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Clef de vo�te du syst�me social chez les Ly�la du Burkina Faso |
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Pierre Bamony
L'introduction,
dans une recherche anthropologique, du concept de manducation[1]
ne surprendrait pas en raison de la probl�matique g�n�rale de notre th�se :
tenter d'�tudier un peuple, en l'occurrence, les Ly�la, en sa globalit� autant
que faire se peut. Dans les �tudes, essentiellement africanistes que nous avons
pu consulter, nous avons remarqu�, en g�n�ral, que les recherches ont accord�
peu d'importance � ce concept, m�me dans le cadre d'une �tude syst�matique d'un
peuple. Certes, dans l'anthropologie anglo-saxonne, des auteurs comme Audrey
Richards [1932], Margaret Mead et Guthe (1945), entre autres, ont port� une
certaine attention sur l'alimentation des peuples �tudi�s. Mais il s'agit l� de
ce que les auteurs d'un ouvrage commun, Bien
manger et Bien vivre, appellent une � Ecologie de l'Alimentation � [1996 : 23]. M�me la
monumentale recherche en question s'inscrit dans cette derni�re perspective.
Cet oubli ou cette n�gligence r�sulte de l'esprit d'analyse dont tout l'art,
pour p�n�trer la nature des choses, consiste � op�rer des divisions, voire des
subdivisions des �tres ou des ph�nom�nes �tudi�s. Notre d�marche, en cette
analyse, s'inscrit dans une perspective inverse : d�s lors qu'un peuple est une
totalit� par son esprit, nous avons jug� que pour l'intelligence de notre champ
d'�tude, il nous faut prendre en consid�ration cette totalit� structur�e, en
son essence m�me, par une multiplicit�, c'est-�-dire une diversit� composante.
D'o� le choix de ce terme dont la d�finition permet justement un usage �tendu
au-del� du simple fait de manger. En effet, selon Le Bordas
[1976], la manducation vient du latin manducatio
de manducare � manger �. Il
d�signe r�ellement deux dimensions fondamentales de cet acte du
� manger �. D'abord, physiologiquement, c'est l' � ensemble des op�rations qui pr�c�dent la
digestion et qui sont : la pr�hension de la nourriture, la mastication,
l'insalivation et la d�glutition � . � ce niveau d�j�, la manducation
d�passe infiniment le simple fait de manger. Ensuite, d'un point de vue
religieux ou spirituel, la manducation est l' � acte par lequel le fid�le (ou le pr�tre) absorbe mat�riellement
l'hostie (ou le vin consacr�), dans la communion �. C'est en ce sens
qu'on parle volontiers de � la
manducation de la sainte hostie � . Ainsi, la
manducation ne se limite pas seulement, chez l'homme, � la satisfaction des
besoins physiologiques, besoins primaires qu'il a en partage avec tout vivant
sur terre. Elle connote un pouvoir de symbolisation qui le met quelque peu �
distance de ce lien premier avec tout autre vivant. Il ne peut ni ne veut se
limiter � la stricte n�cessit� de se nourrir m�me dans le simple acte du
manger. Comme l'expliquent les auteurs du Bien
manger et Bien vivre, � L'alimentation
correspond � la satisfaction d'un besoin primaire de l'Homme. Celui-ci est le
seul animal dot� de pens�e conceptuelle et vivant en soci�t� dans le cadre
d'une culture. Cette caract�ristique ne permet pas de se borner � une analyse
des aspects biologiques des comportements alimentaires et de leurs cons�quences
mais de prendre en compte la culture mat�rielle, si l'on veut parvenir � mettre
en �vidence les causes sous-jacentes aux comportements et aux �tats
nutritionnels �. [1996 : 23]. La satisfaction
des besoins physiologiques appara�t comme un aspect d'un ph�nom�ne plus
complexe par sa signification. M�me sous cet aspect, la manducation comporte,
par-del� l'acte physique et simple, une dimension sociale et sacrificielle.
D'abord, d'un point de vue social : les auteurs de l'ouvrage pr�cit� montrent
le caract�re ind�niable de � l'incidence
du syst�me alimentaire sur la soci�t� � suite � une organisation
complexe du travail dont la finalit� est, en dernier ressort, de conduire � la
ma�trise, � l'appropriation des facteurs producteurs de nourriture. D�s lors,
� le travail, la consommation
alimentaire, l'entraide vivri�re, la participation aux activit�s rituelles
jouent un r�le important dans l'organisation sociale. Ils d�terminent des
relations de r�ciprocit� et d'�vitement essentielles au fonctionnement de la
soci�t� et dont on doit tenir compte dans toute tentative de d�veloppement
�conomique et social � [1996 : 29]. Ensuite, la dimension
sacrificielle de la manducation, telle du moins qu�on peut la comprendre chez
les Ly�la, appara�t comme un facteur indispensable qui recompose constamment
l'unit� sociale � tous les niveaux de l'ensemble de ces clans. Comme partage
humain, elle instaure et restaure en renfor�ant, de mani�re permanente
celle-ci. En ce sens, on peut parler d'un v�ritable � ach�vement du sacrifice � dans l'acte de la manducation,
selon l'expression de de Surgy. Dans l'�tude qu'il a consacr�e � cet aspect du
rituel religieux tant en Inde qu'en Afrique de l'Ouest, il fait remarquer qu'
� accomplir un sacrifice ne se borne
pas � immoler des animaux et � verser des liquides en remboursement du risque
assum� par une entit� invisible, ayant os� modifier les dispositions d�j�
prises par le Cr�ateur pour �mettre les ph�nom�nes. Il ne serait pas complet
(...) sans d�p�t sur l'autel de nourriture sacrificielle puis sans
consommation par les participants de nourriture et de boisson, mais �galement
sans distribution protocolaire des parts de viande crue que chacun emporte ou
fait emporter chez lui � [2][1988 :
49]. Outre cette
donn�e sociale, le concept de manducation a, aussi, un fondement m�taphysique :
il est un facteur qui permet d'instaurer un lien, d'abord communautaire
visible, par le partage des victimes des sacrifices avec l'ensemble de ses
membres pr�sents ; ensuite, invisible par la d�pendance, essentiellement
heureuse entre la transcendance th�urgique[3]
et les hommes. Tout se passe comme si l'acte pur du manger ou du boire incline
l'homme � se replier sur le plaisir qu'une telle op�ration procure � son corps
; et donc � se borner aux dimensions de celui-ci. La manducation, qui ne nie
pas la part de plaisir li�e � chaque op�ration de cet ensemble complexe,
parvient � le tourner vers l'ext�rieur, la composante sociale, et un ext�rieur
absolu, comme la transcendance divine ou les th�urgies messag�res, puissances
subalternes ind�pendantes de Lui. Cette volont� d'acc�s � la transcendance
op�re en l'homme une mutation fondamentale marqu�e par son �l�vation au-dessus
de sa nature purement animale. Mieux, on peut m�me parler d'un processus
d'acc�s � son humanit� qui est une forme de violence faite � son �go�sme, clos
sur soi-m�me par le plaisir alimentaire ; il n'est rien d'autre que le passage
du manger au manduquer. Il apprend ainsi � partager non seulement avec son
prochain, les autres membres de sa communaut�, mais m�me avec le Divin ; et il
instaure, � cet effet, le sacrifice dont toute la richesse immanente permet de
satisfaire � toutes les dimensions de ce modus vivendi humain et divin.
