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Essai de linguistique du sujet

 

 

Jacques Halbronn

 

 

 

 

La phonologie moderne s’est constituée sur une linguistique de l’objet, privilégiant ainsi ce qui est dit par rapport à qui le dit. En d’autres termes, la linguistique du XXe siècle aura été axée sur l’organisation interne des langues : n’est considérée comme une distinction pertinente que celle qui contribue à différencier un signifiant d’un autre. C’est ainsi, qu’en français ; il est essentiel de distinguer “le” de “les” , en ce que nous sommes en face de marqueurs du singulier et du pluriel et ce d’autant que dans cette langue, à la différence notamment de l’anglais ou de l’espagnol, du moins à l’oral, souvent seul l’article a valeur de marqueur : le petit bateau/les petits bateaux.

Or, à cette phonologie de l’objet doit être mise en dialectique une phonologie du sujet. L’énoncé en est simple en apparence : dis moi comment tu parles et je te dirai qui tu es. Ce faisant, nous touchons à ce qui tend à rester un tabou, à savoir que notre façon de parler une langue désigne ipso facto le sens que nous donnons aux mots, notre indexicalité. La phonologie du sujet aurait donc à voir avec la sémantique.

A quoi sert-il de distinguer les locuteurs entre eux ? On pourrait évidemment se contenter de se comprendre. Mais une société a aussi besoin de déterminer qui parle, à quel groupe appartient le locuteur. Et comment s’y prendra-t-on sinon en prenant en considération un certain nombre de particularités qui désignent le sujet. Il est clair que l’étranger perçoit mal de telles nuances ou en tout cas ne sait guère en tirer parti. Si la phonologie de l’objet s’enseigne dans les écoles, il n’en est pas vraiment de même de la phonologie du sujet.

On se rappelle que dans My Fair Lady, le “professeur”, joué au cinéma par Rex Harrison, identifie, à sa façon de parler, le quartier dont l’héroïne, jouée par Audrey Hepburn, est originaire.

Or, il est important qu’une société puisse situer ses membres par le moyen de la langue et ce par delà même le message dont la langue est porteuse, étant entendu que le sujet nous renseigne sur ce qui est dit, en nous révélant un certain signifié.

D’où – de quel lieu  ? – en effet telle personne parle-t-elle, quel sens telle expression a dans sa bouche ? La phonologie du sujet met en évidence une certaine transparence là où certains croyaient que l’on était dans l’opacité ; comme si la langue faisait écran alors que le plus souvent, au contraire, elle révèle ce que l’on voudrait cacher. La façon dont on parle raconte une histoire, s’inscrit dans la diachronie alors que la phonologie de l’objet relèverait surtout de la synchronie..

Parle-t-elle à titre individuel ou en tant que membre d’une certaine population ? Un cas évident est le distinguo concernant la parole des hommes et des femmes. Nous ne pensons pas qu’il soit indifférent d’avoir affaire aux uns ou aux autres. On nous répliquera certes que l’on n’a pas besoin d’entendre quelqu’un parler pour déterminer si c’est un homme ou une femme... Mais on n’a pas toujours le locuteur en face de soi, il y a les conversations téléphoniques.

Un autre cas est celui des étrangers qui s’expriment avec un accent plus ou moins prononcé qui n’a rien à voir avec l’”accent tonique” qui pourrait, dans certains cas, avoir une portée phonologique dans une langue donnée. Ainsi, l’étranger[1] se “trahit” il par sa façon de parler une langue qui n’est pas sienne ou qui, en tout cas, ne l’était pas au départ. Parfois, l’étranger ne commet formellement pas de faute, à proprement parler, mais n’en manie pas moins la langue à sa façon, à son goût, ce qui permet de le reconnaître comme tel voire de savoir quel est sa langue d’origine. En identifiant l’étranger, cela conduit à s’attendre à des comportements plus ou moins décalés, hors du champ linguistique.

On néglige trop souvent le fait que toute langue exige que l’on la traite d’une certaine façon, faute de quoi elle ne se présentera pas sous son meilleur jour. Est-ce que, par exemple, la langue française ne souffrira pas d’être parlée par un anglophone qui lui conférera des intonations qui ne sont pas les siennes et vice versa ? Par flagornerie, on dit volontiers qu’Un Tel parle “couramment” une langue sous prétexte qu’il ne fait pas de faute mais nous récusons une approche aussi minimale du problème.

A la limite, la perfection d’un discours du seul point de vue de la phonologie de l’objet est moins importante que celle concernant la phonologie du sujet. Il y a en effet des erreurs qui sont au contraire typiques de ceux dont c’est la langue maternelle et que les étrangers ne commettent guère et il y a des prononciations qui ne nuisent pas en soi à la compréhension et respectent la grammaire mais qui gênent du point de vue de l’esthétique de la langue.

Il y a une musique de la langue à respecter qui exige un certain débit, un certain rythme pour qu’en effet elle puisse se manifester de façon optimale. Dans une langue qui nous est étrangère, nous tendons à parler trop lentement et trop fort par crainte de ne pas être bien compris.

