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Traductions de proximité
et culture linguistique

 

 

Jacques Halbronn, Docteur ès Lettres

 

 

 

 

L’auteur a traduit notamment deux traités astrologiques de l’astrologue juif espagnol Abraham Ibn Ezra (1089-1164) – travaux parus aux Ed. Retz, en 1977 – et a consacré depuis de nombreuses études aux problèmes de traduction et d’emprunt (parues notamment sur ce site). Par ailleurs, J. Halbronn a accès à une bonne dizaine de langues.

 

 

 

Qu’est ce qu’une bonne traduction ? Est-ce celle qui restitue, dans une autre langue, le message que l’auteur a voulu exprimer dans sa langue ? Est-ce celle qui restitue le rythme de la phrase ? Pour notre part, il nous semble qu’il convient, chaque fois que cela est possible, de préserver – littéralement – les mots que l’auteur a choisis.

On ne traduit pas de chinois en français comme d’anglais en espagnol ou d’hébreu en russe ! Il est des langues qui entretiennent entre elles des affinités naturelles, qui partagent de vieilles acquaintances, qui participent peu ou prou d’un même univers de mots, qui s’empruntent volontiers, comme des voisins de palier, telle ou telle expression..

Est-ce que le traducteur doit ignorer une telle proximité ? Au nom de quel principe va-t-il ignorer ces parentés langagières, faire fi du contexte, couper les cheveux en quatre ? On nous répond que le traducteur doit aussi respecter son lecteur, le protéger contre les faux amis, contre les pièges de la littéralité ! Comme dans notre précédent article consacré, sur ce site, pour ce site, à la phonologie du sujet, il nous semble essentiel de prendre en compte avant toute chose le message d’origine, en se voulant quelque peu lacanien : on n’évacue pas impunément un signifiant pour le remplacer par un autre qui n’a rien à voir. Il y a des jeux de mots qui se perdent.

En outre, de deux choses l’une : ou bien le mot entendu n’a rien à voir – du moins à ce qu’il semble – avec le mot que l’on connaît dans sa propre langue ou dans une tierce langue qui nous est familière – car on est amené à se servir de tout son bagage linguistique – ou bien, dans le contexte, le sens qu’on lui assigne nous apparaît à peu près pertinent. En tout état de cause, la compréhension, dans la plupart des cas, ne dépend pas d’un seul mot dans une phrase mais d’un ensemble, tant et si bien que parfois il nous arrive de saisir tel ou tel mot mais de ne pas saisir le sens du discours tenu par l’autre parce que nous n’en savons pas assez sur l’orientation de ses positions.

Quand je rencontre un Chinois, de toute façon, je n’ai pas la même complicité, a priori, qu’avec un Européen. Pas la même Histoire. Il y a des noms de lieux, de batailles, de rois qui font sens pour deux Européens, même si ce n’est pas toujours le même sens : on pense à Waterloo. Il y a aussi beaucoup de mots qui sont passé d’une langue européenne à une autre. Je ne vais pas brouiller les pistes au nom d’une conscience exacerbée des différences. Car à ce jeu là, deux individus d’une même ville n’ont rien à se dire et ne devraient surtout pas utiliser une seule et même langue tant leurs associations d’idées divergent autour de tel ou tel signifiant . Cela devient surréaliste !

Si je sais, grosso modo, ce que je dis, puis-je savoir ce que chacun de mes auditeurs – pour ne pas parler de chacun de mes lecteurs – comprendra ? Ai-je vraiment besoin d’un intermédiaire, d’un transcodeur quand je communique entre deux langues « cousines » ? C‘est vrai que parfois un Chinois parlera mieux le français qu’un Portugais, précisément parce que le Portugais surestimera l’intercompréhension entre sa langue et la mienne alors que le Chinois ne sera pas victime d’un tel fantasme. Il y a là quelque paradoxe qu’il nous faut commenter.

Il est vrai qu’entre voisins, entre parents, on ne se voit pas toujours sous son meilleur jour mais, en contre partie, ne partage-t-on pas les mêmes signifiés ? Vivant dans une réalité proche, on a des chances de mieux savoir de quoi on parle, évitant ainsi bien des contresens, ce qui relativise d’autant l’importance du signifiant en tant que porteur d’un sens précis. Dès lors, le champ du signifiant nous apparaît comme celui d’une certaine combinaison de mots qui relèverait quelque peu de la poésie. Et l’on sait que traduire de la poésie est tâche singulièrement délicate.

