus.

Mais le phénomène dépasse les limites de ce qu’on appelle traditionnellement le corps : il aussi de l’outil technologique : nos ordinateurs couvent eux aussi des virus. Chaque fois qu’un échange de disquettes s’effectue, on peut être assuré qu’un des deux échangeurs au moins demandera à l’autre « s’il est équipé d’un anti-virus ». La formulation volontairement ambiguë est une retranscription fidèle et vous vous demandez certainement « mais qui est équipé ? » Justement, on ne sait pas ! L’ordinateur ou le propriétaire ? Et l’on ne fait pas grande différence entre cette situation et celle de futurs amants, qui en guise de préliminaires, produiraient une attestation de non-séropositivité. Tout se passe comme si l’outil prolongeait naturellement le corps, tel un appendice nouveau d’une humanité mutante. Après tout pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première. La biologie nous a appris que de notre queue animale, il ne restait qu’un trognon, inutile, voire parasite, appelée à disparaître complètement. Si nous nous inscrivons dans ce discours, la même logique qui fait disparaître le superflu, devrait faire apparaître ce qui est nécessaire à l’évolution de l’homo economicus.

Montesquieu tenait déjà le même discours : à voir ses contemporains se déplacer en chaise à porteur ou en voitures, il suggérait que dans l’avenir, l’espèce humaine n’aurait plus de jambes !

Suppositions que tout cela, bien qu’étayées par le discours scientifique. À l’échelle d’une vie humaine, les millénaires que nécessiteraient des telles transformations rendent bien improbables une réponse scientifique assurée à ce genre de question. Mais l’imaginaire est là pour nous renseigner utilement, pour peu qu’on le considère comme une réalité tout aussi objective que la réalité physique.

Or, l’imaginaire « infiltre » cette réalité, la contamine, tel un virus impossible à juguler.

“ Selon les études de marketing, les maniaques de la propreté sont passés de 10 à 25% des consommateurs en 7 ans. La peur du bacille est une tendance de l’époque, la désinfection devient un argument de vente. ”(Ibid.)

La maladie à virus

Les grippes exotiques, de Hongkong et d’ailleurs, le virus Ebola... d’étranges maladies chassent l’étranger, dont le pedigree n’est pas précisé, néanmoins :

“ Les ressortissants étrangers sont (...) gagnés par l’inquiétude. Beaucoup ont choisi de prendre des vacances en Europe ou en Afrique du Sud. D’autres prient les directeurs d’établissement scolaires occidentaux de sélectionner avec soin leurs élèves. Certains exigent que les petits Zaïrois soient dispensés de cours dans les semaines à venir, pariant sur la ségrégation pour immuniser leur progéniture ” [14]

La réactions des nantis résidents en Afrique eut un écho dans les aéroports européen, où furent instaurées des mesures sanitaires. L’épidémie de choléra au Mali en mai 95 “ qui émeut tant la presse occidentale est sans commune mesure avec les ravages du Sida sur le continent noir ”(Ibid.)

Le sida

“ Dire le sida. Insidieusement, l’épidémie transforme les attitudes sociales. Chacune de ses progressions multiplie les peurs. Celles qu’elle fait naître en attaquant, celles qu’elle réveille... Nommées scientifiquement sida, elle a pour agent un virus que l’on peut dire pervers, disposant d’une extraordinaire capacité de camouflage et d’attente, tuant par délégation en ruinant les défenses de l’organisme ” [15]

C’est très étonnant ! On croirait entendre J. L. Debré vilipendant les terroristes islamiques !

Georges Balandier continue : “ Un virus d’autant plus pervers qu’il emploie ce qui produit de la vie, de l’amour, de la jouissance. ” Attention, vampire !(remplacés par les virus de la grippe, porcine, aviaire et les prochaines... ndlr)

La drogue

Associée à celle de la contamination par le virus HIV et celui de l’hépatite, la peur de la drogue résonne jusque dans le milieu médical, dont elle constitue pourtant une arme efficace dans l’arsenal thérapeutique. Les médecins devraient être immunisés contre cette peur, eux qui entretiennent avec les drogues un rapport d’intimité constant. Tout au contraire, ils contribuent paradoxalement à alimenter la terreur liée aux substances hallucinogènes, alors qu’il ont de plus toute licence légale pour les utiliser. La raison tient en une ligne :

« Je ne veux pas que mon malade devienne toxicomane. » ainsi commenté : « Cet argument est symptomatique des réticences qui freinent la lutte contre le douleur. Même si l’attitude des médecins, réunis en congrès à Paris, évolue, les antalgiques, dont la morphine, font peur. Et les progrès de la recherche restent lents » [16]

Le paradoxe est d’autant plus surprenant que la lutte contre la douleur est un des fers de lance du combat médical contemporain, bien accordant en cela à l’idéologie où s’articulent les valeurs dont nous parlons plus loin.

Les maladies venues d’ailleurs, comme la peste, le virus Ebola, la grippe ou la sida, c’est l’envers des échanges. La hiérarchie de valeur entre les dangers pour la vie humaine inhérents à chacune de ces maladies est nulle. La part médiatique saisonnière réservée à la campagne de vaccination anti-grippe, destinée d’une manière privilégiée aux vieillards et aux enfants, parce qu’ils sont les plus vulnérables, n’a rien à envier au retour rituel du serpent de mer sida, quand il n’y rien d’autre à se mettre sous la dent (médiatique, est-il besoin de le préciser).

Comme si tout était bon à propager la peur.

