Continent noir et Occident

 

 

Entretien avec Gérard Clavreuil, écrivain africaniste et poète, réalisée par Véronique Rousseau, rédacteure en chef de la revue « Conscience de »

 

 

Préalable : Cet entretien a été le plus difficile que j'eus à donner jusqu’à ce jour. Véronique Rousseau – par sa façon d'être, probablement – m'a imposé de n'avoir recours à aucun cliché ni à aucune formule toute faite. Si j'ai utilisé les mots Afrique et Africain, ce n'est que pour faciliter notre discussion lorsqu'il s'agissait d'évoquer ce continent face à l'Occident, mais je n'ai parlé en fait que des pays que je connaissais.
Certains verront dans mes propos souvent lapidaires sur l'Afrique et les Africains une nouvelle apologie du mythe du « bon primitif ». Que ceux-là s'interrogent sur leur aliénation.
Gérard Clavvreuil

 

 

 

 

Véronique Rousseau : Je souhaiterais que vous me parliez de votre itinéraire pour le moins original, avant que nous n'abordions le thème de la revue, La femme ou le continent noir. Dans tous les voyages que vous avez fait, que cherchiez-vous ?

Gérard Clavreuil  C'est la recherche de l'amour qui m'a guidé dans tout ce que j'ai entrepris. L'amour étant la locomotive de ma vie, il est évident que mon existence dépend des rencontres.
Quand je dis amour, je ne parle pas uniquement de l'amour entre deux personnes, mais également de celui pour une œuvre d'art ou un arbre, une chaise ou une pierre. Ainsi, j'ai une grande disponibilité aux êtres et aux choses, ce qui explique que je suis toujours en mouvement et qu'il me semble avoir accompli beaucoup de choses en peu de temps, même si ce beaucoup n'est qu'une goutte d'amour dans un océan de haine.

V. R. : Commencer par l'amour me ravit ! Ne serait-ce pas là que se rencontreraient ces deux grandes polarités que sont l'être et l'avoir, leur lien étant l'amour. Ainsi ne pourrait-on pas dépasser les limites d'une société occidentale ayant principalement investi dans les biens de consommation et dans le pouvoir ?

G. C. Je ne poserai pas la question en ces termes car, je ne pense pas qu'il faille opposer ces deux verbes. Mais il est sûr que toute notre société occidentale est bâtie sur cette dualité : elle est la vérité occidentale ! Étant viscéralement en complet désaccord avec cette dualité, j'aurais du mal à faire l'analyse d'un comportement avoir ou d'un comportement être.

V. R. : Abordons notre sujet autrement. A votre avis, actuellement, manque-t-il quelque chose à nos sociétés ?

G. C. : Vous avez raison d'employer le pluriel. Je connais bien les littératures africaines : il n'est plus possible de parler d'UNE littérature africaine ou négro-africaine. Ces concepts sont par trop "globalisants" au regard de ce continent où il existe autant de différences entre un Sénégalais, un Zaïrois et un Ivoirien qu'entre un Français, un Américain et un Espagnol.
Autant la société française est basée sur une définition individuelle de société, autant en Afrique la communauté est établie sur des idées héritées. Il s'agit d'un héritage historique, ancestral. En général, sur le continent africain, on ne cherche pas, du moins "en brousse" à le remettre en cause. S'il y a explosion depuis quelques temps dans certains pays, c'est que le phénomène de l'urbanisation rend cet héritage insupportable, essentiellement pour ceux qui, après un séjour en ville, reviennent à la campagne. L'une des raisons essentielles réside dans les règles de la vie en ville qui sont dictées par l'Occident et qui ne correspondent pas à celles de la communauté villageoise. Aussi s'agit-il d'une lutte, non pas entre la ville et la campagne, mais entre l'Afrique et l'Occident.
En Occident, la crise dont on parle depuis longtemps est toujours associée à une idée de déclin qu'alimentent les sociologues, les psychologues, les ethnologues et les philosophes. Personnellement, je crois que la vraie question est celle de la solitude. Par exemple, être seul dans Paris parmi des millions de personnes qui grouillent. Ceci me semble davantage relever d'un phénomène d'urbanisation que d'un fait dû à l'évolution des civilisations.