Ren� Girard y voit m�me le moyen appropri� que les hommes ont trouv� pour
expulser la violence individuelle ou sociale. Le sacrifice devient, par le
biais de la manducation d'un c�t� comme de l'autre, l'instauration d'une cha�ne
de d�pendance mutuelle entre l'humain et le divin, source d'une compensation
�galement r�ciproque comme on peut l'entendre par ces mots : � le sacrifice r�ussi emp�che la violence de
redevenir immanente et r�ciproque, c'est-�-dire qu'il renforce la violence en
tant qu'ext�rieure, transcendante, b�n�fique. Il apporte au dieu tout ce dont
il a besoin pour conserver et accro�tre sa vigueur. C'est le dieu lui-m�me qui
� dig�re � la mauvaise immanence pour la convertir en bonne
transcendance, c'est-�-dire en sa propre substance. La m�taphore alimentaire
est autoris�e par le fait que la victime, le plus souvent, est un animal dont
les hommes ont l'habitude de se nourrir, dont la chair est r�ellement
comestible � [1976 : 397]. En raison de
l'efficacit�, c'est-�-dire de sa vertu active, voire de son efficience ou son
pouvoir de produire quelque effet, on retrouve la manducation � une place
fondatrice de l'humanit� dans le Livre devenu un patrimoine du genre humain, en
l'occurrence, la Bible. En effet, dans l'Ancien Testament, tout autant que dans
le Nouveau, la question de la manducation est largement abord�e sous sa
dimension essentiellement m�taphysique ; ce qu'on peut comprendre de la mani�re
suivante. D'abord, dans Gen�se 3, 2 � 7 : � La femme r�pondit au serpent : � nous
pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l'arbre qui est
au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez
pas, sous peine de mort. � Le serpent r�pliqua � la femme : � Pas du tout !
Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour o� vous en mangerez, vos yeux
s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal �.
La femme vit que l'arbre �tait bon � manger et s�duisant � voir ; et qu'il
�tait, cet arbre, d�sirable pour acqu�rir le discernement. Elle prit son fruit
et le mangea. Elle en donna aussi � son mari qui �tait avec elle, et il mangea.
Alors leurs yeux � tous les deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils �taient
nus... � En raison de la
richesse de ce texte et des interpr�tations infinies qui ont �t� avanc�es par
les diverses religions qui s'en inspirent, nous nous en tiendrons uniquement �
un de ses aspects, celui qui int�resse notre propos ici, en l'occurrence, la
manducation. La manducation
du fruit de l'arbre d�fendu op�re, dans la nature du premier couple humain, une
profonde modification qui confine � une sorte de mutation quasi g�n�tique. En
effet, dans un premier temps, l'acte phagique reste encore dans le champ du
physiologique : le contact buccal avec le fruit produit chez les conjoints, une
sensation de bien-�tre qui est le plaisir r�sultant de la bont� du fruit :
� La femme vit que l'arbre �tait
bon � manger et s�duisant �. Mais, ce premier contact ne semble pas
constituer l'objet de leur d�sir fondamental. Par-del� le plaisir g�n�r� par le
manger pur et simple, ils aspiraient � un changement essentiel de leur
condition de vie : le d�sir de connaissance : � et qu'il �tait, cet arbre, d�sirable pour acqu�rir le
discernement �. Cette modification de leur essence premi�re, par la
manducation du fruit de l'arbre d�fendu, en les transfigurant, fonde en m�me
temps leur maturit�. En effet, ils perdent leur innocence m�taphysique puisque
leurs yeux s'ouvrent sur eux-m�mes comme une conscience enfantine qui semble,
d'abord, plong�e dans une sorte de nuit inconsciente, image du silence de la
conscience, pour s'�veiller, ensuite, progressivement, aux r�alit�s de la vie
dite normale. Ils acc�dent, en m�me temps, � la d�couverte et � la jouissance
infinie d'une facult� qu'ils avaient seulement en puissance, en l'occurrence,
la libert�, figure dans l'humanit� de la ressemblance � Dieu. Cette libert� est
diff�rente de celle des anges et des saints. Il s'agit d'une puissance qui est
pl�ni�re en l'homme et d'une amplitude si incommensurable qu'elle d�passe toute
autre forme de libert� assign�e par Dieu � ses autres cr�atures spirituelles.
Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janov, dans son Commentaire de la Torah propose une interpr�tation de ce passage
qui montre en quoi l'image de Dieu en l'Homme d�signe bien la jouissance
pl�ni�re de la libert� d�s lors qu'elle est facult� du discernement du bien et
du mal ; � l'inverse de la libert� des anges qui font montre uniquement d'un
� penchant au bien �. Mais,
avant l'acte de manducation, l'Homme lui-m�me partageait avec eux une telle
nature ; ce qui signifie qu'il n'avait pas encore r�alis� l'image de Dieu en
lui. Le commentateur
de la Torah �crit, en effet, ceci : � Les
anges, eux non plus, n'ont le pouvoir de ce que bon leur semble ; ils sont
pures intelligences et penchant au bien : ils sont donc forc�s d'�tre bons...
Elohim a voulu cr�er une cr�ature qui puisse agir comme elle le d�sire. En cela
l'homme est semblable au Saint, b�ni soit-il, qui peut faire ce que bon lui
semble. Avant de go�ter � l'arbre de la connaissance, l'homme pouvait faire ce
qu'il voulait, mais sa nature le pousse � faire le bien et non le mal. Aussit�t
apr�s avoir go�t� l'arbre de la connaissance[4], il commence � faire le bien et le mal.