Et cela sans compter “ Les Nippons (qui) nous empoisonnent ”, submergeant le marché de coquilles saint Jacques surgelées ! Mais n’anticipons-pas, et poursuivons notre tour d’horizon aux frontières de la peur. Frissonnons, mes frères : l’Autre, à nos portes, nous guette. Il nous dévorera si nous n’y prenons garde !

Le terrorisme

C’est l’actualité brûlante qui fournit au monstre sa plus belle parure médiatique. Nous ne résistons pas au plaisir de citer encore une fois notre Ministre de l’intérieur, qui décidément trouve toujours le mot juste, en prônant “ La mobilisation de la nation face au fléau terroriste ” [17]. Jean-Louis Debré, contaminé par le virus de l’Intérieur, imprimé dans les circuits de la carte génétique familiale, serait-il de surcroît inscrit dans la lignée de Michel Le Peletier de Saint Fargeau, chantre de la démocratie naissante qui déclarait en 1791 devant la Constituante, pendant la Terreur : “ L’on pourrait dire que la liberté, semblable à ces plantes fortes et vigoureuses purifie bientôt de toute production malfaisante le sol heureux où elle a germé. ” [18] ou le lointain cousin d’Europe de Bill Clinton, déclarant au lendemain de l’attentat d’Oklahoma City que tout serait mis en œuvre contre “ Les forces du mal ”, qualifiées, comme si le message n’était pas suffisamment explicite de “ diaboliques ”.

Mais encore faut-il préciser que la déclaration de Monsieur Le Peletier commençait en ces termes : “ Partout où règne le despotisme, on a remarqué que les crimes se multiplient davantage. Cela doit être parce que l’homme y est dégradé. ”

Ainsi, tout terreau est-il bon à engraisser le discours politique. (Et la recherche serait riche d’enseignements - sur l’image en particulier, cela va de soi - qui traquerait la métaphore dans les discours politiques, depuis les Orateurs attiques, en passant par Cicéron jusqu’à nous jours. Sans doute révélerait-elle que les politiques, quelques soient les régimes, n’ont pas beaucoup innové, et que toujours, lorsque coule le navire, les rats l’abandonnent).

Quoi qu’il en soit, la juxtaposition des déclarations qui précèdent nous invite à la réflexion sur le renversement et la manipulation du discours politique. Réflexion à mettre à disposition des gouvernants, sur les concepts de liberté, de démocratie et de despotisme. Car enfin, l’enseignement de l’histoire aura-t-il été vain, qui montre qu’à un moment donné, à un modèle caduc, il faut laisser se substituer un autre, dont les jalons se font jour d’eux-mêmes et qu’il suffit d’accueillir et d’intégrer ?

Mais nous sommes loin de ce temps, puisqu’aujourd’hui encore, en guise d’intégration, nous pratiquons toujours la politique de l’autruche et du bouc émissaire.

La figure de ce dernier commence à se dessiner assez nettement : film vidéo, virus, drogue [19], terroriste, l’ennemi vient d’ailleurs et il se manifeste souvent de manière irruptive voire explosive, incontrôlée et donc incontrôlable, violente en un mot.

La violence

Le débat sur la violence audiovisuelle a été réactivé récemment en Angleterre, par l’affaire des deux enfants de dix ans, meurtriers d’un autre plus petit [20] dont “ le juge avait prétendu que, peu avant leur crime, les deux garçons avaient regardé un film vidéo extrêmement « violent ». Le point de vue sur cette violence télévisuelle n’est néanmoins pas unilatéral.

D’un côté, l’opinion publique “ suggère qu’il y a un lien entre le comportement des individus et le spectacle que leur présente la télévision (sinon, pourquoi les annonceurs publicitaires dépenseraient-ils des fortunes ?) ” les spécialistes “ ont toujours été divisés sur cette question : la violence encourage-t-elle les comportements violents ? ”[Ibid.]

Mais, dans le camp adverse, Georges Gaskelle, spécialiste de psychologie sociale à la London School of Economics précise : “ Les jeunes regardent-ils davantage la télévision aujourd’hui qu’il y a vingt ans ? Oui ? Y a-t-il aujourd’hui plus de violence à la télévision et au cinéma ? Ce n’est pas évident à démontrer, notamment parce que notre conception de la violence a évolué. ”[Ibid.]

Il semblerait effectivement que quelque chose a changé, que personne ne veut voir. L’examen des valeurs dominantes des sociétés technologiques contemporaines nous en apprendra davantage sur la question du lien entre l’expression d’une certaine violence, la manière dont elle est reçue et l’encadrement idéologique subséquent. Contentons-nous, donc, pour l’instant de nous demander, toujours en référence à l’article cité, si le point de vue pondéré de George Gaskell a quelque chance de se faire entendre contre la cohorte de “ vingt-cinq psychologues et pédiatres de renom (... qui) viennent de remettre un rapport au gouvernement et lui demandent de prendre rapidement des mesures afin de mettre un terme à l’accroissement inquiétant des films ultra-violents (...) Ils estiment que les enfants s’identifient toujours avec l’auteur des violences et jamais avec sa victime et dénoncent l’irresponsabilité des parents ”[Ibid.]

Ces “ suggestions ” appellent de nombreuses remarques, sur la justesse du diagnostic psychologique que nous laissons à l’appréciation des spécialistes, mais aussi au sujet d’une culpabilisation orchestrée de la parentèle. D’autant plus que l’auteur de l’article précise contradictoirement : “ Mais une autre enquête, réalisée par l’Institut des études politiques, indique que les 12-18 ans en général et les jeunes délinquants du même âge regardent, peu ou prou, les mêmes vidéo. ”[Ibid.] Où trouver une cohérence ?