V. R. : Ce qui ferait le ciment, la base de la communauté africaine serait l'héritage des ancêtres ?

G. C. : Oui, mais le phénomène fonctionne dans les deux sens, je veux dire que la société modèle l'individu en retour. Il y a interactions et non réactions. Les décisions se prennent toujours après des heures de palabre, même si c'est le chef de la communauté qui tranche en dernier lieu.

V. R. : Quel serait, à votre avis, le lien possible entre toutes ces individualités ? Peut-on dire qu'en Afrique, le chef est le représentant d'un ordre surnaturel et que les lois qu'il fait appliquer sont celles de la nature ?

G. C. : Non, car dans les sociétés traditionnelles africaines que je connais, le chef tient sa position de son père et le pouvoir surnaturel appartient le plus souvent à quelqu'un d'autre : au sorcier par exemple. Les pouvoirs sont bien séparés : d'un côté le politique, et de l'autre le surnaturel. Encore faut-il s'entendre sur le mot surnaturel qui, en Afrique, n'est pas extra-ordinaire.

V. R. : Il y a donc un pouvoir politique et un pouvoir religieux, lequel a disparu, du moins apparemment, de nos sociétés occidentales.

G. C. : La grande différence entre nos vécus et ceux d'Afrique réside dans la question de l'être.
Contrairement à ce que l'on pense, la différence n'est pas liée à un décalage historique de civilisation qui conditionnerait le comportement africain (là encore, je suis instinctivement globalisant en utilisant ce terme africain qui ne signifie plus grand-chose aujourd'hui).
Si je me sens Africain et que je suis plus à l'aise dans la société africaine, c'est que mon être est solidaire du leur et que je partage avec eux les concepts fondamentaux, entre autres le rapport à la mort.
Très jeune, il y avait déjà chez moi une attitude particulière face à la mort et qui s'est concrétisée par le décès du premier enfant que j'ai eu avec ma seconde femme. Cette mort, je l'ai abordée avec une dédramatisation du problème dans le quotidien, ce qui m'a permis de ne pas donner plus d'importance à la mort qu'elle n'en a. Enfin, personnellement, je n'ai jamais établi une nette différence entre la vie et la mort.
La souffrance de cet enfant qui dura deux semaines m'a placée devant des questions fondamentales, avant de prendre, en accord avec sa mère, la décision finale de pratiquer l'euthanasie. Je me suis souvent étonné d'avoir vécu sereinement ce drame mais je ne me suis pas interrogé, analysé sur mes réactions.
Quand j'ai vécu en Afrique, j'ai trouvé une attitude semblable à la mienne face à la mort, je m'y suis donc senti à l'aise. Je me suis rapidement rendu compte que j'établissais le même rapport aux chose essentielles et fondamentales de la vie que les Africains. L'Africain dit souvent face à des événements terribles : "il n'y a rien de grave" ; j'ai peur que pour l'Occidental tout soit grave, et à force de dire que tout est grave, plus rien n'est grave et rien n'est jamais résolu.
L'Occidental ne fait que s'arrêter sur les problèmes à résoudre, ça l’occupe, il se polarise dessus sans s'apercevoir que les incidences réelles sont souvent moindres que celles qu'il imagine. Néanmoins le problème en question peut l'accaparer pendant de longues années, il ne fait rien d'autre pendant ce temps-là, ce n'est pas très évolutif comme mode d'être.
L'héritage judéo-chrétien séparant l'être en bien/mal, laid/beau, blanc/noir, etc. amène à figer la vie, à force de vouloir la définir. En Afrique (je globalise pour faciliter la discussion) comme en moi, les choses ne sont jamais définitivement tranchées : la vie et la mort s'entremêlent, le bien et le mal sont intimement liés. Je m'amuse souvent à montrer comment, en fonction des circonstances historiques, ce qui a pu être considéré à une certaine époque comme bien peut devenir mal à une autre ; je dois dire que la religion chrétienne a réussi en 2000 ans à devenir maître en la matière... Je ne crois donc pas à un concept moral du bien et du mal, qui est toujours inévitablement relativisé par rapport à soi-même. Prenons l'exemple de la boisson : un individu qui fait des excès de boissons alcoolisées est jugé négativement par les autres, pourtant si vous buvez et que vous vous sentez bien : faites-le. Le fait de se sentir bien est un plus pour l'ensemble de la communauté. Face à ces problèmes physiques de santé, si on perçoit quand son corps est bien ou mal, on sait où on doit s'arrêter et où on doit commencer. Personne n'a à nous dicter une loi qui nous dirait ce qu'on doit faire. Ce qui me fait peur avec tout individu qui me dit : "Ne fais pas cela ou fais ceci", c'est que là, commence un impérialisme sur mon être et je ne l'accepte pas. Je ne vois pas comment un concept extérieur à ce que je vis pourrait s'adapter à mon monde. Je préférerais que cette personne partage avec moi plutôt que d'essayer de m'imposer une règle qui est la sienne. Je sais que je parais épouvantable à beaucoup de gens et que, par rapport aux enfants – par exemple – j'ai beaucoup de mal à interdire selon les normes habituelles qui me paraissent aberrantes. Il y a simplement à apprendre un code qui est celui d'une société donnée et qui est une convention comme : "il ne faut pas mettre les doigts dans la prise, ou il faut se coucher à 20 heures". Ce sont là les règles matérielles de vie indispensables qu'il faut poser au départ mais qui ne font pas intervenir des concepts moraux de bien ou de mal. Malheureusement, il m'apparaît que tous les parents éduquent leurs enfant en fonction de "ça c'est bien et ça c'est mal". S'il m'arrive d'avoir ce type d'attitudes avec mes filles, je me trouve alors d'une telle bêtise... C'est pourquoi je suis bien en Afrique car les Africains posent tout de suite les vraies questions et qu'ensuite on passe à autre chose. En Occident, depuis Freud et l'émergence de certaines sciences, on a tendance à s'interroger et à ne plus décider.

