Notes de lecture – 1
 

Geoffrey E.R. Lloyd

Magie, raison et expérience.

Origines et développement de la science grecque

trad. de l'anglais par Jeannie Carlier

Flammarion

Nouvelle Bibliothèque scientifique

1989, 512 p., 220 F

Magie, raison et expérience est, après Les Débuts de la science grecque (Paris, 1974), le second livre de Geoffrey Lloyd à être traduit en français, et il était grand temps de mieux faire connaître en France l'œuvre de cet historien de la science grecque, nourri de questionnements anthropologiques et passionné de comparatisme (sa démarche la plus actuelle le conduit en effet, sur les pas de son collègue et ami Needham, vers l'histoire des sciences chinoises).

Dans ce livre, publié à Cambridge en 1979, il ne s'agit d'aller ni de la "magie" à la "science" ni du "mythe" à la "raison", mais, à propos de l'archaïsme grec, où tout à la fois s'élaboraient et se distinguaient science et philosophie, de s'installer au confluent de quatre grands problèmes : la compréhension d'une pensée autre et les difficultés de sa "traduction" selon des catégories qui sont les nôtres; l'interprétation des phénomènes "magiques"; la ligne de partage à tracer entre connaissances scientifiques et non scientifiques; la remise en question de la division entre sociétés "primitives" et "civilisées", "froides" et "chaudes"... Médecine, biologie, astronomie, mathématiques, logique : tous ces champs sont couverts par la réflexion de Lloyd, à la fois très savante et toujours soucieuse de la clarté de l'exposition. On retiendra ici le fil médical - Hippocrate et les hippocratiques - pour résumer brièvement le livre. La première partie, consacrée à la critique de la magie et à l'enquête sur la nature, évoque la polémique, menée par l'auteur du traité De la maladie sacrée, contre les mages et les guérisseurs, ce qui conduit à un développement sur la guérison dans une société où le nom du remède (pharmakon) est aussi celui du poison. Le deuxième chapitre ("Dialectique et démonstration") répond au souci de ne pas traiter la raison grecque comme la Raison, mais d'en cerner la spécificité, au cœur même de la pratique du médecin hippocratique, contraint d'user de persuasion pour convaincre ses malades et l'emporter sur des rivaux auxquels il s'affronte en des débats publics. Le chapitre III est consacré au développement de la recherche empirique et au statut très particulier de l'expérience, destinée à corroborer une théorie physiologique générale préalablement arrêtée (car les médecins sont aussi des penseurs de la nature) plus qu'à fournir des données pour fonder un choix entre des théories concurrentes : ainsi le recours occasionnel à l'autopsie peut servir de vérification, mais la dissection comme pratique ne se développe que lentement. Le dernier chapitre "Science grecque et société grecque", se consacre à articuler le développement de l'enquête scientifique avec la pratique civique du débat, politique et juridique, sur le fond de cette agnostique généralisée qui caractérise la polis.

 

Il faut saluer la publication, dans une traduction simple et belle, de ce livre passionnant, et souhaiter que les ouvrages qui, dans l'œuvre de Lloyd, lui succèdent - en particulier The Revolutions of Wisdom (1987), où l'auteur reprend et précise les idées développées dans le dernier chapitre de Magie... - soient désormais, eux aussi, très vite traduits, à l'usage des hellénistes et des historiens de la science, mais aussi pour le plus grand profit des anthropologues, des philosophes et de tous ceux que retiendra cet exposé lumineux sur les commencements de la science en Occident.

 

André Le Boeuffle

Le Ciel des Romains

De Boccard, col. Antiques

1989, 166 p. + VIII pl., 130 F

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Spécialiste de l'astronomie latine, éditeur de Germanicus, Hygin et Pline l'Ancien. A.Le Boeuffle  présente une synthèse très accessible de ses recherches et un exposé d'ensemble sur les sciences du ciel chez les Romains, héritiers de l'astronomie grecque, science spéculative et régie par la géométrie, les Romains regardent le ciel pour fixer le calendrier des travaux et des jours, mesurer le temps, tracer l'itinéraire maritime. Ils utilisent des instruments d'observation et de calcul rudimentaires, mais aussi des modèles réduits propices à la méditation cosmologique - sphères et planétaires qui reproduisent la mécanique céleste.