Pour cette raison, l'arbre s'appelle l'arbre de la connaissance du bien et du
mal. Ce qui signifie que celui qui go�te cet arbre acquiert la facult� d'agir
bien et mal � [1987 : 48]. La conqu�te de la libert� humaine, et
du m�me coup, son affranchissement de la tutelle du Divin, sa rupture avec son
innocence primordiale, est une transcendance qui s'op�re dans l'instant de la
manducation. Une telle transfiguration, par la manducation, �l�ve l'Homme au
rang d'une souverainet� morale par l'acquisition du pouvoir de bien faire ou de
mal faire. D�s lors, contrairement � l'interpr�tation de la th�ologie
chr�tienne, l'acte fondateur de l'humanit� par la manducation, au-del� de
l'apparence du lien Divin-Cr�ature, n'a pas, comme fond la d�sob�issance, mais
seulement comme forme : il r�alise pleinement l'appel int�rieur du Divin.
L'exercice de la libert�, par la manducation, conduit � son terme, la cr�ature
inachev�e de Dieu. Ce pouvoir nouveau de la libert� en l'Homme n'est pas, en
soi-m�me, l'origine absolue du mal en ce monde. Celui-ci �tait d�j�-l�. L'Homme
a d�sormais la facult�, en en prenant conscience, de le choisir ou de le
refuser. C'est ce que dit justement J.B.I Achkenazi de Janov, dans son Commentaire de la Torah : � Cr�ons l'Homme � Notre Image (Gen. 1 : 26),
c'est-�-dire qu'il pourra faire ce qu'il veut, de m�me que moi Je peux faire ce
que Je veux... La torah de l'homme : et Elohim cr�a l'Homme � son Image. C'est
� l'Image d'Elohim qu'Il le cr�a (Gen. 1 ; 27)... il poss�de l'intelligence de
faire le bien et le mal � [1987 : 48] Dans le Nouveau
Testament, la th�ologie catholique a port� � un niveau de sophistication
extr�me la probl�matique de la manducation. Celle-ci acc�de au rang de
symbolisation si absolue qu'elle confine � la mystique, � cette communion
tellement intime que, dans la manducation du corps sacr� du Christ, il y a une
identit� spirituelle qui s'op�re r�ellement. L'Eucharistie, par la b�n�diction,
c'est-�-dire l'ensemble des op�rations sacrificielles, subit une
transfiguration substantielle en devenant parousie du Corps m�me du Christ. La
manducation de l'Eucharistie n'est rien d'autre que celle m�me du corps du
Christ conform�ment � certains passages de l'Evangile de Saint Jean. Le Christ,
sous cette figure, est consid�r� comme le � pain qui descend du ciel et qui donne la vie au monde �
(Jean, 6, 23). D�s lors, si le Christ est la Vie m�me de Dieu, il va de soi que
manduquer ce pain du ciel revient � une sorte d'absorption mystique de la chair
du Christ ; et acc�der ainsi � la vie �ternelle en partageant celle de Dieu
m�me. La communion eucharistique conf�re � l'homme la possibilit� d'une union �
la vie divine par la manducation du corps du Christ dans l'Eucharistie comme le
dit encore Saint Jean : � Celui qui
mange ma chair et boit mon sang a la vie �ternelle � (Jean, 6, 54).
En d'autres termes, le Christ est r�ellement pr�sent dans la communion
eucharistique qui scelle l'unit� de l'Eglise elle-m�me, sous les apparences
corporelles du pain et du vin. La manducation du sacrement eucharistique a une
double finalit� : d'abord, en tant que temps de repas sacrificiel, il s'agit de
r�aliser mystiquement l'union parfaite des membres de l'�glise : corporellement
multiples, biologiquement diff�rents, individuellement dispers�s dans le vaste
univers de l'Eccl�sia, la manducation eucharistique cr�e le miracle
d'unifier, de fa�on ineffable et indissociable, le corps mat�riel du
Christ-�glise. Ensuite, cette comp�n�tration du divin et de l'humain, esprit
vivifiant de Dieu, r�side donc substantiellement dans l'acte de la manducation.
C'est en ce sens, selon Saint Jean, que � nous serons semblables � Dieu (Jean, 3,2). Car l'Eglise compos�e de croyants multiples, parvient ainsi �
s'unir en elle-m�me en un seul corps, expression d'une pl�nitude qualitative
d�s lors qu'il s'agit de la vie m�me de Dieu, plut�t d'un acte de la vie de
Dieu comme le dit encore Saint Jean : � Tout comme le P�re qui m'a envoy�, est vivant, et comme je vis par le
P�re, ainsi celui qui me mange vivra par moi �(Jean 6, 57). La manducation
qui scelle un pacte fondamental d'union mystique entre le Divin et l'humain,
sert �galement de joint entre les hommes ; du moins, on peut tirer une telle
interpr�tation des analyses de Marcel Mauss sur le don. Les recherches de Mauss
sur cette forme particuli�re de la manducation, en l'occurrence, les � �changes � rivalit� exasp�r�e, � destruction
de richesses... � [1997 : 153] concernent un certain
nombre de peuples : des communaut�s am�rindiennes du Nord-Ouest am�ricain,
quelques-unes en M�lan�sie, voire en Papouasie, entre autres. La figure du don
la plus remarquable chez ces peuples est le � Potlach � qui ne signifie rien que � nourrir � ou
� consommer �. Tout se passe comme si ces peuples avaient compris
l'essentiel chez le vivant : toutes formes d'acquisition de biens mat�riels se
ram�ne, en dernier ressort, � l'acte de manduquer. La manducation, dans la
pl�nitude de sa signification, en l'occurrence, plaisir du manger, n�cessite
physiologiquement de se nourrir, d�sir de conservation de soi et tension �
l'organisation unitive de toute communaut� humaine, poss�de une limite absolue
au-del� de laquelle tout devient absurde : toute vie, toute existence, oscille
entre un point de d�part et un point d'arriv�e. Il s'agit du principe suivant :
la vie, pour se conserver, se renouveler, se perp�tuer, voire viser la fin qui
conf�re un sens � son absurdit� absolue, puise dans la manducation le fondement
de toutes choses. On comprend d�s
lors que les peuples en question passent le plus clair de leur temps dans des
assembl�es solennelles qui sont des occasions de f�tes diverses comme les
march�s ou les foires, voire les banquets. Dans ces champs du temps qui
rythment leur vie, ils donnent libre cours � la fois � l'expression profonde de
la nature et aux formes premi�res de leur organisation sociale. Dans
l'opposition de ces diverses communaut�s humaines, on remarque deux ph�nom�nes
qui se ram�nent � la m�me finalit�, celle qui consiste � absorber l'alt�rit�.