V. R. : Je me permets de vous demander des précisions sur vos propos qui suscitent beaucoup de questions en moi. Si je comprends bien, ce serait une possibilité d'être dans le courant de la vie et de ne plus chercher à comprendre. Est-ce donc une question de confiance ? Je ne peux m'empêcher de comparer votre propos à la philosophie taoïste et au concept d'énergie qui lui est associé. La notion d'énergie dans la tradition chinoise exclut cette dualité Bien/Mal puisqu'elle est considérée comme dynamique entre polarités. Un constat s'impose à moi : le principal manque de l'Occident ne serait-il pas l'absence d'une philosophie non-dualiste ?

Enfin, la différence fondamentale d'attitude entre l'Africain et l'Occidental – ce dernier me semblant vouloir dominer la nature à tout prix tandis que l'Africain se la concilierait, s'en ferait une alliée- me semble importante.

G. C. : L'Africain dispose de la nature, l'utilise selon ses besoins mais ne la domine pas, c'est une façon d'être. Il prend ce dont il a besoin sans se poser de questions. Pourquoi ? Nous revenons ici au début de cette interview : pour vivre heureux, amoureux. Je crois que le fait de vivre un certain présent, de l'assumer, t'apporte l'énorme avantage de n'être ni dans le futur, ni dans le passé et cela te libère des contingences du temps, ce après quoi court l'Occident. C'est pourquoi la grande question actuelle : "philosophie africaine ?" n'est pas évidente car le concept même de philosophie est une création occidentale. Tout cela n'a véritablement jamais été posé car l'Afrique a pris en route les concepts occidentaux de la pensée et a essayé de se mettre dans le moule. Actuellement les Africains se demandent si les idées occidentales sont les bons outils pour une réflexion africaine. Toutes ces interrogations vont aboutir à une nouvelle réflexion sur l'homme dont l'Occident a tellement besoin. Je crois que la chance de la planète c'est l'Afrique, car nous avons déjà épuisé les possibilités de nombreuses cultures. Par contre, l'Occident n'arrive pas à prendre en compte l'apport culturel de l'Afrique, parce qu'il en nie même son existence. Pourtant, ce qui va modifier la carte mondiale de la pensée ce sont les réponses apportées par les Africains aux cultures fondamentales de l'homme. Les implications de ce grand mouvement nous demeurent inconnues puisqu'elles nous ramènent à un vécu tellement différent du nôtre.

Si, par exemple, on étudie les littératures africaines, on arrive à un constat étonnant : il n'existe pas de littératures de science-fiction ou de fantastique ! Pourquoi cela ?

Parce que tout est intégré dans le quotidien et qu'il n'y a pas de distance entre l'extraordinaire et l'ordinaire. Notre concept occidental d'extraordinaire est dans le quotidien de l'Africain, s'il rêve que son père mort lui parle et lui donne des conseils, il les suivra ou ne les suivra pas mais il ne va pas s'interroger pendant trois jours pour savoir si c'était bien son père qui s’adressait à lui ou s'il doit croire au rêve. L'extraordinaire africain n'existe que dans l'esprit occidental.