Un retour sur le phénomène “Dragon Ball Z” s’impose alors, face aux front uni des psychologues. Dans un premier temps pour éclairer ce que les psychologues anglais désigne sous le vocable de “ violence ”. Ce sont sans doute, les mêmes choses que leurs confrères français jugent “ traumatisantes ” [21], c’est-à-dire la présence de la mort, de sang, les traits agressifs des personnages et les interminables combats.

Ceci posé, on peut s’interroger sur une réalité psychologique aussi abruptement assénée ! Oserions-nous seulement suggérer, emportée par la flamme et une généralisation hâtive, que “D.B.Z” ne fait qu’utiliser les mêmes schémas actualisés, que l’on retrouve dans les histoires pour enfants et contes du monde entier ? Restons donc plus sagement dans le cadre que nous explorons : de toute éternité Hercule a combattu contre l’Hydre de Lerne, Hector contre Achille, dans des luttes sanglantes. Les enfants grecs, nourris aux mamelles homériques étaient-ils pour autant, plus enclins à la violence que les autres ? Rien, dans les textes, ne nous le laisse supposer.

Il y a décidément quelque chose de singulier au royaume des “psy” ! Encore plus si l’on souligne d’autre part, la volonté très claire de culpabiliser les parents, coupables de laxisme audiovisuel moral. Ainsi donc, sont-ils de retour les censeurs de l’ordre moral, sous un masque où on ne les attendait pas !

Il est important de relever que le débat autour de la violence s’articule tout spécialement à l’impact que celle-ci peut avoir sur les enfants. Car l’enfant occupe, en général, dans les sociétés industrielles modernes, entièrement préoccupée d’économie, une place centrale. Il représente un marché potentiel important que les publicitaires n’ignorent pas. Cible privilégiée du marché, il évolue sous les spots dans des rôles diversifiés, mais deux aspects reviennent néanmoins constamment : enfant-martyr ou petit roi.

L’enfance en danger

Victime ou tyran, l’enfant est, chez nos contemporains, l’objet d’une attention et le centre d’intérêts particuliers : s’il est victime, il faut le protéger, s’il est bourreau, il faut s’en défendre. Mais dans les deux cas, le mal se répand : “Les enfants et les adolescents sont de plus en plus les victimes ou les acteurs de dérèglements sociaux et mentaux liés à la crise économique et aux bouleversements politiques. ” annonce Le Monde sous le titre : “ Graines de violence ” [22]

Le phénomène est d’une telle ampleur qu’il vaut que nous nous y attardions.

Enfant-martyr, enfant-roi

Notre époque voit se développer la création d’associations pour la protection de l’enfance, des campagnes de sensibilisation sur les droits des enfants. C’est aujourd’hui devenu un poncif que de dire que nous vivons dans une société où l’enfant est roi, phénomène contemporain de l’après-seconde guerre mondiale. Des personnalités comme Françoise Dolto ont largement contribué à faire reconnaître l’enfant comme individu à part entière. Lui qui hier n’avait que des devoirs se trouve aujourd’hui investi de tous les droits et de tous les pouvoirs.

Néanmoins, les enfants martyrs existent toujours et à grand renfort de campagnes médiatiques, on nous le fait savoir. On peut être frappé, et douloureusement car ces réalités sont effectivement insupportables : les reportages de presse, lors des événements survenus en Europe de l’Est au début des années 90, mettaient invariablement l’accent sur les sévices subis par des enfants. Sur quelques minutes ou quelques pages de reportage, une place relativement importante y était consacrée : gros plan sur une mère et son nourrisson gisant dans un charnier de Timisoara en Roumanie, bébé arménien brûlé sur une plaque électrique par les Azéris, pour n’évoquer que les plus extrêmes. Largement couvert aussi le rapatriement en France des enfants roumains adoptés, retenus en otages par le système Ceausescu.

Qu’un cataclysme survienne, et les premières images qui parviennent sur nos écrans sont celles d’enfants rescapés ou non. De même quand une vague d’attentats terroriste déferle, comme c’est le cas depuis un an, d’Oklahoma City à Paris, d’autant plus que le terrorisme a tendance à prendre pour cible les crèches et les écoles.

Quel objectif ces procédés visent-ils ? Sans s’avancer beaucoup, on peut supposer que sous le prétexte d’alerter la conscience [23] collective, on ne parvient dans les faits qu’a exacerber la bonne conscience d’une part et de l’autre la peur ?.

Pourquoi ? Revenons dans notre belle démocratie et feuilletons une nouvelle fois la presse.

L’enfance martyrisée :

Libération, du 25 mars 1988, p. 30

" Giflés, battus, violés parfois, ils sont cinquante mille enfants, chaque année en France, à être maltraités par leurs parents. L’enfer reste confiné dans le cercle familial et n’alimente qu’en cas extrême la rubrique fait divers. Il est alors trop tard. Le Québec l’a compris, qui, le premier a créé une association d’entraide... L’initiative québécoise a été reprise en France, en janvier 1986, avec la naissance de "Parents anonymes". Ligne d’écoute et réseau d’entraide, cette association veut donner aux parents “ le droit de craquer ” ."

La présidente et fondatrice : « On préfère montrer du doigt les bourreaux d’enfants qui mettent leurs gosses dans les placards, pour ne pas avoir à se mettre soi-même en cause. »

Hélène : « Je ne me suis jamais sentie à la hauteur de ma tâche de mère (...) depuis tout petit, Pierre m’énervait. Tous ses gestes d’enfant, dont normalement une mère s’émerveille, ça me paniquait (...) Je hurlais. J’ai un père qui m’a toujours braillé dessus. Avant d’accoucher, je ne me souciais de rien » tente-t-elle de se justifier.