D'abord, on annihile la richesse accumul�e au bout d'une ann�e de travail,
cueillette, p�che, chasse, comme si elle apparaissait comme une ind�cence, une
incongruit� par rapport � l'homog�ne humain. Cette saillie mat�rielle doit �tre
r�duite � n�ant par la manducation. Ensuite, les rapports agonistiques entre
chefs de communaut�s, qui tendent � la n�gation des uns ou des autres, est une
mani�re indirecte et supr�me de nier les autres entit�s en les absorbant.
Par-del� la mort des chefs, ce sont les groupes qui disparaissent par leur
ingestion, leur absorption par les autres. C'est en ce sens que Mauss �crit
� ... Ce qui est remarquable dans
ces tribus, c'est le principe de la rivalit� et de l'antagonisme qui domine
toutes ces pratiques. On y va jusqu'� la bataille, jusqu'� la mise � mort des
chefs et nobles qui s'affrontent ainsi. On y va d'autre part jusqu'� la
destruction purement somptuaire des richesses accumul�es pour �clipser le chef
rival en m�me temps qu'associ�[5](...) �
[1997 : 152]. Ces modalit�s
de relations humaines autour de la manducation g�n�rent ainsi une sorte
d'�changes � caract�re obligatoire chez quelques-uns des peuples �tudi�s par
Marcel Mauss. C'est le cas des peuples � Samoa o� l'on a introduit une
dimension spirituelle comme �l�ment essentiel du Potlach. En dehors du
prestige, voire de l'honneur que conf�rent le don et la consommation des
richesses, il s'agit de c�der aux adversaires une partie du � mana � du groupe, une sorte de
fluide ou puissance occulte � caract�re dangereux ; d'o� l'obligation de
rendre, de restituer, dans le sens inverse, au groupe adverse � ... ces dons sous peine de perdre ce � mana �,
cette autorit�, ce talisman et cette source de richesse qu'est l'autorit�
elle-m�me � [1997 : 155]. Les communaut�s instaurent ainsi, comme
un acte juridique presque, un espace social de � l'obligation de donner � et de � l'obligation de recevoir � [1997 : 161]. Mais, la
manducation de la richesse qui vivifie la recherche de l'unit� des groupes, ne
concerne pas seulement les hommes : elle n'institue pas seulement un modus
vivendi inter-humain quasi pacifique � Samoa, elle fait m�me intervenir un
lien ascendant entre les divinit�s et les hommes. En effet, les �changes des
dons, de la richesse mat�rielle influent sur les hommes contraints de rivaliser
de g�n�rosit� pour se surpasser ; en m�me temps, ils impliquent tous les
niveaux de la vie et du monde spirituel concourant ensemble au maintien de la
r�alit� humaine, de toute la dimension immanente et ascendante de l'univers des
esprits. Selon Mauss, le
Potlach acc�de � une telle r�alit� autant chez les peuples nord-est sib�rien,
chez les Esquimos de l'Ouest de l'Alaska que chez ceux de la rive asiatique du
d�troit de Behring. En effet, dans le temps de la manducation des biens
alimentaires qui est aussi un champ unitaire et unifiant, toutes les entit�s
visibles et invisibles viennent communier ensemble. Il s'agit de ce que nous
appellerons, dans le cadre de cette recherche, des vies silencieuses ou les
�mes des morts, du G�nie vivant de la Nature elle-m�me ou la portion de terre
o� cette communion se r�alise, des esprits, des dieux, des animaux ou encore de
tous les �tres vivants invisibles aux sens ordinaires. Le but final de toutes
les formes de destruction des richesses par la manducation communautaire est de
sacrifier aux dieux et aux esprits afin de les impliquer dans la vie des hommes
et de les mettre en position de rendre possible la paix du groupe, l'harmonie
sociale comme Marcel Mauss l'�crit justement : � Les dons aux hommes et aux dieux ont aussi pour but d'acheter la paix
avec les uns et les autres. On �carte ainsi les mauvais esprits, plus
g�n�ralement les mauvaises influences m�me non personnalis�es... �[1997 :
168]. En d'autres termes, ces remarques indiquent bien l'identification sous-jacente
qui est faite entre la transformation des aliments dans le corps individuel (la
nourriture par l'effet de la biochimie devient, en fin de compte, du sang qui
vivifie la chair) et le corps social qui communie occasionnellement dans l'acte
essentiel de la manducation. Ce double contentement humain s'accompagne de la
participation transcendante et invisible du Divin qui, accueillant les dons qui
lui sont adress�s, les ing�re � sa mani�re en op�rant en faveur de la
communaut� dont il tire cette satisfaction, une mutation des ph�nom�nes
g�n�rateurs de paix, de coh�sion sociale. M�me les
auteurs du Bien manger et bien vivre
abondent dans cette mani�re d'envisager les ph�nom�nes : ils montrent que
l'alimentation, par sa fonction biologique, ne sert pas seulement � pourvoir du
plaisir ; mais, dans le cadre humain qui est vie sociale et culture, elle
conduit � une vision du monde, gr�ce � la � pens�e conceptuelle � de l'homme. En se fondant sur une
remarque de White qui a trait� de cette question dans les ann�es 1959, ils
�crivent que � l'homme est le seul
animal capable de distinguer entre de l'eau potable et de l'eau b�nite. Le
domaine de l'alimentation qui correspond � la satisfaction d'un besoin primaire
vital, est un des secteurs de choix o� s'exerce son activit� symbolique et dans
lequel les aliments jouent un r�le qui n'est pas exclusivement nutritionnel. A
la limite, entre la culture mat�rielle et non mat�rielle, il serait possible de
parler ici de l'organisation sociale et religieuse en relation avec la
production et la consommation alimentaire... � [1996 : 346]. Chez les Ly�la,
la vision du monde, � travers l'acte de la manducation, se saisit � travers un
r�cit ancien fort r�pandu dans le Lyolo. Il est surtout r�v�lateur du rapport
de ce peuple � toute richesse mat�rielle. Il n'y a qu'une seule vraie richesse
en ce monde : l'homme. Il vise �galement � �tablir la finalit� ultime de la
manducation : toute richesse part de l'homme et revient � l'homme dans la
mesure o�, m�me l'acquisition de l'argent, figure embl�matique de la fortune,
revient � acqu�rir d'autres richesse qui n'ont d'autre port�e que d'acheminer
le d�tenteur vers la satisfaction du besoin physiologique n�cessaire : se
nourrir. Que serait le sens des biens mat�riels, de l'argent, de la fortune
sous quelques formes que ce soit, s'ils ne servaient finalement � cette limite
biologique, � savoir se nourrir ? Telle est, du moins, la signification
sous-jacente de ce r�cit : � Jadis,
dans un de nos villages, il y avait deux hommes que tout le monde connaissait
bien. Le premier avait fond� une famille si riche que sa cour s'�tendait �
perte de vue. Ses enfants, ses petits-enfants et arri�res petits-enfants
