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Nous n'avons jamais �t� modernes,
essai d'anthropologie sym�trique
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Compte rendu du livre de Bruno Latour

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Pascal Houba

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1. Crise

L'hypoth�se de cet essai est que le mot "moderne" d�signe deux ensembles de pratiques enti�rement diff�rentes qui, pour rester efficaces, doivent demeurer distinctes mais qui ont cess� r�cemment de l'�tre.

Le premier ensemble de pratiques (r�seaux) cr�e, par "traduction", des m�langes entre genres d'�tres enti�rement nouveaux, hybrides de nature et de culture.

Le second (critique) cr�e, par "purification", deux zones ontologiques enti�rement distinctes, celle des humains d'une part, celles des non-humains de l'autre.

La critique tente de r�duire l'�tude des r�seaux en trois domaines distincts:

  • la nature (naturalisation de Changeux);

  • la politique (socialisation de Bourdieu);

  • le discours (d�construction de Derrida).

Mais les r�seaux sont � la fois r�els comme la nature, narr�s comme le discours, collectifs comme la soci�t�. Plus on s'interdit de penser les hybrides, plus leur croisement devient possible. Les pr�-modernes en s'attachant � penser les hybrides, en ont interdit la prolif�ration (L'interdit de l'inceste, li� au sexe, provoque l'introduction de pratiques matrimoniales; l'interdit de la vengeance, li� � la mort, provoque l'introduction de pratiques sacrificielles).

2. Constitution

La t�che de l'anthropologie du monde moderne consiste � d�crire de la m�me mani�re comment s'organisent toutes les branches de notre gouvernement, y compris celle de la nature et des sciences exactes, et d'expliquer pourquoi et comment ces branches se s�parent, ainsi que les multiples arrangements qui les rassemblent.

2.1. Repr�sentation

Boyle et Hobbes inventent notre monde moderne, un monde dans lequel la repr�sentation des choses par l'interm�diaire du laboratoire est � jamais dissoci�e de la repr�sentation des citoyens par l'interm�diaire du contrat social.

Le terme repr�sentation va prendre deux sens diff�rents:

la repr�sentation scientifique des non-humains (objets de science);

la repr�sentation politique des citoyens (sujets de droit).

2.2. Constitution

Premier paradoxe (politique):

La nature n'est pas notre construction: elle est transcendante.
La soci�t� est notre construction: elle est immanente � notre action.

Second paradoxe (scientifique):

La nature est notre construction au laboratoire: elle est immanente.
La soci�t� n'est pas notre construction: elle est transcendante.

Constitution:

  • Premi�re garantie: bien que nous construisions la nature, elle est comme si nous ne la construisions pas (la repr�sentation scientifique est exacte, pure).

  • Deuxi�me garantie: bien que nous ne construisions pas la soci�t�, elle est comme si nous la construisions (la repr�sentation politique est efficace, juste).

  • Troisi�me garantie: la nature et la soci�t� doivent rester absolument distinctes; le travail de purification doit demeurer absolument distinct du travail de m�diation (s�paration des deux repr�sentations).

  • Quatri�me garantie: le Dieu barr� (infiniment lointain) est � la fois totalement impotent et souverain juge.

Le point essentiel de cette Constitution moderne, c'est de rendre invisible, impensable, irrepr�sentable le travail de m�diation qui assemble les hybrides (tout en permettant leur prolif�ration).

La force des modernes vient de l'unit� cach�e, de la multiplicit� apparente, des six ressources de la critique:

  • nature � la fois immanente et transcendante;

  • soci�t� � la fois immanente et transcendante;

  • Dieu � la fois lointain et intime.

C'est l'impossibilit� de changer l'ordre social sans modifier l'ordre naturel (monisme) - et inversement - qui oblige les pr�modernes, depuis toujours, � la plus grande prudence.

Ce que les pr�modernes se sont toujours interdit, les modernes peuvent se le permettre puisque jamais l'ordre social ne se trouve correspondre, terme � terme, avec l'ordre naturel (dualisme).