« Une femme appelle, elle est en pleurs. Il suffit alors de rassurer, de dédramatiser. Ils sont contents qu’on les ramène à la réalité, d’entendre que leur désir est exagéré. »

Les parents repèrent ensemble le moment où ils perdent pied : le repas que l’enfant refuse d’avaler, les affaires qu’il refuse de ranger... C’est alors l’explosion : la gifle, l’engueulade, mais aussi les menaces, l’insulte, l’humiliation. « Il faut que les parents se distancient par rapport à leur enfant pour voir que leur situation n’est pas anormale...Chaque parent doit trouver sa voie, il n’y a pas de solution unique. »

Quel parent n’a pas été effrayé par les prises d’autonomie de son enfant ? On nous dit souvent : "J’ai l’impression que mon fils me nargue"... et la plupart des parents pensent qu’ils sont agressés et deviennent agresseurs. »

Cet article souligne bien que la demande des parents concerne cette demande spécifique d’être remis en phase avec la réalité, alors qu’ils se trouvent submergés par les vagues d’une violence dont ils méconnaissent le fondement : une fois la tempête passée, on se prend la tête dans les mains, se demandant effaré : « Qu’est-ce qui m’a pris ? »

Face à l’enfant martyr inséparable de son parent bourreau, notre société voit-elle se développer en polarité, l’enfant roi, affublé de son parent martyr.

L’enfant roi :

Enquête in Marie-Claire, Ewa Evler, p. 34-38

« Sait-on qu’il y a aussi des parents martyrisés par leurs enfants, que ce phénomène progresse et que les petits bourreaux ne sont nullement des mal-aimés, bien au contraire. Cet univers infernal où nous emmène Ewa Evler n’a qu’une issue, la séparation, mais personne ne veut s’y résoudre. »

« Nancy, quatorze ans gifle sa mère violemment avant de se précipiter dans la cuisine pour en ressortir avec un couteau à la main (...) Nancy, qui menace de crever les yeux de sa mère, Laura, avec un couteau, est une enfant miraculée. Atteinte d’un cancer digestif, Laura choisit de renoncer à la chimiothérapie pour avoir son bébé. Le père qui désapprouve cette grossesse, (...) finira par la quitter avant la naissance de sa fille qu’il ne reconnaîtra jamais.

Laura, après l’opération de son cancer, élève donc seule sa petite Nancy. Elle renonce à sa vie de femme pour se dévouer corps et âme à son « enfant miracle ». Aucun homme n’aura le droit de venir perturber cette intimité étouffante. D’ailleurs, elles partagent la même chambre...

Qui sont ces parents martyrs et comment en sont-ils arrivés là ? À travers les nombreux cas recensés un portrait type émerge. Enseignants, cadres, médecins ou même juges, les parents martyrs sont généralement des privilégiés... Parent seul en général, ou marié à un conjoint qui ne joue pas son rôle parce qu’il est souvent absent du domicile ou d’une personnalité faible et effacée, soit encore parce qu’il a ses propres comptes à régler avec le parent victime. »

Suit l’exemple d’une femme, enseignante, que son mari maîtrise pendant que sa fille la bat : elle souligne qu’elle gagne plus d’argent que son mari ; l’histoire ne dit pas si elle le lui fait remarquer d’une manière ou d’une autre ! À l’inverse de ce que l’on pourrait s’imaginer, le futur bourreau, loin d’être mal-aimé, a été ardemment désiré. Sa naissance a même pu provoquer une séparation entre les conjoints, la mère ayant fait un choix conscient entre l’enfant et le partenaire. (cf. Supra, le cas de Nancy) Cela explique pourquoi les victimes de ce syndrome sont en majorité des femmes.

(...) Conçu pour combler un manque affectif, l’enfant sera fatalement propulsé vers son rôle de futur bourreau. Laetitia Charier, psychologue explique : « Dès sa naissance, cet enfant n’a jamais été à sa place. Ou il est cet enfant idéal, surinvesti, et il peut se croire à bon droit l’unique objet du désir de ses parents jusqu’au jour où survient la cassure, ou il est fantasmé comme un enfant monstrueux ayant une puissance maléfique. Il est perçu comme le plus fort. »

Écoutons Marie, trente ans, 20.000 francs par mois, belle, connue, branchée, personnalité du Tout-Paris, du “show-biz”, candidate au martyre :

« C’est fou de vivre une vie tellement pleine, avec des gens et des choses si chouettes, et de se retrouver toute seule le soir sans personne à qui tout raconter... J’ai vécu à toute allure, j’ai vécu en aveugle, le boulot m’a tout pris. Maintenant, le temps rétrécit. Il faut que je fasse un enfant avant trente-sept ans. Mais avec qui ? Je me suis trompée avec les hommes, j’ai pris les plus nuls. Des jeunes... un type m’a dit - il était comptable - "Tu m’étouffes, tu me fais peur". Personne n’imagine que je chiale le soir dans mon lit. Pourquoi prendre la pilule ? Pour rien du tout. Mon copain Claude vient de se marier avec une petite des Philippines. Elle a vingt ans. Il lui apprend tout, je ne fais pas le poids. Je sais trop de choses... »

La solution ? L’enfant :

" Le soir, avant de m’endormir, je me dis : et ce bébé, quand est-ce qu’il va venir ? Quand j’ai appris que ma meilleure amie était enceinte, j’ai eu une crise de jalousie violente. J’étais livide. Je ne pouvais pas parler. J’étais jalouse comme jamais je ne l’avais été pour un homme. J’ai peur du temps qui passe... [24]

La mère de Florent, parents confinés à la cuisine pendant qu’il règne dans le salon, carabine à plomb sur les genoux : « Il a toujours été méchant, même bébé. (Ses premiers mots selon elle : ‘ salope maman, salope mémé’.) » [25]

Une autre mère martyre : « Déjà dans mon ventre, il me donnait des coups de pied. Il a toujours voulu me faire mal. » Une troisième : « Mon fils, c’est le diable réincarné. »[Ibid.]