�taient si nombreux qu'on ne pouvait les d�nombrer. Ses femmes �taient
�galement nombreuses. Gr�ce � sa riche prog�niture, ses champs de mil et
d'autres cultures vivri�res �taient prosp�res, les greniers des hommes et des
femmes pleins ; et il th�saurisait m�me les surplus annuels. Son cheptel de
bovins, d'ovins et de caprins ne se comptait plus. Il pourvoyait ainsi aux
besoins de l'ensemble des membres de sa vaste cour : il �tait un homme combl� �
tous points de vue. � Quant au deuxi�me homme, il avait acquis une immense fortune. Il fortifia sa cour par des b�tisses en pierre richement d�cor�es. Il vivait entour� de nombreux serviteurs et servantes tous d�vou�s � son seul service. Il lui suffisait de claquer les doigts pour voir accourir toute son arm�e de serviteurs afin de satisfaire � ses moindres besoins. Mais il n'avait ni femmes, ni enfants, ni famille. Toutes les personnes � son service l'�taient gr�ce � sa richesse mat�rielle : elles lui tenaient lieu de famille. Il �tait mat�riellement combl�. Cependant, un jour, suite � un changement naturel profond, voire au destin d� essentiellement � des cataclysmes g�n�rant une grande famine, l'homme mat�riellement fortun� perdit progressivement toute la richesse qu'il avait accumul�e et qui lui conf�rait prestige et gloire. Peu � peu ses servantes l'abandonn�rent pour aller chercher ailleurs d'autres hommes de son esp�ce. Comme il ne pouvait acqu�rir du mil par ce qui lui restait d'argent, en raison de la famine, afin de se nourrir lui-m�me et ses serviteurs, ces derniers le fuirent � leur tour ; m�me les plus fid�les d'entre eux. Il finit par se retrouver seul et affam�. Un jour, ne pouvant plus tenir, tant la faim le tenaillait, il se d�cida � puiser les fonds du reste de sa fortune. Prenant son courage � deux mains, il se rendit aupr�s du premier homme dont les membres de sa famille avaient encore suffisamment � manger, malgr� la famine. Le premier homme comprit son intention : acheter du mil avec le reste de son argent. Mais, au lieu de lui infliger des le�ons de morale, il le pria de garder ses fonds qui ne servaient plus � rien puisque personne ne voulait vendre son mil et que l'argent ne se mange pas. Il le prit sous sa protection, lui donna � manger et � boire, le soigna jusqu'� ce que la famine passe. � Depuis lors, nos anc�tres nous
recommandent de rechercher la richesse humaine et d'accumuler les biens qui se
consomment. Car procr�er et avoir des biens dont on puisse nourrir l'homme sont
une seule et m�me richesse, la seule vraie richesse � . Ce r�cit refl�te bien le sens de la
maxime r�pandue dans le Lyolo qui dit ceci : � I z'� kona i y a pa be-kon-z'� n� � ; en d'autres termes :
� celui qui poss�de doit partager avec celui qui n'a rien �. Cette vision du
monde permet aux Ly�la de faire jouer, � chaque membre d'un Kwala, en particulier, l'homme, une
triple fonction. D'abord, par le travail, chacun produit, selon sa force ou ses
chances de r�ussite, une certaine richesse, notamment li�e � l'agriculture et �
l'�levage. Celle-ci ne peut jamais �tre strictement individuelle[6].
Toute richesse, quelle que soit sa forme, par exemple, l'argent, est destin�e,
par essence, non pas � un usage priv�, ni � �tre th�sauris�e pour le compte
d'une seule famille, ni �tre enferm�e dans un coffre en Banque pour signifier
le prestige personnel ; mais � �tre distribu�e aux membres de la famille ou aux
membres des communaut�s claniques qui sont compris dans le syst�me de relations
de l'individu fortun�. Ainsi, lorsque les migrants reviennent chez eux, en
g�n�ral, plus riches que ceux qui sont sur place, il est de bon ton de leur
apporter quelques dons : pintades, poules, dindons, caprins ou ovins pour les
hommes ; repas d�licatement pr�par�s par les femmes[7]. En retour, le
migrant doit faire preuve de g�n�rosit� � l'�gard de presque tous, sous les
formes suivantes : dons de v�tements aux uns et aux autres, achat de canaris
(pot) de bi�re de mil le dimanche ou le jour du march� ; ce qui est une
occasion de rassembler le plus de monde possible dans sa cour et dans une
atmosph�re de f�te. Une telle occasion prend l'allure de banquets quand il fait
immoler un porc d�pec� et pr�par� sur place par sa maisonn�e. C'est m�me ainsi
qu'il est grandement appr�ci� comme homme riche et g�n�reux. Boire, c'est bien,
mais manger de la viande chez le migrant, c'est encore mieux. Les Ly�la
tiennent � consommer de la viande pendant ces occasions en vertu du caract�re
social et symbolique de ce genre de r�union : enjeux psychologiques et
collectifs, ensembles d'implications sociales. L'�tude de
Claude Fischler relative � la relation de l'homme par rapport � � la chair, le partage et l'ordre social �
est �clairante sur ce point. Il montre que la manducation de la chair animale
�veille autant d'�motions que de sentiments puissants. La viande est appr�ci�e
non seulement par la sensation de plaisir qu'elle procure au corps, ses
qualit�s physiologiques nourrici�res, mais aussi recherch�e parce qu'elle
permet de renforcer les liens inter-humains dans la mesure o� elle est prise
toujours ensemble comme dans le contexte social des Ly�la. Une telle r�alit�
semble valable pour toute communaut� humaine comme l'�crit, � juste titre,
Fischler : � Notre relation � la
chair animale comporte � la fois une dimension fondamentalement psychologique
et fondamentalement sociale. Elle met en jeu tous les ressorts de la
sensibilit� individuelle et, en m�me temps, dans toutes les soci�t�s, elle se
situe au coeur m�me du lien social... Elle soul�ve � la fois deux ordres de
questions qui se situent aux extr�mes de l'individualit� et de la socialit�. La
chair, c'est d'abord ce dont nous sommes faits et la consommer implique de
r�gler la question de la distinction entre le m�me et l'autre. La chair, en
second lieu, implique le partage d'une d�pouille : elle met en jeu la
coop�ration, l'altruisme et elle pose donc des questions fondamentales pour
l'ordre social � [1990 : 118]. Or, la soci�t� des Ly�la est
travers�e de part en part, par ces deux faits fondamentaux, en l'occurrence,
comme le dit cet auteur : � la
coop�ration, l'altruisme � . C'est m�me ces
faits qui, ensuite, font obligation � tout Ly�l de procr�er[8]. Nous avons d�j�
montr�, ailleurs (Sorcellerie et violence
en Afrique Noire ) comment la polygamie participe de cette id�ologie ou de
cet imp�ratif cat�gorique clanique. En effet, les enfants appartiennent corps
et �me au Kwala (autel du clan) : de
leur vivant, ils sont parfaitement int�gr�s dans les divers syst�mes de
coop�ration, c'est-�-dire d'activit�s collectives : travail, chasse, p�che etc.