Quand on traduit un texte anglais en français, on se rend compte que l’auteur emploie un très grand nombre de mots qui, tels quels, font sens en français . Peut être pas tout à fait le même sens, certes, dans tel ou tel cas particulier mais on s’y retrouve sur la quantité. Car est-ce que, pour éviter tout risque d’erreur, il faut délibérément que je supprime tous les mots communs entre les deux langues ? Prenons d’ailleurs le cas de la communication orale : est-ce qu’en tant que français , je dois éviter d’employer des mots français en anglais voire même si je parle à un anglais, en français, dois-je m’efforcer de ne pas utiliser de mots qui existeraient aussi dans sa langue, ce qui, à vrai dire, serait extraordinairement difficile ? Comment concevoir les panneaux indicateurs ou administratifs dans les rues de Paris pour que les touristes ne soient pas en grave danger de contresens ? On nage en pleine absurdité !

On nous répondra qu’il faut faire attention en tout cas avec certains mots qui n’ont pas du tout le même sens dans deux langues. Or, il est bien rare que le sens affecté à un mot n’ait rien à voir avec les autres sens qui en relèvent. Un petit effort de bon sens, une certaine connaissance du contexte, permettent de situer le sens d’un mot dont on connaît d’autres usages ! Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles et communiquer exige de toute façon un minimum de jugeote.

On peut se demander si de telles exigences entendues de la part des traducteurs ne relèvent pas d’un certain corporatisme ? Où irait-on si chacun s’improvisait traducteur ? Il ne resterait plus que les traductions entre langues très éloignées, ce qui réduirait sensiblement le marché, notamment en Europe, en Afrique et en Amérique où quelques langues dominent : le français, l’anglais, l’espagnol, notamment. Or, ces trois langues partagent un nombre colossal de signifiants à peu près identiques. Qu’on ne vienne pas nous dire, à présent, que parce qu’un mot sera affublé d’une terminaison différente d’une langue à l’autre, on ne saura pas le reconnaître ! Il ne faut pas se laisser dérouter pour si peu !

Car l’argument morphologique n’est pas plus sérieux que l’argument sémantique : les gens ne sont pas aussi enfermés qu’on le croit dans une seule langue et même quand ils ne parlent pas de langue étrangère, ils sont au moins capables, le plus souvent, de s’y retrouver quand les mots sont approximativement les mêmes. C’est là le bagage minimum de quelqu’un qui a passé un peu de temps, sur les bancs de l’école, à apprendre une langue étrangère. La culture linguistique est ce qui nous reste quand on a tout oublié !

Revenons en au texte de l’auteur ou du locuteur : spontanément, il emploie toute une série de mots. Est-ce que ce choix, il n’est pas important que le traducteur le respecte ? Est-ce que c’est « tricher » que de garder les mêmes mots ? Est-ce que l’on tombe dans la facilité, est-ce qu’on « vole » celui qui nous a payé pour tel travail de traduction, sans toujours se rendre compte qu’il aurait pu comprendre sans l’aide d’un traducteur tout comme parfois on paie un avocat pour des démarches que l’on aurait pu accomplir soi-même ? Il y a là évidemment une déontologie plus ou moins claire des intermédiaires mais essayons d’aller au delà !

Il y a aussi le cas des enseignants qui, notamment pour ce qui est des professeurs français d’anglais, s’ingénient à compliquer les modes de passage entre les deux langues par crainte, peut-être, que l’on ne fasse plus appel à eux. Les textes des manuels d’anglais pour les élèves français comportent généralement, en proportion, beaucoup moins de mots d’origine française que la presse quotidienne britannique ! Un des problèmes dont ils devraient se préoccuper en priorité est celui de la prononciation des mots semblables dans les deux langues. Mais là encore, comme pour le champ morphologique (conjugaisons, marqueurs de genre et de nombre etc.) ou sémantique, le champ phonétique est-il vraiment si ardu à contrôler ? N’est-ce pas là un troisième tigre de papier ? Bien sûr, tel mot français prononcé par un anglais risque fort de ne pas être immédiatement identifié ! Mais est-ce qu’un Français qui parle anglais est si facile à comprendre ? On n’en sort pas ! Si l’on ne fait pas un minimum d’effort pour faire la part des distorsions phoniques, le mot restera opaque. Ce qui est un comble : puisque voilà un mot français que je ne reconnaîtrai pas chez un anglais alors que je saurai repérer chez lui les mots non français ! C’est ubuesque !

