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Aby Moritz Warburg

Une anthropologie de l’image


Aby Warburg (1866-1929). Fondateur de la discipline iconologique, créateur du prestigieux institut qui porte son nom. Warburg a compté parmi ses disciples les plus célèbres historiens d’art du siècle : E. Panofsky, E. Wind, F. Saxl...
Avec Warburg, l’histoire de l’art n’opère plus aux confins de l’anthropologie : elle en est une catégorie. Plutôt que leur beauté, il met en évidence l’efficacité des images. Ses mots clés sont : survivance, magie, empathie, animisme, totémisme...
Aby Moritz Warburg – 1866-1929

Aby Moritz Warburg (1866 - 1929) est présenté comme un historien de l’art. Son travail a servi à jeter les bases de l’iconographie mais on pourrait dire qu’il est l’ancêtre d’une anthropologie des images. Son expérience d’historien et son vécu donnent à son projet une dimension humaine fort profonde. Celle-ci, malheureusement n’a eu que peu d’échos. On peut cependant citer Georges Didi-Hubermann qui poursuit sa recherche sur la base des travaux de Aby Warburg. [1]

Il assigne à l’iconographie, le dessein d’« opérer une décomposition [de l’œuvre] qui en fera apparaître clairement l’hétérogénéité matérielle ou essentielle ». Ses travaux le conduiront à reprendre cette même idée que Nietzsche avait développée dans La Naissance de la tragédie, qui voit apparaître chez les Grecs une civilisation prise entre la raison représenté par Apollon et la passion par Dionysos. Idée que Michel Maffesoli a reprise abondamment. On pourrait prolonger la dialectique en y incluant les termes que nous avons utilisés tout au long de cette étude : Imaginaire/conscience, pensée/sentiment, etc.

En 1895-1896, au cours d’un voyage aux États-unis, Aby Warburg se rend dans le Sud-Ouest dans les pueblos, où résident les indiens Hopis. Il découvre leur art et différentes traditions spirituelles dont la « danse du serpent », les poupées kashinas et il assiste à des danses rituelles.

Poupée Kashina,
fabriquées par des artistes contemporains
Kashina Navajos
– Christine Clifford
Kashina Hopi
– Edwin Quotskuyva

En 1918, il est hospitalisé après un épisode psychotique aigu. Il n’en poursuit pas moins ses travaux, contre l’avis du Dr. Binswanger, son médecin. Il négocie sa sortie en proposant de monter un projet scientifique autour et à partir de son expérience chez les Indiens Hopis.

En 1923, donc, il présente les principaux éléments de sa recherche et les grands axes de sa théorie. Il y défend le haut degré de la civilisation hopi dont les rites, selon lui, procèdent d’une nécessité pratique – faire venir la pluie, mettre fin à la stérilité d’un couple, etc. En évoquant la « danse du serpent », dont il a été témoin, il insiste sur le niveau symbolique du rituel : le serpent n’est pas réellement sacrifié, mais « intégré » quand l’officiant le prend dans sa bouche puis le relâche dans la nature pour aller « porter le message ». Nous dirions donc que son interprétation insiste sur le caractère de représentation du rituel mais il occulte l’aspect « transitionnel » et médiateur du serpent. Il ne prend pas en considération le caractère d’imitation du sacrifice du serpent qui est une imitatio dei, au cours de laquelle le monde du peuple Hopi est recréé. Marie Louis Von Franz insiste sur ce point dans Les mythes de création. [2] Chaque danse recrée le monde et le renouvelle, ce qui est aussi une manière de laisser toujours ouverte la porte de communication entre l’imaginaire et la conscience, afin que jamais celle-ci ne se fige dans une attitude ou une autre. [3] Cette souplesse de la conscience, c’est justement ce que l’Homme Blanc a perdu. Pour le peuple des Hopis, cette adaptabilité était rendue nécessaire par les conditions géoclimatiques. Une conscience rigide, incapable d’adopter de nouveaux comportements eut été fatale à la survie.

Aby Warburg a rapporté des photos des poupées kashina. Les kashina représentent les esprits des plantes, des animaux, des forces de la nature et des ancêtres. Ce sont des entités psychiques dont le pouvoir est spécifique. Ces esprits vivent de juillet à décembre au sommet des montagnes et reviennent vivre auprès des Hopi du solstice d’hiver à celui d’été. On s’adresse à eux pour appeler la pluie ou faire fuir un malheur. Il en existe plus de 250, qui sont figurés par des poupées que l’on donne aux enfants pour leur apprendre ce que chaque esprit-kashina représente : kashina-papillon, kashina-grosse tête, kashina-clown, etc. Les hommes eux-mêmes peuvent figurer les kashina en se revêtant des attributs de l’un ou l’autre de ces esprits durant des cérémonies rituelles.