Étonnante tolérance de tous ces parents envers la violence de leurs propre enfants. Mais pourquoi donc se laissent-ils faire ? Écoutons Florent, lors d’une séance de thérapie familiale : « Regardez-les, ce sont eux les dingues, pas moi. »[Ibid.]

Il est à noter, et l’auteur de l’article le souligne, que dans les cas de figure évoqués, il arrive que l’enfant paie de sa vie. « Jusqu’au jour où le bourreau tapera trop fort, et la victime, ne contrôlant plus sa propre agressivité accumulée au long des années, abattra son propre enfant en ‘légitime défense’." On se souvient du cas, pas isolé, du procès de cette mère qui a tué son fils toxicomane. Excédée d’être rackettée, maltraitée...

Alors, en fin de compte, quelle relation établir entre enfant-martyre et enfant-roi, puisque l’issue est la même ? Le fait divers suivant peut illustrer cet lien entre les deux : samedi 23 novembre 1991, Myriam, 29 ans, étouffe sa fille Lucie, 2 ans, avec un oreiller.

« Myriam Parmentier souffre de troubles relationnels notamment avec sa fille, une enfant agitée, a indiqué le Procureur. Il semble qu’elle ait eu une dispute avec sa fille. Celle-ci a eu à l’encontre de sa mère un geste déplacé. » [26]

Aux grands messes du 13 heures et du 20 heures, les grands prêtres de l’information nous servent l’homélie à la sauce mère meurtrière. Que faut-il dès lors penser de la focalisation médiatique sur Christine Vuillemin ? Pourquoi privilégie-t-on cette information plutôt qu’une autre, alors que partout dans le monde et dans le même temps des hommes meurent victimes de la faim, de cataclysmes, sous l’oppression et même, oui, de mort naturelle ?

L’acharnement sur cette mère, présumée meurtrière, n’en rappelle-t-il pas un autre, dont sont victimes, là-bas, très loin, sous la férule d’imams pas très catholiques, d’autres femmes soupçonnées seulement d’œillades coupables, et lapidées sous ce seul prétexte ? Ou un autre encore, plus lointain, contre les sorcières ?

Et d’un autre côté, mais dans le même sens, l’évocation de la toxicomanie n’entraîne-t-elle pas immédiatement aujourd’hui celle de la contamination ?

Le processus est constant, qui revient à projeter la peur sur le ‘différent’, ‘l’étranger’, ‘l’autre’ dont les media s’emploient à dupliquer à l’infini les représentations comme vecteur d’une peur en perpétuelle quête de formes nouvelles.

La valse des peurs médiatiquement orchestrée nous entraîne en son tourbillon forcené, jusqu’à nous faire oublier de réfléchir.

Car enfin, n’est-ce pas surprenant que chaque peur vaincue cède la place à une autre, toute neuve ?

Même la langue n’est pas à l’abri des contaminations !

L’autre

Chez les linguistes, on s’émeut, au sujet de « jeunes (qui) ne peuvent trouver leurs marques que dans le français normal. » Alors qu’on observe dans la langue des cités (oh, Barbares [27]) « une jachère linguistique et une dé-culture. » Il n’est pas utile de citer davantage Monsieur Azouz Begag, chercheur en sociologie urbaine [28] pour comprendre qu’il rejette la langue des ‘banlieues’ - lieux singuliers mis au ban de la société assez constamment ces temps-ci - aux frontières de la barbarie. Sans doute n’aurait-il pas été de mauvais conseil pour Monsieur Toubon, précédent Ministre de la Culture, parti en croisade contre les pollutions dont notre vieille langue est victime. Il n’est d’ailleurs pas contredit par Catherine Genin, auteur de l’article, qui sous-titre, reprenant les propos de Monsieur Christian Bachmann, sociolinguiste : « La langue des Keums n’est ni une mode ni un simple argot. Inventé par une population déconnectée de l’univers des classes moyennes » et, commente-t-il, « ce dialecte contemporain influence même une bonne partie des adolescents » [29].

Nul doute que le phénomène fasse peur, aux élites surtout, qui se retranchent soudain derrière le vulgum, semblerait-il, à entendre le sociolinguiste précité : “ le Français moyen (qui) se sent agressé par cette langue, dont les courbes intonatives spécifiques sonnent comme des engueulades ”.

D’‘argot’ en ‘dialecte’, et même en ‘patois’, tout semble être mis en œuvre pour reléguer le phénomène en marge. Il est vrai qu’on précise en passant que la langue des banlieues est celle des Beurs. Et on se rassure comme on peut en affirmant, comme cette éducatrice, que cette langue “ ils l’abandonneront dès qu’ils connaîtront une vie sociale normale. ”

Le rappel constant à la normalité ne peut que nous faire dresser l’oreille, surtout quand il s’agit de ‘jeunes’, les mêmes que ceux dont nous allons parler maintenant, qui en ‘bandes’ ‘tiennent le mur’ dans les ‘cités’, où suinte l’ennui et la mélancolie. Exclus par consensus des élites, jusque dans la recherche d’une identité linguistique, quelle ‘vie sociale’ sont-ils appelés à connaître, et selon quels critères de normalité ?