On voit donc que la culture linguistique s’articule autour de trois pôles et il serait bien qu’il y ait des cours de culture linguistique dans les lycées ou ailleurs, qui ne seraient pas axés sur une langue en particulier et ne relèveraient pas non plus de la linguistique, dans ce qu’elle a de plus sophistiqué. Ces cours, particulièrement utiles au niveau européen, contribueraient à faciliter l’intercompréhension entre des locuteurs de langues de proximité. Ce n’est d’ailleurs peut être pas par hasard que l’on a fondé, il y a bien longtemps, à Paris l’Ecole des Langues Orientales (devenu l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) qui regroupe toutes les langues qui ne sont justement pas, du moins pour nous en Europe Occidentale, de proximité comme le russe, l’arabe ou le chinois. On notera que l’élargissement de l’Union Européenne ne tient pas compte, peut être à tort, d’un tel clivage. Qu’il soit donc clair que notre analyse ne vaut pas pour les relations entre ces deux ensembles de langues encore que, bien entendu, les emprunts n’aient pas manqué, notamment en ce qui concerne le nombre de mots français en russe ou en turc. Mais on se rend bien compte que les contextes religieux, géographiques et autres – ce que nous appelons le signifié – différent sensiblement et que le brassage d’une langue à l’autre n’a pas pris les mêmes proportions entre des langues appartenant à ces ensembles respectifs.

Il semble en effet, dans certains cas, souhaitable de parler d’ensembles linguistiques plutôt que de langues qui ne se perçoivent en fait,  que par rapport à un contexte. Autrement dit, une langue ne s’appréhenderait, à son tour, qu’en prenant en compte les langues qui l’environnent ou l’ont rencontré, à tel ou tel moment. Car si une langue est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas non plus par hasard, elle est le fruit d’une Histoire qui n’est pas seulement celle de la dite langue mais d’une culture, et plus largement d’une civilisation, terme qui pourrait, d’ailleurs, recouper, peu ou prou, celui d’ensemble linguistique.

Il est aussi important de ne pas se situer dans la seule modernité : les langues sont porteuses d’un passé, souvent très ancien que l’on ne saurait évacuer. Il est parfois pénible, reconnaissons-le, de devoir assumer des liens dont politiquement et culturellement on s’est depuis longtemps émancipé. Il doit être agaçant pour un Anglais qu’on lui rappelle en permanence la dette de sa langue envers le français ! Mais précisément, l’Europe du XXIe siècle devra assumer le dit passé et ne pas considérer l’autre, au sein de l’Union Européenne, comme un ennemi, un rival. Les langues européennes se sont constitué à travers une Histoire commune. La symbiose linguistique est pour l’Europe un fait incontournable.

L’enjeu n’est d’ailleurs pas uniquement européen dans la mesure où certaines de ces langues ont essaimé hors d’Europe, de par le processus des Grandes Découvertes et de la colonisation. Face à l’ensemble chinois ou à l’ensemble arabe, l’ensemble européen, au sens où nous l’avons défini, doit exister à part entière avec toutes ses ramifications sur tous les continents. Il ne faudrait d’ailleurs pas surestimer l’homogénéité des ensembles chinois et arabes, pour ne prendre qu’eux. On sait fort bien qu’il existe de grandes variations au sein de chacun – que l’on pourrait qualifier pour faire court de dialectales. Mais les membres de ces ensembles ont su développer une intercompréhension qui permet à un Marocain de se faire comprendre d’un Irakien, à un Chinois de Pékin de déchiffrer les mêmes idéogrammes qu’un Japonais, ce qui va bien au delà du recours à un même alphabet. Il revient aux membres de l’ensemble « européen » de développer la même fluidité. D’autant que cette fluidité ne pourra que renforcer, à terme, les convergences entre les langues qui constituent cet ensemble. Il y a là un cercle vertueux qui, au cours du siècle qui s’ouvre, devrait contribuer à façonner et à renforcer un continuum unique au sein du dit ensemble..

Plutôt que d’envisager de conférer à l’anglais un rôle central, au sein de l’Union Européenne, il nous semble plus judicieux d’encourager l’intercompréhension entre locuteurs qui chacun s’exprimerait dans sa propre langue. On peut concevoir ; notamment, des logiciels interlinguistiques qui aideraient à cela. Ces logiciels permettraient de tenir compte de mon interlocuteur quand je rédige un texte en français. Ce texte ne serait pas le même selon que je m’adresserai à un Anglais ou à un Allemand, à un Italien ou à un Espagnol. Dans chaque cas, le logiciel m’indiquerait les signifiants les plus accessibles, les constructions les moins problématiques, tout comme il existe déjà des logiciels qui proposent des corrections stylistiques ou grammaticales. Inversement, le logiciel pourrait aussi m’aider si j’écris dans une langue étrangère à puiser au maximum dans le vivier des mots communs aux deux langues. C’est ainsi que, souvent quand un Français écrit en anglais, il utilise, paradoxalement, un nombre médiocre de signifiants communs aux deux langues, ce qui renforce artificiellement, le sentiment d’avoir affaire à une langue « étrangère ».