Les phénomènes les plus spectaculaires, éclipses et comètes, scandent le cours de l'histoire et frappent les imaginations : le ciel est l'espace des présages, bons ou mauvais, et plus généralement des signes, dont l'interprétation systématique ressortit à l'astrologie. Cette discipline suscite méfiance et fascination, et ses professionnels jouent un rôle important dans la vie politique de l'empire, conseillers des princes, mais aussi parfois opposants redoutés. Le ciel est un thème de prédilection pour les poètes, qui en décrivent les humeurs et la machinerie ou qui projettent sur ses constellations des mythes étiologiques. Le monde stellaire est ainsi un espace d'écriture et de mémoire pour la tradition des métamorphoses mythiques, source inépuisable d'inspiration et de récits. L'astronomie et la cosmologie sous-tendent le plan de la ville romaine comme de certains de ses monuments : le symbolisme céleste explique les monuments à coupoles de la Rome impériale. Et le ciel nourrit croyances religieuses, systèmes philosophiques, spéculations eschatologiques et thèmes de la propagande impériale.

Reposant sur une très riche documentation littéraire, cet ouvrage constitue une bonne introduction à un ensemble de savoirs et de croyances qui ont profondément marqué la culture romaine.

 

Charles Devillers et Jean Chaline

La Théorie de l'évolution.

Etat de la question à la lumière des connaissances scientifiques actuelles

Dunod

1989, 320 p., 190 F

Lynn Margulis et Dorion Sagan

L'Univers bactériel.

Les nouveaux rapports de l'homme et de la nature

préface de Lewis Thomas

trad. de l'anglais par Gérard Blanc

Albin Michel, col. Sciences d'aujourd'hui

1989, 336 p., 150 F

Après plus d'un siècle d'existence, la théorie de l'évolution fascine toujours les chercheurs attachés à en dévoiler les mystères. Cela nous vaut, parmi une floraison d'ouvrages*, deux livres captivants, tant par leur richesse et leur qualité scientifique que par la passion contenue mais communicative de leurs auteurs.

Ch. Devillers et J. Chaline sont respectivement anatomiste et paléontologiste, ce qui les place au cœur des débats actuels sur la portée et les limites du darwinisme. En effet, malgré l'entrée en lice de la génétique au cours de ce siècle, c'est la paléontologie qui, en la personne de G.G. Simpson, a joué un rôle déterminant dans l'émergence de ce que l'on a appelé dans les années quarante la "théorie synthétique de l'évolution". La pierre angulaire de cette "redécouverte" de Darwin fut la thèse du "gradualisme". Selon celle-ci, les espèces évoluent par étapes imperceptibles, non par sauts brusques, corroborant l'idée que c'est la sélection naturelle qui, par touches graduelles, transforme, améliore, adapte les espèces en modifiant la variabilité génétique des populations naturelles. Jamais accepté de bon gré par les paléontologistes, le gradualisme a été récemment mis à mal par la théorie des "équilibres ponctués" d'Eldredge et Gould, qui réinterprète les séries fossiles sur la base des discontinuités du temps évolutif. Selon eux, l'évolution d'un groupe verrait se succéder de longues phases de stagnation et des périodes d'évolution rapide. L'incertitude actuelle des chercheurs donne à Ch. Devillers et J. Chaline, l'occasion de présenter un dossier confondant sur la richesse de l'évolution. Ni simple répertoire de modèles abstraits, ni banal exposé de données brutes et agnostiques, plus que livre "richement documenté et illustré" que l'on découvre d'abord, l'ouvrage est une analyse pas à pas des rythmes et modalités de l'évolution, au terme de laquelle ni le gradualisme, ni le "ponctuationisme" ne semblent en mesure de s'exclure des explications à venir. Il y a moins d'interrogations dans le livre écrit par L. Margulis et D. Sagan, L'Univers bactériel : des faits, certes, mais quel enchantement ! C'est la première fois sans doute dans l'histoire de la biologie que des scientifiques peuvent écrire pour le public l'histoire des quatre premiers milliards d'années de la vie : les huit neuvièmes de l'histoire de notre planète mènent des bactéries les plus primitives aux premières formes pluricellulaires groupées en organismes. L'histoire de la vie aura été avant tout celle des êtres unicellulaires. Ils vécurent, dans la soupe primitive originelle, d'une atmosphère de sulfure d'hydrogène et de gaz carbonique. On en rencontre encore les formes contemporaines au voisinage des sources chaudes des grands fonds marins. Ils mirent en place les bases de la vie : l'information génétique et la sexualité. Longtemps après que l'hydrogène terrestre se fut évadé dans l'espace, les cellules découvrirent que l'oxygène n'était pas le poison qui jusqu'alors détruisait toute vie par oxydation, mais une formidable source d'énergie qu'il fallait domestiquer. L. Margulis a été l'une des scientifiques les plus influentes à l'origine de la théorie "symbiotique" selon laquelle les cellules complexes actuelles, dites "eucaryotes", qui constituent la substance de tous les êtres supérieurs**, naquirent d'une association mutuellement bénéfique de formes bactériennes primitives. Elle a voulu faire de ce roman de la vie un plaidoyer en faveur de la nécessaire solidarité du "microcosme" avec son environnement.