Ils portent assistance aux adultes et aux personnes �g�es en ex�cutant toutes
les commissions qu'on leur confie. Puis, d'un point de vue mystique ou occulte,
en cas de n�cessit�, ils sont incorpor�s par la soci�t� secr�te des anciens du Kwala. Leur mort ne pose pas autant de
probl�mes que celle d'un adulte. D�s lors, en vue de satisfaire aux exigences
du corps du Kwala, � cette socialit�
mystique, fondamentalement unitive, tout membre du Kwala doit procr�er pour que le corps de ses enfants puisse
accueillir �ventuellement le retour � la vie humaine sous sa double entit�
corps et �me, de l'esprit des anciens. Il rend possible la circulation des
�mes, la r�g�n�rescence du Kwala en
l'enrichissant de vies ; et en dernier ressort, il r�pond aux attentes du corps
mystique du Kwala. Enfin,
l'individu doit finir, d'une mani�re ou d'une autre, par �tre incorpor� � ce
corps mystique social. Tout se passe comme si chez les Ly�la, on appr�hende le continuum
du vivant ; et on sait m�me, dans la distinction humanit�/animalit�, comment
saisir, au-del� de la structure complexe de l'�tre humain, l'entit� singuli�re
animatrice de la machine corporelle. L'�me ou l'essence animale qui est une des
composantes invisibles de l'�tre humain, est la part qui appartient
intrins�quement au corps mystique du Kwala.
Les moyens dont disposent les K'alma[9]
d'un Kwala pour l'appr�hender, la
transsubstantier[10],
l'annihiler par l'incorporation est, sans doute, l'acte qui produit la terreur
chez les Ly�la, mais aussi le sens supr�me de la manducation. Ce sens est
mystique puisqu'il s'agit d'incorporer � la substance sociale invisible, une
entit� animale �galement invisible aux yeux des sens ordinaires. Pour bien
comprendre ce langage un peu �sot�rique, nous allons illustrer notre propos par
deux faits concrets. D'abord, � la suite d'une c�r�monie religieuse
traditionnelle et communautaire en Ao�t 1993 � Batondo, devant l'une des
immenses cours fondatrices du village et qui abrite aujourd'hui la chefferie du
Kwala d�tenue par notre p�re, nous
d�battions de questions relatives � l'homme. En l'occurrence, les fr�res de
clans voulaient savoir comment les d�linquants �taient punis en Europe. N�kilou
N�galo, un des anciens de cette cour (mort depuis lors), intervint en ces
termes : � En ce qui nous concerne,
quand un dabi (fr�re de clan ou du Kwala) commet une erreur, c'est-�-dire,
enfreint nos lois, nous le tuons, nous mangeons son �me et enterrons son corps
et nous c�l�brons ses fun�railles �[11]. Cette brutale et
franche r�v�lation qui l�ve le voile sur une r�alit� par essence opaque, nous a
fait comprendre ainsi la structure fondamentale de l'organisation de ce peuple.
En effet, ce fond qui rend compte de tout le reste n'est jamais �vident �
conna�tre ni transparent � des yeux innocents ou � non voyants � que
limite la r�alit� des sens ordinaires. Pour p�n�trer, le jour, l'au-del� de la
paroi sensible, l'essence r�elle de l'homme que le corps voile mal et contient
inad�quatement, et la nuit, lire, dans une sorte de clart� ou de transparence,
la profondeur de la vie, de la mati�re, grouillant d'autres formes de vie
infiniment diverses, il faut avoir des � yeux de fauves � : ceux des K'alma ou sorciers. Certes, nous avons
sollicit� plusieurs fois d'�tre initi� ; mais ceux qui nous connaissent mieux
que nous-m�mes ont toujours �t� clairs dans leur avertissement : � Si tu viens � nous, ou tu fais comme nous en
acceptant la loi du silence, ou nous te tuons si tu oses r�v�ler la nature de
notre monde �. Notre oncle Vincent a �t� tromp� par ses �pouses en
entrant dans ce monde de mani�re � pouvoir l'obliger � livrer au monde
souterrain, cette r�alit� infra-sensible toujours pr�sente, la vie de ses
enfants ; et surtout celles de son fr�re a�n�. Il y a perdu la vie en 1994. D�s lors, cette
r�flexion de N�kilou N�galo, l'un des K'alma
du Kwala, permet de faire
l'analyse suivante de l'acte de la manducation. En effet, celui-ci s'op�re �
trois niveaux ici : lors de l'enterrement du corps, qui s'effectue
collectivement, la famille est tenue d'honorer en repas, en bi�re de mil, les
participants ; et ceux qui mettent le corps en terre re�oivent, en guise de
remerciement, quelques volailles selon les cas, d'une part ; la c�l�bration des
fun�railles qui durait autrefois plusieurs jours[12] est une occasion
d'exc�s de d�penses, de distribution de biens, d'immolation de bovins, de
caprins ou d'ovins, d'autre part. Enfin, la substance animale est incorpor�e
par son annihilation, au corps mystique du
Kwala. Elle est dite manduqu�e par les K'alma
du Kwala. Comme nous n'avons pu voir
nous-m�mes cette op�ration, sur laquelle nous avons longuement insist� dans
notre th�se d�Anthropologie, de transsubstantiation de l'�me en un animal
domestique quelconque, invisible aux yeux des sens ordinaires, nous avons
compos� une expression ou mot plut�t barbare pour la qualifier : cette sorte de
manducation spirituelle ou mystique est une � endo-psych�-biophagie �.