Comme nous le disions, une langue perpétue une histoire. Si une langue renie son passé, sa littérature tend à devenir illisible pour les générations à venir. Or, en remontant en arrière, souvent les langues se rencontrent. Mallarmé disait que rien ne valait d’apprendre l’anglais pour étudier l’ancien français ! Est-ce qu’un jeune allemand est capable de lire des textes allemands écrits il y a un siècle ? En apprenant le français, cela lui faciliterait les choses, tant la langue allemande d’alors y recourait. On voit donc qu’aller vers l’autre permet de renouer avec ses propres racines. Diachronie et synchronie sont intimement liées. Refouler l’autre, c’est souvent refuser une partie de soi-même. Il faut psychanalyser les comportements linguistiques européens car ici plus que nulle part ailleurs la compartimentation rigide entre langues serait une erreur grave. On y gagne sur tous les tableaux !

N’oublions pas enfin, toute la problématique de l’emprunt. Si un locuteur emprunte un mot à une autre langue, c’est son droit, le traducteur n’a pas à interférer au nom d’un certain normativisme. Si un auteur anglais emploie un mot français, il faut conserver le mot français. Certes, agir ainsi serait placer le monde des traductions dans une sorte de ghetto tant le traducteur a pour idéal de produire un texte dont on oublierait l’origine étrangère. Traduttore-traditore, dit l’adage en forme de jeu de mots. Mais le traducteur ne serait-il pas plutôt qu’un traître (traditore) un faussaire, voulant répandre de la fausse monnaie en faisant passer un texte pour ce qu’il n’est pas, c’est à dire pour l’œuvre d’un auteur s’exprimant dans la langue locale ? Il semble bien, en effet, que la genèse de la traduction s’apparente peu ou prou à une sorte de contrefaçon comme un maquignon ou un voleur d’automobiles qui fait disparaître les traces de son délit. Il est peut-être temps de repenser la philosophie de la traduction...

 

 

Jacques Halbronn, Paris, mars 2001

 

 

 

 

 

Bibliographie de l’auteur sur le sujet :

J. Halbronn, « Réshit Hokhmah d’Abraham Ibn Ezra. Problèmes de traduction au Moyen Age », in Proceedings of the Xith World Congress of Jewish Studies, Jérusalem, 1994.

J. Halbronn, « Le diptyque astrologique d’Abraham Ibn Ezra », in Revue des Etudes Juives, Vol. CLV, Paris, 1997.

J. Halbronn,  Intr. Trad. Le Commencement de la Sapience des Signes d’Abraham Ibn Ezra, précédé de son Livre des Fondements Astrologiques, Préface G. Vajda, Paris, Retz, 1977.

J. Halbronn, Autour de la traduction anglaise des Jugements Astronomiques sur les Nativités (1550) d’Auger Ferrier, DEA, Lille III.

J. Halbronn, « The name Protocols, from the Zionist Congresses to the Protocols of the Wise Men of Zion. The reception of the Russian Protocols in Central Europe before 1917 », Proceedings of the twelfth World Congress of Jewish Studies, Jérusalem, Jewish Studies, 2001.

J. Halbronn, Edition de l’Etat Juif de Th. Herzl, Lyon, Ramkat, 2001.

J. Halbronn, Intr. et adaptation en français moderne des Remarques Astrologiques sur le Commentaire du Centiloque de Nicolas Bourdin, par J-B. Morin, Paris, Ed. Retz, 1976.

J. Halbronn, « The revealing process of translation and criticism in the History of Astrology », in Astrology, Science and History, Historical Essays, Dir . P.Curry, Woodbridge, Boydell, 1987.

J. Halbronn, Le milieu astrologique. Ses structures et ses membres, DESS Ethnométhodologie, Paris VIII, 1995.

J. Halbronn, Le texte prophétique en France. Formation et fortune, Thèse d’Etat, Paris X, 1999.

J. Halbronn, Le monde juif et l’astrologie. Histoire d’un vieux couple, Milan, Arché, 1985.

Ouvrages conseillés :

 H. Chuquet et M. Paillard, Approche linguistique des problèmes de traduction, Paris, Ophrys, 1987.

J. Demorgon, Complexité des cultures et interculturalité, Paris, Anthropos, 2000.

J. Guillemin-Flescher, Linguistique contrastée et traduction, Paris, Ophrys.

J. Van Roey, S. Granger, H. Swallow, Dictionnaire des faux amis, Paris, Duculot, 1991.

H. Kittel et A. P. Franck, Interculturality and the historical studies of Literary Translation, Bâle, Eric Schmidt, 1991.

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