* Citons notamment L'Evolution, de Mark Ridley (Belin, 1989), une série de courts chapitres destinés à montrer la fécondité des idées darwiniennes dans la biologie contemporaine, Introduction biologique aux sciences de l'homme, d'Henri Verron (Hachette, 1989), présentation générale de la génétique et de la psychophysiologie dans une optique évolutive; La Révolution de l'évolution, de Denis Buican (PUF, 1989), remarquable pour les cinq pages de préface flamboyantes, personnelles et très "pro-darwiniennes" de l'historien Pierre Chaunu.

** Sur l'histoire de la découverte de l'organisation et du fonctionnement des cellules, qui passionna tout le XIXe siècle, rappelons la parution récente de l'excellent ouvrage d'histoire des sciences, Genèse de la théorie cellulaire, par François Duchesneau (Bellarmin/Vrin, 1987).

 

Yves Roumajon

Enfants perdus, enfants punis.

Histoire de la jeunesse délinquante en France.

Huit siècles de controverses

Robert Laffont

1989, 360 p., 110 F

L'auteur, qui n'est pas historien de profession, se préoccupe de replacer la "délinquance juvénile" dans son contexte historique. Tâche indispensable, car si l'interminable et monotone déploration sur l'augmentation de la criminalité des jeunes est un serpent de mer, ses usages et ses effets sociaux ne s'en font pas moins cruellement sentir : peur, incompréhension, exclusion et perversion des intentions les plus généreuses. Du point de vue de la longue durée, on aperçoit que la "violence" de la jeunesse "actuelle" n'est que le négatif d'une "jeunesse antérieure, idéale et, à l'étude, parfaitement mythique". La délinquance fascine, les lieux communs les plus erronés se perpétuent. Pourtant on peut presque risquer l'hypothèse qu'elle n'existe pas, tant sont flous et mobiles les critères et les indicateurs statistiques utilisés au fil du temps pour "mesurer" un phénomène qui n'a jamais été défini rigoureusement.

Pourtant, la fin du XVIIIe siècle semble constituer un repère : L'Emile de Rousseau et les intentions de la Révolution contribuent à mettre en évidence l'alternative répression/éducation - dilemme qui aujourd'hui reste entier. Avant, ce sont les châtiments infligés par un pouvoir temporel assuré de sa légitimation spirituelle : le délit n'est pas distingué du péché. L'usage des lettres de cachet par les parents (longuement étudié) révèle la signification des relations entre adultes et jeunes rétifs à l'autorité, et l'auteur rappelle que Saint-Just, par exemple, a fait l'expérience d'un tel système. Après, ce seront, entre autres, les œuvres philanthropiques préoccupées de l'enfance coupable, mais aussi la Petite-Roquette et les colonies pénitentiaires comme Mettray ou Aniane.

L'ouvrage se clôt de manière significative sur "une histoire de notre temps", celle d'un gamin trop tôt considéré comme "dangereux" et qui, de placement familial en institution ou hôpital psychiatrique, se retrouve en prison à dix-sept ans. Selon l'auteur d'Ils ne sont pas nés délinquants, elle témoigne d'une indispensable remise en question de "tout un appareil social, éducatif et médical". Sur un problème difficile et trop souvent laissé aux lieux communs, l'ouvrage met une riche documentation à la portée d'un large public.

 

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot

Dans les beaux quartiers

Le Seuil, col. L'épreuve des faits

1989, 260 p., 99 F

 

Béatrix Le Wita

Ni vue ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise

col. Ethnologie de la France

Ed. de la Maison des sciences de l'homme

1988, 200 p., 110 F

La sociologie des classes supérieures et des classes populaires ont en commun d'être souvent élaborées par des chercheurs qui sont éloignés de leur objet et doivent donc adapter la distance focale de leur instrument d'observation pour penser contre le "beaucoup" ou le "trop peu", valeurs, modes de pensée et modes de vie. La fascination avouée ou déniée qu'exercent les détenteurs de l'excellence sociale ne constitue pas le moindre de ces obstacles. Un des principaux intérêts de ces deux ouvrages est d'y avoir pour une grande part échappé dans leur étude de ce que l'un appelle classes dominantes et l'autre bourgeoisie.