Car les K'alma ne s'en prennent
jamais � la vie d'un �tranger � un kwala.
Une entreprise d'annihilation psychique n'est envisageable que si l'on �tablit
la possibilit� de liens de dwi (famille �largie). Il faut que la victime
�ventuelle des K'alma ait �t� introduit
dans le syst�me social d'un kwala.
D�s lors, dans le cadre des �changes entre les clans, y compris � ce niveau,
elle peut prendre l'allure d'une � exo-psych�-biophagie �. Toute
cette op�ration supr�me de la manducation s'inscrit dans le cadre seulement des Kwala Ly�la entre eux. Il advient
qu'elle d�borde sur d'autres peuples, par exemple, entre les Ly�la install�s �
l'�tranger et les populations au milieu desquelles ils vivent. Elle s'ins�re
alors dans le cadre d'un contrat mystique qui lie les uns aux autres et qui
leur permet d'�changer des vies ou �mes de leurs membres respectifs. D�s lors, et
sous cette dimension, cette r�alit� sociale, personne, parmi les Ly�la, ne peut
�chapper � la forme mystique de la manducation. C'est, du moins, le t�moignage
de Beyon Bagoro[13]
recueilli en 1978. � Nous y
passerons tous, morts ou vifs. Morts, d'abord ; lorsqu'un membre du Kwala meurt
accidentellement, en un lieu quelconque, c'est-�-dire loin de la communaut�,
son �me immortelle va signaler aux gardiens de son Kwala qu'elle quitte la
communaut� des vivants. Elle souhaite ainsi qu'on fasse, � sa m�moire, des
c�r�monies fun�raires ad�quates. C'est m�me elle qui conduit les K'alma
(sorciers) au corps auquel elle a appartenu. Ceux-ci r�cup�rent ainsi l'essence
animale qui leur revient pour �tre un objet de partage mystique sur le Kwala.
Vifs, ensuite : ce sont toujours les K'alma qui d�cident, soit au terme de la
vie sans histoire (sans faute, erreur ou effraction) d'un membre du Kwala, soit
� la suite d'une effraction des lois qui fondent et r�gissent le fonctionnement
du Kwala, de l'annihilation ou de l'incorporation de l'essence animale de
quelqu'un. Que l'on soit sorcier ou non, nul ne peut �chapper aux K'alma de son
Kwala : les sorciers qui manduquent l'essence animale des autres membres du
Kwala, voient, t�t ou tard, les leurs annihil�es par leurs semblables dans les
m�mes conditions de transsubstantiation �. Ainsi, chez les
Ly�la et, sans doute chez d'autres peuples africains aussi, la manducation
ach�ve la continuit� de la vie. La discontinuit� n'est simplement qu'une
apparence visible, � la limite illusoire puisqu'elle est entach�e par l'an�mie
des sens. Tout se passe comme si chaque Kwala
appara�t comme une totalit� circulaire, close sur elle-m�me. Rien n'�chappe
� l'union mystique mort-vivant, l'acte d'incorporation ou de manducation �tant
la forme achev�e, la finalit� de toute la complexit� sociale lyel. La r�flexion
de Claude Fischler � propos de la consommation de la viande par l'homme en
g�n�ral, permet de comprendre, en un autre sens, l'acte de manducation chez les
Ly�la par l'incorporation au corps mystique du Kwala de l'essence animale de chacun des membres : � Pour manger de la viande, � la diff�rence de
beaucoup d'autres types d'aliments, il faut proc�der � un partage. Et le
partage de la viande est un acte fondamental, sinon fondateur, de la vie
sociale. Il rev�t un caract�re vital, pour des raisons biologiques et sociales
� la fois ; mais il a une autre caract�ristique : partager la viande, c'est aussi
partager la responsabilit� de la mise � mort et, en somme, la recycler
symboliquement, la transformer en lien social � [1990 : 139]. A travers les
traditions des Ly�la, tout se ram�ne, en dernier lieu, � la n�cessit� de la
manducation comme valeur essentielle de l'existence humaine. Car elle est un
moment de partage qui rythme une ritualisation permanente par la n�cessit� du
sacrificiel dont l'efficience est indispensable tant pour la s�curit� vitale de
l'individu que pour la coh�sion de la communaut� clanique. BIBLIOGRAPHIE � Achkenazi De
Janov, Jacob ben Isaac : Le Commentaire sur la Torah, Verdier, coll.