V. R. : A vous écouter, on a l'impression qu'en Afrique "on ne pense pas" ! Vous avez parlé de pensée occidentale puis chinoise impliquant toutes deux une conceptualisation et, c'est comme si en Afrique, il n'y avait pas de concept ; on ne sortait pas un élément de son cadre ; on ne le séparait pas de son environnement, est-ce exact ?

G. C. : C'est assez juste, il me semble par exemple, que la plus grosse bourde de Senghor fut de dire : "la raison est hellène et le rythme est nègre". Je répondrais volontiers par une autre bourde : "la raison est nègre et le rythme est hellène". Il me semble que la véritable raison se situe là où toute réaction à la vie se fait dans l'intérêt d'un mieux-être immédiat. Quand on voit les rapports amoureux entre un homme et une femme africains, c'est toujours excessivement raisonnable : ça implique l'enfant... C'est beaucoup moins délirant qu'en Occident car les nécessités de la vie sont prises en compte avant les notions abstraites de volupté, d'érotisme... Non qu'ils n'en aient pas, mais disons qu'elles ne sont pas intellectualisées.

V. R. : Ce que vous me dites là me conduit à la notion de sensibilité. Comme vous le savez, une partie de mon métier consiste à écouter les gens, et je remarque que nombre de problèmes viennent d'une sensibilité qui n'a pas su trouver le chemin de l'expression.
En amplifiant ce constat on peut se demander si toutes les sociétés occidentales, basées essentiellement sur une neutralité scientifique qui les coupe de cette sensibilité, puisqu'elle extrait l'objet d'études de son milieu donc de ce qui le fait vibrer.

G. C. : Je crois que l'on fait en permanence de l'ethnologie et qu'on sort toujours un objet de on contexte pour regarder comment il fonctionne, c'est ce qui également a été fait avec les Africains. C'est la grande erreur ethnologique !


Comment voulez-vous parler de l'amour sans le sexe ? du sexe sans l'amour ? de l'amour sans la mort ? On extrait toujours les choses pour, après les avoir triturées, voir si l'on est bien capable de les remettre comme elles étaient. Je ne pense pas qu'on puisse à partir d'une observation établir une règle du jeu, c'est la volonté de l'homme occidental qui croit cela mais la vie se déroule autrement. Un exemple type de ce vouloir analytique sont les sondages : "puisqu'il y a 72% de trucs comme ça on décide qu'un truc est comme ça !" C'est la grande mystification du XXe siècle.

V. R. : Ca remonte à loin ce désir d'extraire la vie de son milieu...

G. C. : Quand vous choisissez une femme pour l'épouser, c'est en fonction de ses qualités alors qu'en vérité vous l'épousez comme elle est, dans sa totalité, avec ses qualités et ses défauts. Mais ce qui vous séduit chez elle ce sont plus ses qualités que ses défauts car vous êtes encore dans l'idée que les qualités c'est plus et les défauts c'est moins. Encore une fois c'est une façon de séparer les choses alors qu'un être humain constitue un tout. Pour moi, il n'y a pas des défauts et des qualités mais une sensibilité commune qui fait que vous avez envie d'aller plus loin avec cette personne. Je suis brutal dans mes rapports avec les gens car je n'explique pas mon comportement : ou je les rejette ou je les accepte dans leur totalité.

V. R. : Le fait d'être poète ou d'écrire de la poésie vous a-t-il permis d'exprimer votre sensibilité et surtout de la conserver ?

G. C. : Bien sûr! Dans le sens où la poésie tend vers la perfection - encore une échelle de valeur -, mais pourquoi ce besoin de perfection ? Pour moi il y a une grande insatisfaction à écrire un poème, car je le veux toujours plus beau que le précédent. Souvent je me dis qu'au jour où j'arrêterai d'écrire de la poésie correspondra le moment où je serai parvenu à cette perfection, donc je n'aurais plus rien à écrire. Depuis deux ans j'écris un long poème sur la femme où tout intervient. Je souhaite amener à une idée de la perfection où n'importe quelle femme, ou homme de la planète se retrouve quelle que soit sa culture, sa couleur... Si ce projet aboutit, je le conçois un peu comme un passeport de sensibilité !