Le témoin suivant nous éclairera peut-être sur ce point :

“ Se rend-on vraiment compte à quel point les valeurs communes de la société sont fragilisées dès lors que des zones entières du territoire national sont soumises à des bandes qui imposent leurs propres règles et leur propre hiérarchie ? De telles conditions facilitent l’éclosion de groupes terroristes qui profitent de notre incapacité. ” [30] Ce discours ne nous vient pas de lointains territoires, ni des temps révolus où la menace barbare sévissait, mais de J. L. Debré, actuel Ministre de l’intérieur.

Vecteurs de l’instabilité, de la peur en général, l’autre est toujours là pour endosser le responsabilité. Tous les “ autres ” déjà nommés plus haut, du virus au Beur, représentent l’Autre absolu.

Bilan

L’autre, servant de fusible à la propagation d’une peur, amplifiée par les media, qui nous semble être broderie de l’imaginaire sur un canevas de données physiques et objectives. Un des plus beaux exemples est peut-être celui de la rumeur qui enfle sourdement, qu’à Paris le dispositif serait prêt à ‘accueillir’ le déferlement des hordes de banlieues. Il ne s’agit pas de nier l’existence d’un mouvement souterrain, bien au contraire c’est notre propos, mais de resituer à leur place, données objectives - autant qu’il est possible - et enrichissements imaginaires, d’une part, et de nous demander par ailleurs si, par hasard les ‘objets’ sur lesquels sont projetées les peurs n’auraient pas, de leur côté, un message à transmettre ?

Les virus ne parlent pas une langue connue, même pour les biologistes, impuissants à décrypter les signaux qu’ils émettent, mais les ‘jeunes’, eux se font entendre. Ils ne sont pas les sauvages incapables de s’exprimer autrement que par des comportements barbares, comme certaines représentations médiatiques voudraient le faire croire, même s’il utilisent un langage hors-norme ?

On peut se demander si l’invention d’une langue n’est pas un des signes de leur message global : aspiration à la création d’un monde neuf, entravé par le poids de la norme.

À la fameuse ‘révolte’ de la jeunesse, on ne peut dénier son caractère de provocation. Mais ne sont-ils pas les seuls à avoir compris que l’immobilisme suintant l’ennui ne s’émouvra que si on le bouscule.

Et que le vieux monde ne vienne pas se plaindre s’il est bousculé un peu fort par un plus jeune à la recherche de limites, dans un « désordre et une démesure » quelque peu anarchique. Imaginons, la poussée de sève au printemps en quête d’un canal, le sang et pas de vaisseaux, un geyser et pas d’ouverture !

La série de valeurs déclinée par le monde contemporain offre-t-elle une voie praticable ? Si elle n’existe pas, il faudra l’ouvrir à grands renforts de monstres mécaniques.

Il est difficile de faire un choix dans la pléthore de documents qui nous est offerte dans le domaine des média où nous avons choisi des prendre nos informations. Plus difficile encore de différencier et d’articuler les thèmes, tellement ils sont imbriqués et rebondissent de l’un à l’autre. Les documents en annexes ne représentent qu’un maigre échantillon, mais donnerons une idée plus complète de notre constat.

Avant de poursuivre, néanmoins, dégageons quelques constantes : le progrès technique fait surgir la peur de la nouveauté, que nous préférons nommer neon, non par souci d’érudition, mais, comme précisé en introduction, pour éviter les lectures réductrices.

Le neon, donc, fait peur et s’attache à des objets particuliers, dont nous avons énuméré ceux qui, d’après des enquêtes menées dans les dernières années, reviennent le plus dans les préoccupations de l’Homme moderne. La focalisation des peurs sur l’enfant est un des faits marquants que nous avons souligné, dont la fragilité désignée appelle la protection. Or, on dit de la société tout entière qu’elle est ‘fragilisée’. Sa fragilité réside dans le fait que les anciennes structures semblent ne plus avoir ni efficacité ni pertinence. Tout est ‘bloqué’, ‘figé’, dans ‘l’ immobilisme’” et nulle issue en perspective : en aval, rien. Sur les versants affrontés de la ‘faille’ devenue ‘fracture’, chacun campe sur ses positions. Un réflexe bien humain porte les regards en amont et, comme hypothétique solution à la ‘crise’, on remet au goût du jour les vieilles recettes éprouvées. Est-ce que cela bouge ? En apparence, non. On prétend alors qu’il faut laisser l’effet se faire, avec la prière ‘qu’on nous donne du temps’. Mais les populations trépidantes, reprennent en chœur la réplique de l’Huissier de Tartuffe. « On vous laisse du temps », certes, “ et jusques à demain, (nous) ferons surséance. ”

Car en dépit de la ‘rigidité’, la vie continue. Regardez-les, nos bons peuples de France ou bien d’ailleurs se presser aux portes de la ville pour un week-end bien mérité à la campagne ; ce sont les mêmes assurément qui ont défilé d’un pas lent dans les rues de la capitale, banderole au bras, à l’appel général des syndicats, émergeant lentement après des années de léthargie minimaliste. Pas de doute, ça bouge encore !