� Les Dix Paroles �, Lagrasse, (1987). � Bamony,
Pierre : (1997) : � Myst�re et pratique du vur chez les Ly�la du Burkina Faso � Secte ou mouvement mystique
� Anthropos � 92 � 1997 ; Fribourg. � Bamony,
Pierre : (2001) :Structure
apparente, structure invisible : l�ambivalence des pouvoirs chez
les Ly�la du Burkina Faso (Th�se de doctorat d�Anthropologie sociale et
d�ethnologie, sous la Direction de Madame Suzanne Lallemand, Universit� Blaise
Pascal Clermont II). � Bible (La) de J�rusalem, Descl�e de Brouwer,
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Maison de la Bible, Gen�ve, (1959). � Bordas :
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De Garine, I., Binam, Ch., Bikoi et Loung, J.F. (sous la direction de). (1996) : Bien manger et bien vivre � Anthropologie
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L'harmattan-Orstom, Paris. � Girard, Ren�
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Grasset, coll. Poche Pluriel, Paris, (1972). � Guthe, C.E. et Mead, Margaret (1945) : � Manuel for the study of food habits � in
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Rhodesia, Africa, 9-2-166-196, (1936). � Surgy (de)
Albert : La voie des F�tiches � Essai sur le foncement th�orique et la
perspective mystique des pratiques des f�ticheurs ; L'Harmattan,
"Connaissance des hommes � ; Paris, (1995). [1] � En raison de son originalit�, il nous a fallu amender s�rieusement cette �tude pour qu�elle convienne aux attentes de notre Jury de th�se (Sturcture apparente, structure invisible : l�ambivalence des pouvoirs chez les Ly�la du Burkina Faso). Un tel concept lui apparassait comme un n�ologisme. Pourtant, le progr�s des sciences, voire de l�esprit humain, en g�n�ral, tient esssentiellement � la capacit� des chercheurs � conceptualiser les ph�nom�nes pour en donner des lectures diff�rentes et une vision neuve. N�importe quel domaine du savoir le d�montre avec �vidence. Aussi, nous avons jug� int�ressant de porter � la curiosit� du public avide de savoir l�int�gralit� de cette �tude. [2] � C'est nous qui soulignons. Chez les Ly�la aussi cet espect tr�s r�pandu et invariable du sacrifice comprend les dimensions unitaires suivantes : un lieu de rassemblement d'une communaut� (famille, quartier, culte de religion import�e du Ghana, clan ou Kwala, village etc.) ; une occasion de rassemblement : d�battre d'un probl�me familial ou social afin de le r�soudre ; moyens de la r�solution : sacrifice d'animaux apport�s par les personnes en cause dans ce conflit ; partage, dans la r�conciliation et l'unit� sociale, des victimes. Dans une telle circonstance, chaque individu, enfant, homme, femme, doit avoir part � quelque morceau, minime soit-il. [3] � Dans un article, nous avons convenu d�appeler ainsi les autels des religions traditionnelles des peuples sub-sahariens. Les anthropologues, comme Albert de Surgy, un des grands sp�cialistes de ces religions (La voie des f�tiches-Essai sur le fondement th�orique et la perspective mystique des pratiques des f�ticheurs, L�harmattan, Paris, 1995) conviennent eux-m�mes que le terme � f�tiches � est inappropri� pour les qualifier � Myst�re et pratique du vur chez les Ly�la du Burkina Faso � Secte ou mouvement mystique �. Anthropos � 92 � 1997 ; Fribourg. [4] � Hormis la tradition chr�tienne, jusqu'� ces derni�res ann�es (1970), beaucoup d'interpr�tations, y compris celle de J. B. De Janov, voient dans cette connaissance l'acte sexuel. Une telle lecture est rendue quasi �vidente par l'intervention du serpent, acteur de la tentation d'Eve, comme l'explique de Janov : " Adam s'explique en ces termes : " Tu m'as interdit de manger � l'arbre de la connaissance avant d'avoir une femme car l'arbre aiguise le d�sir et incite � aimer. Mais comment s'attendre � ce que je n'�prouve aucun d�sir alors que tu m'as donn� une �pouse et que c'est un devoir d'avoir des enfants. Eve m'a offert la pomme afin que je la d�sire. " [1987 : 64]. M�me une telle interpr�tation n'occulte pas le ph�nom�ne de la manducation. [5] � Marcel Mauss montre qu'une telle prestation de richesses oblige les associ�s � faire mieux l'ann�e suivante, s'ils veulent �viter � leur groupe l'ignominie, le d�shonneur. Elle institue des liens d'obligations du mieux-faire comme forme d'�changes de biens, voire de partenariat. On observe aussi, chez les Ly�la, un aspect de ces �changes : au moment des c�l�brations de fun�railles d'une personne �g�e, les diverses belles-familles issues de clans diff�rents font preuve de concurrence dans le faste en tentant de d�penser plus que les autres pour s'attirer l'admiration du clan donneur d'�pouses. [6] � Chez les Ly�la, les produits de ces deux activit�s (agriculture et �levage) rentrent dans un syst�me social de prestations et de distributions de telle sorte qu'ils profitent soit � bon nombre des membres d'un Kwala, soit par les r�seaux d'�changes matrimoniaux, aux membres des autres Kwala. [7] � Nous avons largement analys� cet aspect des faits sociaux chez les Ly�la dans notre �crit in�dit : Sorcellerie et violence en Afrique noire. Il est la synth�se de ces recherches qui s'�tendent sur environ deux d�cennies. [8] � Nous avons montr�, dans le manuscrit pr�-cit�, comment notre propre clan tend � nous marginaliser parce que nous avons os�, voire d�fi� cet imp�ratif cat�gorique social en refusant la procr�ation par amour pour les �tudes. Tr�s t�t, nous avons m�me �t� menac� en ces termes : " Si tu ne verses pas du sang sur le Kwala en procr�ant, quand tu mourras, nous t'enterrerons comme un chien. " T�t ou tard, ce refus pourrait constituer un casus belli vis-�-vis de notre Kwala et qui pourrait donner un pr�texte � quelque membre du clan pour chercher les moyens de nous �liminer. Car, jusqu'ici, nous ne servons en rien les int�r�ts des N�galo de Batondo. Nous le savons et on nous le fait comprendre quand nous nous rendons en ce village. [9] � Selon le Glossaire L'Ele-Fran�ais du R.P. F.J. Nicolas, K'alma ou K'al� se d�finit ainsi : " �tat ou action du mangeur de double, sorcier ". [10] � En fait, le verbe transsubstantier qui d�rive du nom transsubstantiation, a une histoire dans la tradition catholique. Il a deux sens pr�cis dont le figur� nous int�resse ici. Selon Le Robert, " Dans les religions catholique et orthodoxe, le mot d�signe le changement de toute la substance du pain et du vin en toute la substance du corps et du sang du Christ. Par figure, il signifie "changement complet d'une substance en une autre" . C'est dans ce dernier sens que nous employons ce terme ici. [11] � Les N�galo qui font partie du groupe N�bwala sont r�put�s, chez les Ly�la, pour leur franc parler. Leur sorcellerie et la mani�re dont ils la vivent et la manifestent n'est point un secret pour personne. Ils s'attaquent difficilement � un membre du Kwala qui est dans le droit chemin, en raison du strict respect des traditions, contrairement � d'autres Kwala, comme ceux de la r�gion de R�o qui ont perdu leurs rep�res traditionnels. En revanche, la fin de ceux qui vont mourir est transparente pour tous. [12] � Trois ou quatre selon le sexe des d�funts : trois pour le masculin et quatre pour le f�minin. [13] � Celui-ci �tait le fondateur d'une th�urgie dont le culte est r�pandu dans une large partie de l'Afrique de l'Ouest. Il �tait lui-m�me un grand voyant ou sorcier positif, un thaumaturge et un fabuleux gu�risseur soignant. | |||||||||||
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