Le postmoderne vit sous la Constitution moderne mais il ne croit plus aux garanties qu'elle offre. Il sent que quelque chose cloche dans la critique, mais il ne sait pas faire autre chose que prolonger la critique sans croire pour autant � ses fondements (voir Lyotard).

Le non-moderne est celui qui consid�re � la fois la Constitution des modernes et les peuplements d'hybrides qu'elle d�nie.

3. R�volution

3.1. Strat�gies

Trois strat�gies pour absorber � la fois la Constitution moderne et la prolif�ration des quasi-objets:

  • s�paration des p�les de la nature et de la soci�t�;

  • autonomisation du langage ou du sens;

  • d�construction de la m�taphysique occidentale (Constitution moderne).

Aucun de ces r�pertoires ne permet � lui seul de comprendre le monde moderne.

Les philosophies du tournant s�miotique ont pour objet de faire du discours un m�diateur ind�pendant de la nature aussi bien que de la soci�t�: autonomisation de la sph�re du sens.

La condition postmoderne vient d'avoir voulu juxtaposer sans les lier ces trois grands r�pertoires de la critique: la nature, la soci�t� et le discours.

3.2. R�volution

Le passage moderne du temps n'est qu'une forme particuli�re d'historicit�. L'anthropologie est l� pour nous le rappeler, le passage du temps peut s'interpr�ter de multiples fa�ons. Appelons temporalit� l'interpr�tation de ce passage pour bien la distinguer du temps. Les modernes ont pour particularit� de comprendre le temps qui passe comme s'il abolissait r�ellement le pass� derri�re lui (th�orie du progr�s: fl�che irr�versible du temps).

Le progr�s modernisateur n'est pensable qu'� condition que tous les �l�ments qui sont contemporains selon le calendrier appartiennent au m�me temps. Ces �l�ments doivent pour cela former un syst�me complet et reconnaissable. Le modernisme n'est qu'une s�lection faite par un petit nombre au nom de tous.

La temporalit� moderne est sans grand effet sur le passage du temps. Le pass� demeure donc et m�me revient. Or cette r�surgence est incompr�hensible aux modernes. Ils la traitent alors comme le retour du refoul�. Ils en font un archa�sme. La reconstitution historique et l'archa�sme sont deux des sympt�mes de l'incapacit� des modernes � �liminer ce qu'ils doivent pourtant �liminer pour avoir l'impression que le temps passe.

La Constitution moderne supprime les tenants et aboutissants des objets de la nature et fait de leur soudaine �mergence un miracle: la r�volution (politique ou scientifique).

Deux histoires diff�rentes :

  • histoire des humains: l'historique, le contingent;

  • histoire des sciences: l'intemporel, le n�cessaire;

L'asym�trie entre nature et culture devient alors une asym�trie entre le pass� et le futur, entre la m�diation et la purification.

3.3. Purification

Tout quasi-objet, tout hybride est con�u comme m�lange de formes pures. Les explications modernes consistent donc � cliver les mixtes pour en extraire ce qui vient du sujet (ou du social) et ce qui vient de l'objet. Ensuite, on multiplie les interm�diaires afin d'en recomposer l'unit� par le m�lange des formes pures.

L'explication va de l'un ou de l'autre des extr�mes et se rapproche du point de rencontre en multipliant les interm�diaires (r�ductionnisme).

3.4. M�diation

L'explication part des m�diateurs et obtient les extr�mes � titre de r�sultats, le travail de purification devient une m�diation particuli�re (constructivisme).

La contre-r�volution copernicienne est ce renversement du renversement. Ou plut�t ce glissement de extr�mes vers le centre et vers le bas qui fait tourner et l'objet et le sujet autour de la pratique des quasi-objets et des m�diateurs. Nous n'avons pas besoin d'accrocher nos explications � ces deux formes pures, l'objet ou le sujet-soci�t�, parce que ce sont elles, au contraire, qui sont des r�sultats partiels et purifi�s de la pratique centrale qui seule nous int�resse.

Les interm�diaires deviennent des m�diateurs, c'est-�-dire des acteurs dot�s de la capacit� de traduire ce qu'ils transportent, de le red�finir, de le red�ployer, de le trahir aussi. Les serfs sont redevenus des citoyens libres.