Les défilés défilent, les serpents serpentent, et les filles au printemps ont toujours l’oeil qui brille ! Qui faut-il croire ? Nos yeux seraient-ils victimes d’hallucinations collectives ? Que vaut-il mieux regarder, la rue ou la télé ? Que vaut-il mieux lire ? La Presse, les livres d’histoire, ou le désir dans l’œil de son prochain ? Les deux, tout ensemble, si l’on veut rester au point de contact d’où émerge la réalité de la vie. La réalité n’a pas de parti pris, pas d’a-priori, c’est tout ensemble, ce que l’on voit, ce que l’on nous dit, ce que l’on veut nous faire croire, sans exclusive. Cela existe, donc c’est une facette de la réalité. Nul n’a le droit d’en occulter quelque pan que ce soit. Bien réel aussi le prisme tant sot peu déformant de l’outil médiatique, dont l’intervention décuple l’impact de l’événement représenté. En soi effrayant, un attentat terroriste, redupliqué en abîmes sur des écrans, impressionne l’imaginaire. De fait, les peurs médiatisées n’ont aucun intérêt sur le plan strictement humain : aujourd’hui le terrorisme, demain l’explosion d’une centrale nucléaire. Elles sont en revanche mine d’enseignement sur le fonctionnement de l’imaginaire humain et sur sa propension à entretenir, par recréations et métamorphoses incessantes, la peur. Le constat reste paradoxal si l’on considère en regard la volonté de contrôle de l’impromptu.

On pourrait s’attendre, dans un système aussi rationaliste que le nôtre à une relativisation, voire à une banalisation des peurs. En effet, selon la logique rationaliste et statistique, y a-t-il, dans une société industrielle certes, mais bien policée et pas en état de guerre, plus de risque de sauter sur une bombe que d’avoir un banal accident de transport ? Quelle commune mesure entre les victimes décédées ou mutilées lors des attentats de l’été 1995 en France et celles de la route, recensées pour la même période ? Nous ne sommes ni à Sarajevo ni à Alger.

Or tout se passe dans les media comme si nous étions en état de guerre. L’irrationnel revient en force, par le même canal que le discours rassurant des publicitaires.

Quel est le lien avec l’immobilisme ? Point de hâte. Revenons d’abord aux dominantes de cette fin de siècle : dans notre système de pensée, quand surgit un événement, inopiné de préférence, il faut de toute urgence en retrouver la cause. Qu’il s’agisse d’une crise, d’un meurtre, d’une pollution, il faut des responsables. Toute faute contre l’ordre des choses appelle un criminel. Or quels sont les criminels désignés à la vindicte publique ? À un premier degré, c’est celui qui a mis la main à la pâte : le poseur de bombe pour l’attentat, le pétrolier pour la pollution. Mais il n’en est pas ici comme des snippers en ex-Yougoslavie : le tireur que l’on désigne à la vindicte publique est rarement isolé : il est membre d’un ‘réseau’ qui ‘tisse sa toile’, et qui plus est ‘surfant sur Internet’. Derrière la pollution dénoncée par les ‘organisations’ écologiques grouillent les crabes véreux des multinationales, tapis dans la Corbeille d’abondance. Réseaux, organisations et sectes diverses trameraient en arrière-plan de l’actualité un vaste complot mettant en danger la belle intégrité démocratique. N’est-ce pas la part de vérité que l’on nous fait accroire ? Et comme nulle mauvaise graine ne peut pousser sur le noble terreau de la démocratie, Monsieur Le Peletier de Saint Fargeau l’avait bien dit, l’ivraie ne peut être qu’apportée par les vents, mauvais eux aussi, cela s’entend, comme torrides siroccos venus du Sud, propagateurs de scories rouges de sang. Seront dès lors fort bienvenus les islamistes de tout poil (qu’ils auront d’une manière bien sacrilège rasé - [31] ô simulator ac dissimulator) qui cumulent avec un à-propos rares tous les critères requis du coupable parfait : étranger, prosélytes religieux, et ‘circulant en bandes’. Et les Ministres de crier au loup, au ‘fléau’, quand les présidents, moins pondérés en appellent au Diable !

Et le vieil homme découvrit enfin, mais un peu tard, pourquoi il ne parvenait à regagner son tonneau : en guise de lanterne, en sa main il tenait depuis des siècles une vessie. Serons-nous pour longtemps si aveugles ? Heureusement, quelques esprits chagrins, venus de l’étranger, poussés par le souffle de leur mauvais esprit sèment le doute. (De l’intérieur, on peut crier à s’en casser la voix, il n’y aura pas d’écho : les media ont une fois pour toute choisi le camp du moindre effort et du confort, assumant parfaitement leur fonction de miroir. Paradoxalement, pour se faire entendre, il convient de prendre des voies détournées, comme il était vrai il y a une dizaine d’années (peut-être l’est-ce encore) qu’un voyage de Paris à l’Afrique était moins onéreux en passant pas Moscou. Tours, détours et contours ? Quid du mythe du plus court chemin d’un point à un autre, ce jourd’hui ?)