(Plus au sud, chez les Quechuas, notamment, la poupée représentative d’un esprit est présente également lors de certaines cérémonies. On la retrouve dans les rituels shintoïstes)

À travers ces poupées, le génie Hopi réalise une opération complexe de représentation et de transmission. La poupée, par le jeu de l’enfant, est un opérateur de transmission d’une cosmogonie. Par elle, l’enfant apprend comment le peuple auquel il appartient établit une alliance entre les Hommes et la nature, le monde environnant. Avec l’adulte, la poupée devient un opérateur mnémotechnique de communication avec cette partie de l’imaginaire qui pose problème à un moment. (Je pense que Aby Warburg s’est inspiré des poupées kashina pour créer son tableau « mnémosyne ») Elle est un agent physique de l’imaginal et sa parure induit la manière dont il faudra la « mettre en scène » : si l’on tient une kashina-clown pour régler, par exemple, un conflit difficile entre deux tribus, le rituel sera fondé sur une mise en scène ludique qui tournera en dérision le sérieux de chacune des parties... [4]

Un projet avorté

Comprendre le projet de A. Warburg induit, en premier lieu, un retour sur l’histoire de l’art en tant que discipline et donc une nouvelle définition des termes, et en particulier de la « temporalité ». Loin d’être continu, le temps historique – diachronique, linéaire – ne s’exprime pour Aby Warburg que par strates, redécouvertes, retours et survivances. L’histoire de l’art est d’abord histoire de la culture, mais aussi de sa transmission et de sa survie. Prolongeant sa réflexion sur cette question de la survivance. Warburg fait plus qu’explorer à nouveau l’histoire de l’art, avec de nouveaux modèles méthodologiques, il pénètre dans le monde de la psyché en posant des questions essentielles et en rendant à l’image une dimension de vie.

Véritable anthropologue des images, l’entreprise de Aby Warburg relève d’une anthropologie de la culture occidentale dans laquelle une pluralité de disciplines est convoquée, comme la philologie, l’ethnologie mais aussi la biologie et l’histoire. Cette anthropologie aurait alors pour dessein de répondre à une question qui lui paraît fondamentale : que reste-t-il d’une image ? Quelles sont ses survivances, ses traces ? Il ne s’agit donc plus simplement de savoir ce que signifie une image, puisqu’il faut avant tout se pencher sur sa vie et sa transmission. Warburg nous fait pénétrer dans un univers de représentations et non de faits concrets. Il nous exhorte à percevoir d’abord la charge de la représentation. Historien de l’art, il nous demande par exemple ce que représente pour nous l’art de la Renaissance, puis il interroge l’art de la Renaissance pour savoir ce que l’art romain pouvait représenter durant cette période. À travers son projet, Warburg ne dit rien moins que l’image n’est pas un objet mort mais qu’elle demeure vivante et, comme le serpent ou les kashina, son pouvoir continue d’opérer, là ou celui-ci s’est instauré, là où la nature lui assigné une fonction.

Aby Warburg s’interroge sur la survivance de l’image à travers les cultures, il ne répondra jamais à la question définitivement. Il invente un système mnémotechnique directement inspiré du rationalisme. Des panneaux sur lesquels s’inscrivent des images et dont le déplacement change le sens du tableau global. Réinvention du pictogramme, mélange de dazibao et de tablette indienne, certes, échec d’une véritable méthode de conservation de l’image car elle s’inscrit dans la culture de cette époque et il lui fallait convaincre ses thérapeutes – Ludwig Binswanger – qu’il était en mesure de conduire un projet scientifique.

Si Aby Warburg n’a pas trouvé la réponse à une question primordiale pour lui, c’est probablement parce qu’il en cherchait les réponses à l’extérieur, pas à l’intérieur. Dialectique intérieur/extérieur que la conscience blanche n’a pas encore résolue. Puissamment pressé par son équipe soignante il n’a probablement pas eu le temps de s’emparer de la théorie des archétypes et il est demeuré tributaire de l’impact culturel environnant. Les images sont à l’intérieur, universelles et éternelles. Neutres d’abord, c’est l’existence d’une conscience qui leur donne vie. Marie Louise Von Franz, à sa manière, a poursuivi aussi l’œuvre de Warburg en répondant à la question de la trace.

Aby Warburg a eu l’immense mérite de déborder l’étroit espace de l’iconographie pour lui donner une profondeur psychique qui reste encore largement à explorer.

novembre 2006 par Illel Kieser


Notes :

[1] – Lire notamment L’image survivante. Histoire de l’art et le temps des fantômes selon Aby Warburg, éd. De Minuit, coll. Paradoxe, Paris, 2002.

[2] – Chez La Fontaine de Pierre, éditeur, Paris.

[3] – Finalement, le résultat convaincra l’équipe soignante qui l’autorisera à reprendre ses travaux.

[4] – J’ai ainsi assisté à de nombreuses cérémonies spécifiques : conflit de couple, histoire sentimentales, échanges entre familles, etc. On aura de plus amples détails sur un site indien Artisanat indien où se trouve une abondante documentation sur les cérémonies et les medecine men. http://www.artisanatindien.com

Autre référence : Aby Warburg et l’image en mouvement, Philippe-Alain Michaud, 1998, éd. Macula.
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