La poésie n'est pas explicative, mais sensible où des mots mis les uns avec les autres font dire à leur lecteur : "mais oui c'est ça!" en même temps qu'un bien-être s'installe dans le plus profond de son être. La poésie vous fait du bien, vous guérit de votre malheur ou de votre tristesse et en cela elle est universelle. Si ce texte, poème en cours d'élaboration, qui comptera environ 15O pages, conduit le lecteur à cet état de sérénité, même s'il raconte aussi la violence, j'aurai réussi. Mais c'est excessivement complexe puisque je n'ai pas atteint un degré suffisant de sagesse dans ma propre vie pour pouvoir l'exprimer par des mots. Pour l'instant, j'ai davantage la prétention d'être sage que de l'être réellement, donc je reste vigilant à ne pas me théoriser moi-même, ce serait trop facile ! Je me suis aperçu que j'ai souvent écrit des choses que je n'avais pas vécues, où je me disais : "je suis ça", et en fait je ne l'étais pas ; mais le fait de l'écrire me sécurisait, et j'avais la sensation de le vivre. Ma difficulté actuelle c'est que j'ai le désir d'être complètement honnête avec mon écriture. Je ne m'accorde pas le droit d'écrire quelque chose qui ne soit pas vrai par rapport à ma vie. C'est extrêmement dur car c'est un exercice avec moi-même qui m'oblige à sans cesse me regarder. C'est un mode de conscience permanent, un exercice périlleux et assez auto-destructeur.

V. R. : C'est un paradoxe que vous pratiquez là. Car exercer sa sensibilité empêche souvent un regard extérieur et ce que vous proposez serait d'exprimer votre sensibilité tout en étant à jeun, au clair avec cette même sensibilité.

G. C. : C'est bien pour cette raison que cela dure depuis deux ans, c'est un exercice effroyable!

V. R. : Ce thème de l'être m'avait amenée à la poésie et à cette impression que le poète exprime l'inexprimable et que l'être justement est inscrit dans cet inexprimable. Pour que cet être ait une chance d'unir ces sociétés, ne pensez-vous pas qu'il faille revenir à un système ou à une philosophie ? C'est encore une fois le témoignage des maîtres taoïstes qui motive ma question, car ils expriment leur enseignement principalement dans la poésie. Et ce qui est intéressant et qui conduit à votre idée de "passeport de sensibilité", c'est que le courant taoïste poétique a été extrêmement important, mais un système philosophique sous-tendait malgré tout leur poésie. Alors croyez-vous possible une poésie qui ne plongerait pas ses racines dans une philosophie ?

G. C. : Vous apportez de l'eau à mon moulin car vos interrogations montrent à quel point la poésie orale africaine est méconnue. Il existe des textes de poésie de plusieurs centaines de pages qu'on est en train de traduire et dont l'importance pour la pensée universelle n'a rien à envier aux textes taoïstes. Si on peut se passer de philosophie, on ne peut pas se passer de poésie ; la philosophie, en général, est dans un processus historique, alors que la poésie ne vieillit pas. De plus, la philosophie est basée sur une dualité : Dieu existe ou n'existe pas, à partir de là on glose en fonction des époques, des inventions, des guerres et on crée des concepts qui vieillissent aussi vite que le temps.

V. R. : A votre avis, le poète est-il un religieux dans le sens où il tenterait de concilier les inconciliables ?

G. C. : Pour moi, oui! J'ai longtemps été attiré par Krishnamurti et la mystique espagnole, par la pensée religieuse et les concepts qui lui sont attachés. Si par la suite je m'en suis éloigné ma pensée en est, malgré tout, imprégnée. Mais c'est un religieux sans religieux et qui n'implique donc pas un Dieu.

V. R. : Ce qu'on dit là fait en général bondir les religieux.

G. C. : Je vous arrête tout de suite car il représente une religion. Par conséquent ce sont des militants qui pèchent par excès, ce qui entraîne un impérialisme puisqu'ils tentent de convaincre les autres qu'ils ont raison. C'est justement cela qu'il faut résoudre.

V. R. : Pour conclure, je souhaiterais brosser un tableau général de ce que vous avez partagé avec moi. Parler de l'être implique la conscience qu'il y a des êtres, ensuite interviennent les qualités de cette conscience qu'on pourrait résumer ainsi : une confiance dans la vie et dans la mort, la liberté, la sensibilité et l'amour.