En l’occurrence, le plus court chemin qui donnent accès à une information quelque peu distanciée sur la France, passe par la Suisse : c’est encore raisonnable ! « Le grand spectacle de la chasse à l’homme est le fait d’un gouvernement aux abois : du fugitif Kelkal, on ne sait encore pas grand chose (...) On sait surtout depuis les révélations du Nouveau quotidien mais (...) que la version officielle de sa mort. »

Quelle circuit pour l’information... la ligne la plus droite du fût du canon jusqu’à la chair à canon passe par, le croiriez-vous, ... une caméra, un journal relayé par un autre ... et enfin la censure. Récupérée enfin, l’information fut diffusée, mais pas les images. Élimée, éraillée, laminée par la rumeur, elle a fait plouf. Qui s’en est ému ? Un poseur de bombe de moins : on est rassuré, furent en résumé les commentaires de la rue diffusés sur les ondes, modéré d’un ‘pauvre gars’ de la part d’un sexagénaire attristé. Personne n’est venu interviewer ceux qui, peut-être plus nombreux qu’on ne le croit, au cœur de leur foyer, apprenant la nouvelle, ont versé une larme, et soudain ont eu honte ! Il n’était pas nécessaire de voir les images pour reconstituer la scène. La phrase lapidaire a suffi à l’évocation d’une chasse au renard, plutôt qu’à l’Homme, compte-tenu des circonstances et n’en déplaise à J. Claude Péclet, qui est encore bien policé.

Le complot, existe-t-il vraiment ? Mais de quel côté du miroir ? Malgré ces développements en apparence de digression, nous ne nous écartons pas de notre propos : les circuits de l’information, son impact, l’émotion qu’elle suscite sont appréhendables à ce modeste niveau. Qu’un gouvernement pleure sur l’immobilisme et se livre à la traque à courre ? Où est le mouvement ?

Dans un monde de ‘blocage bloqué’ émergent des réflexes défensifs de défense. Et que la gram-mère [32] et le grand style nous pardonnent d’une si grossière offense. Nous puiserons une dernière fois à la source ministérielle de l’Intérieur, dénonçant “ l’érosion des fondements de notre système républicain ”, et “ les belles âmes qui font la fine bouche devant ce qu’elle nomment une politique sécuritaire. ” Mais quel moyen de l’appeler autrement ? Alors qu’elle fournit en même temps un élément de réponse à la question de ‘l’immobilisme’ que nous posions plus haut : lorsqu’on est agrippé au versant abrupt d’une faille, alors que les nuages s’amoncellent à l’horizon, qu’elle autre solution se présente que d’assurer le bivouac, de s’arrimer à la paroi et d’attendre. Surtout ne pas bouger, sinon... le gouffre !

Au tableau des sombres terreurs inspirées par les fléaux de notre temps fait pendant celui des valeurs dominantes, trônant, omniprésentes, grâce aux outils modernes de communication qui distillent par le même truchement, en parts équivalentes, peurs et messages rassurants, subtilement polarisés par l’image. Devant l’omniprésence de la peur dans tous les domaines, quelles valeurs la société contemporaine propose-t-elle ?

Catherine Barbé, Paris 1996

Suite de l’étude : Face à la peur - Constats et remèdes

janvier 2010 par Catherine Barbé


Notes :

[1] - "De l’An Mil à l’an 2000 : la peur de la fin du monde", Christian Amalvi, in L’Histoire, n°138, p.8-21, novembre 1990.

[2] - Ibid.

[3] - Il ne s’agit pas pour autant d’établir une relation de cause à effet entre l’expérience objective et la formation des images et des mythes. Nous y reviendrons plus loin.

[4] - Ibid.

[5] - P. Messmer, Après tant de batailles, A. Michel, 1992.

[6] - Le Monde, supplément programmes T.V., 3-4/9/95.

[7] - Le Monde du 2 mars 1994.

[8] - Libération, lundi 7 mars 1994.

[9] - L’Heure de vérité, émission du 14 février 1994 sur A2

[10] - Libération, lundi 7 mars 1994.

[11] - Libération du vendredi 18 mars 1994.

[12] - Rigide : de sklêros, austhros, d’où nous viennent la sclérose et l’austérité !

[13] - Libération du 29 mars 1995

[14] - Le Monde du 17 mai 1995.

[15] - Le Monde du 8 avril 1994

[16] - Libération du 24 août 1993.

[17] - Courrier international du12 au 18 octobre 1995.

[18] - Le Monde du 1er mars 1994.

[19] - À notre connaissance, l’opium ni le chanvre indien ne sont pas cultivés dans les pays industrialisés. Ce serait même plutôt une spécialité des « autres » du Triangle d’or et d’Amérique Latine. Pour l’anecdote, on retiendra le bruit récemment fait autour d’une culture de chanvre non toxique en France, commanditée par un Ministère à l’insu des autorités régionales.

[20] - Le Monde du 14 avril 1994.

[21] - Le Monde, supplément T.V., 3-4/9/95.

[22] - Jeudi 4 août 1994.

[23] - Ce que j’entends par conscience est cette instance qui pousse l’individu ou le groupe à agir, souvent pressé par l’urgence d’une situation devenue insoutenable.

[24] - Nouvel Observateur, 9/15 mars 1989, "Les célibattantes".

[25] - Marie-Claire, octobre 1989.

[26] - Le Bien Public, 25/11/1991.

[27] - Le Barbare est étymologiquement celui qui ba...ba.. baragouine, i.e. qui ne parle pas la langue du cru.

[28] - Le Monde, samedi 2 septembre 1995.

[29] - Je dois avouer que j’ai sursauté la première fois où j’ai entendu mon chérubin de fils éructer “ nique ta mère ! ”.

[30] - Le Monde, 30 septembre 1995.

[31] - En référence au portrait que dresse Salluste de Catilina, célèbre ourdisseur de complot politique.

[32] - Au XVIIe s., on prononçait de la même manière grand-mère et grammaire - dans le sud de la France également jusqu’à ce jour, dont nous nous permettons de faire un nouveau monstre, par goût d’invention linguistique.


Les références aux annexes renvoient au texte complet de la thèse. Parution originale, Lierre & Coudrier, 1997. Deuxième édition Hommes & Faits, avril 2002

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