On ne saurait, par ailleurs ; affirmer qu’il existe des synonymes interchangeables car dans un contexte ; au sens large où nous l’avons défini,  donné telle expression s’impose plus qu’une autre mais il s’agit là de décisions qui sont prises en un quart de seconde en prenant en compte une infinité de données. Une langue serait comme une femme : elle doit savoir se présenter sous son meilleur jour, compenser le fait qu’elle soit trop maigre ou trop enveloppée, qu’elle a des yeux trop petits ou un cou trop long et ainsi de suite.

Contrairement à ce que l’on croit, une langue n’est jamais parfaite, elle a ses défauts dont il faut être conscient, faute de quoi on risque de multiplier les contresens et les sonorités déplaisantes pour l’auditeur. Il ne suffit pas en effet de savoir ce que l’on dit mais de se soucier de ce qui est entendu, dans tous les sens du terme, par l’autre. Il faut, selon la formule de Mac Luhan, gérer le contenu, le message, mais aussi le médium, le contenant.

Lors de congrès internationaux, nous avons pu ainsi noter la différence ressentie selon que le locuteur parlait dans sa langue maternelle ou dans une langue “étrangère” Il nous semble même qu’il est relativement facile de le déterminer même quand on ignore la langue considérée.

Dans le cas de l’anglais, langue largement parlée par des personnes dont ce n’est pas la langue maternelle, quelle différence d’écoute dans un cas ou dans l’autre ! Avec un locuteur “natif”, cela “coule” de source, avec un locuteur d’adoption, c’est plus laborieux et éprouvant !

C’est tout le problème de la maîtrise d’une langue. Et cela exige de prendre en compte beaucoup plus de paramètres que dans une langue que l’on parle de façon minimale. On dira que le “travail” accompli quand on parle sa langue maternelle n’est pas le même que lorsque ce n’est pas le cas. Or, il est tentant de penser que la dépense d’énergie est plus forte lorsque l’on s’exprime dans une langue étrangère. Il convient de réfuter une telle impression.

 

Certes, s’exprimer en une langue étrangère n’est pas une partie de plaisir en ce que certains automatismes ne sont pas à l’œuvre. Mais notre propos est ici de juger le résultat final sans nous préoccuper de faire la part de ce qui est conscient ou non. Le fait est que celui qui parle dans “sa” langue prend en compte un plus grand nombre de paramètres que celui qui discourt dans une langue qu’il aura apprise par la suite.

Reconnaissons-le en effet, quand nous parlons une langue étrangère, prenons-nous la peine de prendre en considération les problèmes d’euphonie ou de sémantique, savons-nous toujours si certaines combinaisons de mots ne sont pas choquantes pour un auditeur qui, lui, y serait sensible ? Club fermé que celui où locuteurs et auditeurs partagent les mêmes priorités ! Si bien qu’il est souvent préférable, dans un groupe, que tout le monde parle dans une langue étrangère, c’est à dire dans une langue qui n’est la langue maternelle d’aucun des participants. Les anglais parlent d’ailleurs de “broken English” (littéralement, anglais cassé) pour désigner cet anglais approximatif, d’emprunt, et dont le locuteur se démène comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. On se souvient d’une époque, quelque peu révolue, où l’on imitait les locuteurs parlant le français avec divers accents.

Chaque langue a ses chausse-trappes qui se révèlent à l’usage (cf. notre article sur ce site sur l’”ergonomie des langues”). La langue maternelle s’apprend sur le tas, empiriquement et à force on finit par savoir comment résoudre certains problèmes liés à la construction de la phrase, aux accords plus ou moins marqués ou à connaître toutes les libertés – jeux de mots, poésie etc. – que toute langue accorde à ses locuteurs pour peu qu’ils sachent en profiter. Cela explique pourquoi, dans sa langue maternelle, on atteint fréquemment, sans même y prendre garde, à une musicalité sans commune mesure avec celle qui découle des efforts accomplis avec une langue étrangère !

A la limite, lorsque un locuteur parle dans “sa” langue, il véhicule des énergies qui vont au delà du contenu même de son message et c’est pourquoi ceux qui écoutent des chansons en profitent même quand ils n’en comprennent que très vaguement les paroles. On accède ainsi à une sorte de musique universelle par delà le sens des mots.

Ce qui fait le charme de la France, c’est précisément pour ceux qui y vivent participent ; dans leur très grande majorité, d’un même univers phonique alors qu’il est d’autres pays où il n’y a pas de langue qui soit aussi largement maîtrisée : on pense aux pays à forte immigration où le rapport à la langue se réduit à sa plus simple expression et où l’on ne s’embarrasse guère d’enjeux plus subtils et dont on ne perçoit pas immédiatement l’impact. Il est clair que lorsque l’on a vécu à l’étranger, avec des problèmes d’adaptation, on tend aussi à minimiser, à relativiser, ce décalage et à ne pas aborder la question de la langue maternelle avec toute la sérénité souhaitée tant il est vrai que l’itinéraire du linguiste pèsera peu ou prou sur son traitement des langues.