G. C. : Dans un désir de totalité, je dirais que l'amour c'est tout ça, et qu'on a toujours tourné autour, et que les religions, les philosophies, les sciences humaines et les autres en sont des émanations, mais ne sont pas l'amour puisqu'elles excluent certains paramètres pour ne prendre que des parties... Or un seul morceau ne peut fonctionner sans les autres, c'est pour cela que je suis contre les spécialisations. Je peux dire cela et le vivre parce que je n'ai pas fait d'études, autrement j'aurais eu une vision parcellaire des choses.

Au lieu d'étudier, j'ai vécu et me suis trouvé confronté en permanence avec toutes les parties du tout. Parce que je connais bien la vie, je peux ambitionner, à travers mon mode d'expression qui est la poésie, d'essayer de présenter un tout qui soit viable, non pas comme modèle, mais comme miroir pour tous ses lecteurs, quels qu'ils soient. Pour revenir à la définition du religieux : Réconcilier l'inconciliable, il faut quand même bien voir que c'est nous qui avons rendu les choses inconciliables et maintenant on est toujours en train de courir pour reconstituer le puzzle. Ce qui est difficile pour moi, c'est de m'exprimer, parce que je ne veux pas faire de théorie. Mais si je souhaite écrire ma poésie à travers la vérité du message qu'est la vie, et en fonction de la vérité de mes actes, cela me pose un problème car je me retrouve en train d'analyser ce que j'ai vécu. Je constate qu'il y a souvent une différence plus grande que je ne croyais entre mon acte et ma pensée. C'est d'ailleurs là que se situe l'évolution de l'Occidental et de sa conscience car il a réussi à séparer ses actes de sa pensée. Ainsi il pense d'une certaine façon et agit tout autrement, puis il essaie de trouver une théorie lui permettant d'affirmer que son attitude n'est pas si aberrante que cela, alors qu'en fait l'aberration est d'avoir séparé ces deux modes d'être. Il est vrai qu'il est très difficile de concilier les contraires dans un quotidien, parce qu'on n'est pas très tolérant avec soi-même et donc pas du tout avec les autres. La réflexion ne devrait pas dominer la réalité mais lui emboîter le pas, on devrait pouvoir réagir aux stimuli sans y penser à l'avance. Les gens cherchent toujours à se préparer à une éventualité. L'idéal serait d'avoir en attente, en soi-même, les possibilités pour répondre au moment opportun à ce qui arrive, par exemple : ce n'est pas parce que la mort vous approché de près qu'il faut ensuite penser à la mort. Je sais que cette position est intenable pour les autres puisque je fais ce que je veux quand je veux et rien n'est moins admis que la liberté dans une société.

V. R. : Pensez-vous que l'être va avec la souffrance, les difficultés, le conflit ?

G. C. : Je vous répondrai encore par un exemple personnel. Habituellement, je ne supporte pas de voir des scènes de violence et il m'arrive fréquemment au cinéma de partir quand une scène est trop forte, trop pleine de sang. Par contre, il y a deux ans, alors que je voyageais au pays Dogon avec un ami, le radiateur de notre voiture se casse. On s'arrête dans un garage local, le mécanicien commence à réparer la pièce défaillante et en faisant un faux-mouvement la voiture lui tombe sur le bras. Bras ouvert, il faut donc le recoudre, ce que j'ai fait en pleine savane. Je n'ai pas tourné de l’œil et tout s'est très bien passé. Chaque fois que je me suis retrouvé dans une violence gestuelle, une bataille... comme à une période de ma vie face à la mort, je ne panique pas et je peux bien vivre l'histoire tout en la dédramatisant. Par contre la violence sous une forme cinématographique ou autre m'est insupportable parce qu'il y a une gratuité dont je ne comprends pas l'utilité.

V. R. : Pourquoi la sensibilité fait-elle si peur aux humains ?

G. C. : Parce que justement c'est la liberté. Personnellement comme je suis constamment disponible, il m'arrive chaque jour une histoire que ce soit avec des femmes, des hommes ou encore dans le travail. Pourtant il y a une chose amusante dans ma vie c'est que j'ai quatre enfants avec trois femmes différentes ; pourtant je n'ai pas changé depuis vingt ans, je suis toujours aussi hurluberlu. Mais chaque fois que j'ai connu une femme assez longtemps elle a souhaité avoir un enfant de moi. Pourtant ma vie est le contraire du symbole de la construction et de la sécurité. Alors peut-être qu'au lieu de la possession j'apporte une sécurité plus insidieuse et moins voyante et que dans l'idée de se perpétuer dans un enfant, les femmes sont attirées par cette autre forme d'être. Je crois que la véritable sécurité est une totale liberté !