Toutes les essences deviennent des �v�nements. L'histoire n'est plus simplement celle des hommes, elle devient aussi celle des choses naturelles.

"Nous cherchons � d�crire l'�mergence de l'objet, de la chose en g�n�ral, ontologiquement parlant"(Michel Serres). Le sujet construit l'objet mais l'objet construit �galement le sujet (occult� par la tradition occidentale).

La dimension non-moderne permet de donner toute latitude aux entit�s et de d�ployer la carte qui enregistre � la fois la Constitution moderne et sa pratique. Il faut la d�finir comme un gradient qui ferait varier contin�ment la stabilit� des entit�s depuis l'�v�nement jusqu'� l'essence. L'ontologie des m�diateurs est donc � g�om�trie variable.

Nous comprenons mieux maintenant le paradoxe des modernes. En utilisant � la fois le travail de m�diation et le travail de purification, mais en ne repr�sentant que le second, ils jouaient � la fois sur la transcendance et sur l'immanence des deux instances de la nature et de la soci�t�. Cela leur donnait quatre ressources contradictoires, qui leur permettaient de tout faire. Or, si nous dressons la carte des vari�t�s ontologiques, nous nous apercevons qu'il n'y a pas quatre r�gions mais trois. La double transcendance de la nature d'un c�t� et de la soci�t� de l'autre correspond aux essences stabilis�es. En revanche, l'immanence des natures-naturantes et des collectifs correspond � une seule et m�me r�gion, celle de l'instabilit� des �v�nements, celle du travail de m�diation. La Constitution moderne a donc raison, il y a bien un ab�me entre la nature et la soci�t�, mais cet ab�me n'est qu'un r�sultat tardif de la stabilisation. Le seul ab�me qui compte s�pare le travail de m�diation de la mise en forme constitutionnelle, mais cet ab�me devient, gr�ce � la prolif�ration m�me des hybrides, un gradient continu que nous sommes capables de parcourir d�s que nous redevenons ce que nous n'avons jamais cess� d'�tre, des non-modernes.

Les modernes ont d�velopp� quatre r�pertoires diff�rents qu'ils croient incompatibles pour accommoder la prolif�ration des quasi-objets:

  • la r�alit� ext�rieure;

  • le lien social;

  • la signification et le sens;

  • l'�tre.

D�s que nous suivons � la trace quelque quasi-objet, il nous appara�t tant�t chose, tant�t r�cit, tant�t lien social, sans se r�duire jamais � un simple �tant. Et si c'�tait nous, les modernes, qui divisions artificiellement une trajectoire unique, laquelle ne serait d'abord ni objet, ni sujet, ni effet de sens, ni pur �tant? Si la s�paration ne s'appliquait qu'� des �tats stabilis�s et tardifs?

Des quasi-objets quasi-sujets, nous dirons simplement qu'ils tracent des r�seaux.

4. Relativisme

Il faut pouvoir comprendre � la fois comment nature et soci�t� sont immanentes - dans le travail de m�diation - et transcendantes - apr�s le travail de purification.

L'anthropologue doit se situer au point m�dian o� il peut suivre � la fois l'attribution de propri�t�s non-humaines et de propri�t�s humaines.

L'anthropologie sym�trique explique dans les m�mes termes les v�rit�s et les erreurs � c'est le premier principe de sym�trie; elle �tudie � la fois la production d'humains et de non-humains - c'est le principe de sym�trie g�n�ralis�e; enfin elle suspend toute affirmation sur ce qui distinguerait les Occidentaux des Autres.

La notion m�me de culture est un artefact cr�e par notre mise entre parenth�ses de la nature. Or il n'y a pas plus de cultures � diff�rentes ou universelles � qu'il n'y a de nature universelle. Il n'y a que des natures-cultures, et ce sont elles qui offrent la seule base de comparaison possible.

Le relativisme absolu suppose des cultures s�par�es et incommensurables que ne saurait ordonner aucune hi�rarchie: il met la nature entre parenth�se.

Pour le relativisme culturel, les cultures se r�partissent comme autant de points de vue plus ou moins pr�cis sur la nature unique.