Sommes-nous, ce faisant, en train de prêcher en faveur d’un nouveau normativisme ? Disons qu’un normativisme chasse l’autre et que le normativisme grammatical est ici complété ou aggravé par un normativisme de la parole. En tout état de cause, nous n’affirmons nullement qu’il n’y a qu’une seule façon de parler une langue. Un anglais ne parle pas comme un américain et cependant l’un et l’autre, si tant est que ce soit leur langue maternelle, sont dans la norme. En effet, on l’a dit, d’entrée de jeu, la phonologie du sujet vise à faire ressortir des différences permettant d’identifier les locuteurs non point en ce qu’ils respectent ou non la norme mais en appréhendant quelle est la norme dont ils relèvent, d’un point de vue ethnolinguistique.

Si, en effet, nous excluons les étrangers d’un tel consensus linguistique, en revanche, nous admettons une grande diversité de pratiques dès lors qu’elles relèvent d’une appartenance assumée à un groupe et non pas d’une idiosyncrasie qui si elle est peu ou prou identifiable, relève d’un certain minimalisme que nous avons signalé. Autrement dit, la façon dont un Marseillais ou un Wallon s’expriment en français est culturelle, au sein de l’ensemble francophone tandis que celle dont un Hollandais ou un Espagnol s’expriment en français serait fonction d’ une étrangeté à la culture française..

Entre la transgression involontaire, non contrôlée, de l’étranger et celle voulue, délibérée du natif, il y a une fausse parenté Or, dans un cas, le décalage vient d’une insuffisance et dans l’autre tient à une maîtrise qui bascule ; en jouant notamment sur les niveaux de langage, dans la provocation. Mais ne provoque pas, ne choque pas, qui veut et encore faut-il que quelqu’un soit là pour apprécier. C’est un peu comme avec la cuisine : à quoi bon inventer des plats s’il n’y a pas d’amateurs de surprises !

Savoir à qui l’on a affaire est un impératif essentiel des rapports sociaux et cela dépend de ce que nous avons appelé la phonologie du sujet. L’étranger est trop souvent prisonnier d’un discours qui ne prend pas en compte l’autre, dans sa différence, qui est en outre prisonnier de ses propres limites linguistiques. L’étranger a énormément besoin de temps avant de savoir à qui il a affaire, parlant un peu à l’aveuglette et en fait il ne peut fonctionner efficacement que dans un cercle restreint, bien repéré, n’étant pas de plein pied dans la société prise dans son ensemble et dans sa diversité décodable par l’initié. Que de ce fait, l’étranger tende à développer une philosophie assez pessimiste par rapport à la dite société ne saurait surprendre.

Le débat semble tourner autour de la dialectique du signifiant et du signifié : la phonologie de l’objet est celle du signifiant, elle suppose que la langue est un outil qui se suffit à lui-même et qu’il suffit de posséder pour communiquer. En revanche, la phonologie du sujet ne fait de la langue qu’un moyen pour accéder à l’autre, dans sa spécificité, donc au signifié auquel il renvoie. On dira que j’ai besoin de savoir qui me parle pour savoir ce qu’il peut avoir à me dire tant il est vrai que nos propos sont prévisibles une fois que l’on a décelé d’où ils émanent. Un membre à part entière d’un groupe sera celui qui est à la fois en mesure d’exprimer ce qu’il est – plus encore que ce qu’il pense – ou en tout cas ce qu’il veut qu’on croie qu’il est et qui, par la même occasion, sait à qui il a affaire et cela à demi-mots. Il y a là une intersubjectivité.

Encore conviendrait-il de ne pas oublier à quel point le langage date, chaque génération tendant à se différencier au moyen de quelques tics, en recourant systématiquement à tels termes et en excluant d’autres. D’une époque à l’autre – on pense notamment à l’argot – telle expression ne désignera plus – ne signera plus – le même groupe. L’argot des truands d’avant guerre s’est complètement banalisé et parfois d’une décennie à l’autre, la connotation n’est plus la même. Tel est le labyrinthe spatio-temporel auquel est confronté celui qui n’est pas ou plus dans le coup, qui a décroché ou qui débarque !

La science linguistique n’est pas à l’abri de telles contingences et le fait de trop insister sur la façon dont chaque langue s’enferme rigoureusement dans un réseau de signifiants qu’elle s’évertue à distinguer n’est pas neutre. Problème d’épistémologie qui n’est légitime qu’à condition de prendre en compte l’équation du locuteur qui transparaît à travers son rapport au langage étant entendu que le premier rôle d’une langue est précisément de découvrir quels sont les étrangers et quels sont les autochtones, le problème de ce qui est dit, en soi, étant relativement secondaire tant les propos – au niveau du signifié – sont généralement convenus. C’est donc bien d’une phonologie du signifié qu’il s’agit quand on traite de la phonologie du sujet.

 

Jacques Halbronn, Paris le 20/08/01



[1] – Cf. notre étude sur ce site, Psychanalyse de l’étranger.

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