Après la constatation statistique que "tout le monde" habite dans les beaux quartiers de Paris (7e, 8e, 16e, 17e arrondissements et Neuilly), dans une correspondance toute physique entre prestige du lieu et position dans les hiérarchies des classes supérieures, nous sommes invités à entrer dans les appartements, les écoles, les églises, les réceptions, les cercles et les clubs, à flâner dans les rues et chez les commerçants. On voit ainsi que le rassemblement dans l'espace produit un "entre-soi" quasi villageois entre les membres de différentes générations d'une même famille, installés les uns près des autres dans de grands appartements situés directement sur de grandes avenues ou à côté. Modes de vie, manières, valeurs, goûts apparaissent d'autant plus naturels qu'ils s'expriment dans la proximité et qu'aucun autre ne vient les concurrencer.

Est inscrite dans les institutions familiales, comme le château, ou collectives, comme les cercles, la valeur toujours implicite qui structure l'organisation de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie et y définit la valeur humaine : l'ancienneté sociale, sur laquelle vient se heurter la réussite de l'argent ou de l'intelligence. Les cercles, dont le plus connu et le plus aristocratique est le Jockey Club, assurent, par la cooptation la plus stricte, continuité, hiérarchie et unité en haut de la pyramide sociale, produisant dans le même temps la rencontre et la consécration dans des styles différents liés à leur composition sociale, plus ou moins proche de l'aristocratie.

B. Le Wita prend plus directement la voie de la culture et de ses codes pour pénétrer, en particulier par la méthode de l'entretien, dans l'univers "existentiel" du bourgeois. Elle rencontre aussi maisons de campagne, rallyes, mémoire familiale, établissements scolaires, mais elle met l'accent sur la ritualisation et les symboles, l'identité et la discrétion des signes distinctifs, la codification des manières, de table ou de politesse : "émeraude sertie de diamants", couleurs pastel, "allure générale inspirant un sentiment de longue durée", utilisation de la fourchette ou courtoisie.

Si tout ce qui est ainsi présenté n'est pas toujours inconnu, c'est dans le point de vue adopté et dans la construction qui en est proposée que réside le principal intérêt de ces analyses, peut-être encore trop enserrées cependant dans les conceptualisations fondatrices de P. Bourdieu.

 

Roger Quilliot et Roger-Henri Guerrand

Cent ans d'habitat social.

Une utopie réaliste

Albin Michel

1989, 176 p., 200 F

 

Jean-Paul Flamand

Loger le peuple.

Essai sur l'histoire du logement social

préface de Roger-Henri Guerrand

La Découverte, col. Textes à l'appui

1989, 372 p., 220 F

Voici deux ouvrages qui prolongent la thèse désormais classique de R.-H. Guerrand sur les origines du logement social. Le premier, doté d'une abondante iconographie et destiné à un large public, dessine les grandes étapes de l'habitat social, tandis que le second est le produit d'un cours délivré à des étudiants d'architecture. Les approches adoptées par les deux auteurs sont assez voisines quant aux conditions d'émergence de l'habitat social. Il apparaît d'abord comme l'œuvre d'un patronat éclairé, soucieux de stabiliser la classe ouvrière et d'en assurer la relève. Le rôle du patronat chrétien, inspiré des idées de Le Play, est souligné : il faut donner aux ouvriers, par l'enracinement pavillonnaire, le sentiment de responsabilité, tout en assurant la reproduction de la force de travail dans la famille.

Le principe de l'habitat social repose aussi sur la pensée socialiste : il s'agit de créer un homme nouveau. J.-P. Flamand souligne, à juste titre, les résistances du guesdisme aux solutions patronales. Cependant, l'autre filon socialiste, à la fois utopiste et soucieux de réalisations concrètes, est présenté à travers ses grandes créations - du "familistère" de Guise, fondé par le fouriériste Godin, aux cités-jardins d'Henri Sellier.

Avec l'essor de la société industrielle, le problème du logement social se pose en termes d'équipements collectifs, impliquant l'engagement de l'État sur le plan législatif et financier. Ces deux livres présentent la périodisation qui conduit des premières lois sur les habitations à bon marché au mouvement HLM et aux développements récents sur la réforme des aides au logement. L'initiative privée va prendre appui sur de nouveaux mécanismes de financement des fonds publics.

Dans sa conclusion, J.-P. Flamand met en avant une critique marxisante du rapport de classes, où la nécessité du logement social résulte de la sous-rémunération du travail. En revanche, Cent ans d'habitat social, réalisé sous le patronage de l'ancien ministre du Logement Roger Quilliot, reste attaché à l'institution, dont on souligne cependant les blocages et les effets pervers qui contrecarrent sa vocation.

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