Pour l'universalisme "particulier" (L�vi-Strauss), l'une des soci�t�s � et c'est toujours la n�tre � d�finit le cadre g�n�ral de la nature par rapport auquel les autres sont situ�es.

La seule diff�rence entre les Occidentaux et les autres provient de la taille de leurs productions de natures-cultures (collectifs).

Les modernes ont simplement invent� les r�seaux longs par enr�lement d'un certain type de non-humains. Comme cet enr�lement d'�tres nouveaux eut d'extraordinaires effets de dimensionnement en faisant varier les relations du local au global, mais que nous continuons de les penser avec les anciennes cat�gories de l'universel et du circonstanciel, nous avons tendance � transformer les r�seaux allong�s des Occidentaux en des totalit�s syst�matiques et globales.

Les r�seaux sont des lignes connect�es et non des surfaces. Mais il y a la science qui toujours renouvelle et totalise et remplit les trous b�ants laiss�s par les r�seaux pour en faire des surfaces lisses et unies, absolument universelles.

C'est la conception des termes transcendance et immanence qui se trouve modifi�e par le retour des modernes au non-moderne. Qui nous a dit que la transcendance devait avoir un contraire? Nous sommes, nous demeurons, nous n'avons jamais quitt� la transcendance, c'est-�-dire le maintien dans la pr�sence par la m�diation de l'envoi. J'appelle d�l�gation cette transcendance sans contraire. L'�nonciation, ou la d�l�gation ou l'envoi de message ou de messager permet de rester en pr�sence, c'est-�-dire d'exister.

Lorsque nous abandonnons le monde moderne nous ne tombons pas sur une essence, mais sur un processus, sur un mouvement, sur un passage, litt�ralement, une passe, au sens de ce mot dans les jeux de balle. Nous partons d'une existence continu�e et risqu�e et non pas d'une essence; nous partons de la mise en pr�sence et non pas de la permanence. Nous partons du passage et de la relation, n'acceptant comme point de d�part aucun �tre qui ne sorte de cette relation � la fois collective, r�elle et discursive.

5. Redistribution

Si l'humain ne poss�de pas de forme stable, il n'est pas informe pour autant. Si, au lieu de l'attacher � l'un ou l'autre des deux p�les de la Constitution, nous le rapprochons du milieu, il devient le m�diateur et l'�changeur m�me. �changeur ou brasseur de morphisme, voil� qui le d�finit assez.

En redistribuant l'action entre tous les m�diateurs, on perd, il est vrai, la forme r�duite de l'homme, mais on y gagne une autre, qu'il faut nommer irr�duite. L'humain est dans la d�l�gation m�me, dans la passe, dans l'envoi, dans l'�change continu des formes. La nature humaine c'est l'ensemble de ses d�l�gu�s et de ses repr�sentants, de ses figures et de ses messagers.

Constitution non-moderne :

  • Premi�re garantie: non-s�parabilit� de la production commune des soci�t�s et des natures (non-s�parabilit� des collectifs, reconnaissance des r�seaux).

  • Deuxi�me garantie: suivi en continu de la mise en nature, objective, et de la mise en soci�t�, libre (suivi des trajectoires, �tude des r�seaux).

  • Troisi�me garantie: la libert� est red�finie comme une capacit� de triage des combinaisons d'hybrides qui ne d�pend plus d'un flux temporel homog�ne (tri des hybrides).

  • Quatri�me garantie: la production d'hybrides, en devenant explicite et collective, devient l'objet d'une d�mocratie �largie qui en r�gle ou ralentit la cadence (r�gulation de la production des hybrides).

  • Il n'y a pas deux probl�mes de repr�sentation mais un seul. Il n'a pas deux branches mais une seule dont les produits ne se distinguent que tardivement et apr�s examen commun.

  • Pr�modernes (homme): pratique ritualis�e de la transgression (initiation, re-pr�sentation, mythe).

  • Modernes (homme sup�rieur): pratique constitutionnelle de la transgression (purification, double repr�sentation et triple critique).

  • Postmoderne (dernier homme): pratique anarchique de la transgression (juxtaposition).

  • Non-moderne (surhomme): pratique ludique de la transgression (individuation, m�diation).

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