V. R. : C'est peut-être cela l'enfant de l'amour ?

G. C. : C'est pourquoi je n'ai pas le sentiment de propriété par rapport à mes enfants, et que je sois leur vrai père ou pas m'est complètement égal. C'est l'enfant non pas de deux êtres, mais comme vous le disiez, l'enfant de l'amour.

 

 

Alain Rouch et Gérard Clavreuil, Panorama historique, Notre Librairie75-76 (1989), 15-29.

Alain Rouch et Gérard Clavreuil, Littératures nationales d'écritures françaises (histoire littéraire et anthologie) Paris Bordas 1986.

 

Un avis sur l’œuvre de G. Clavreuil :

La problématique psychanalytique

La problématique analytique offre plusieurs avantages pour notre étude, tout particulièrement celui de nous garder plus sûrement des stéréotypes ayant trait a l'Afrique, caractéristiques d'une lecture exotique de la littérature africaine en communion avec la nature sauvage, gonflée d’émotions, riche de symboles vivaces, ou l'on décèle, selon l'expression du romancier W. Sassine, l'« omniprésence des fesses et des seins nus ». Sous des formes littéraires subsiste le traditionnel « À nous l'Afrique !". Des les premières lignes de son ouvrage Gerard Clavreuil dénonce cette attitude :

« Pour le Blanc, l'image de la sexualité africaine reste toujours la même depuis les premiers explorateurs: l'homme noir est une « montagne de chair » au « monstrueux prolongement logique » et la femme attend « docile, patiente, le bon plaisir du maître ».

 

Clavreuil cite comme exemple d'archétype caricatural La Maîtresse noire de Louis-Charles Royer, l'un des best-sellers de l'entre-deux-guerres, dédié a la mémoire d'un administrateur colonial, « décivilisé » par les Noirs.

« Les femmes y ont un « corps puissant, ferme comme une croupe de cheval », elles se secouent « comme un chien mouille » et si parfois « elles sont dignes de la statuaire grecque, dommage qu'elles sentent mauvais » ; heureusement, elles ont « des rires sonores auxquels répondait le cri de chacals » ou des « rires clairs qui réveillent la savane ». Du sauvage, l'auteur de ces lignes passe allègrement a l'animal. »

 

Nul besoin de remonter si haut dans le temps : tel ethnologue, dont nous n'aurons pas la cruauté de citer le nom, qui a par ailleurs si bien "pénétré" l'Afrique évoquaient il y a peu en termes « troublants » la femme africaine et l'amour. Il est vrai que le regard de l'autre, tout plein des fantasmes du désir a une incidence, et que la femme africaine, la nécessité économique aidant, pourra être amenée a jouer le rôle que l’Européen ou l'Africain européanisé attend d'elle. Remarquons au passage que G. Clavreuil, si attentif a dénoncer l'exotisme, illustre sa première de couverture par une belle jeune femme africaine aux seins nus !

Les concepts psychanalytiques nous offrent alors des garanties : au-delà de l’écume des illusions, ils donnent ici sa dimension politique a la sexualité. Nous sommes loin des réductions des années 1968, ou l'on opposait psychanalyse et action politique, simplifiant au possible le paradoxes de la méthode psychanalytique freudienne.

Citons a ce propos Thomas Mann, dans Frère Hitler, au sujet de Fuhrer: Un homme comme celui-là doit haïr la psychanalyse ! Je soupçonne en secret que la fureur avec laquelle il marcha contre une certaine capitale s'adressait au fond au vieil analyste installe là-bas, son ennemi véritable et essentiel, le philosophe qui démasqua la névrose, le grand désillusionneur, celui qui savait a quoi s'en tenir.

C'est la un des intérêts de la psychanalyse, celui de démasquer la sexualité, ce que nous savons bien a présent, mais aussi celui de débusquer le politique, en un mot le pouvoir sous toutes ses formes.

Enfin, relevons un autre avantage de l’hypothèse psychanalytique : elle nous fournit un fil rouge dans notre choix des œuvres romanesques, afin qu'il soit le moins arbitraire possible; sinon le risque est de procéder comme Clavreuil qui, pour les besoins de sa démonstration, rassemble autour de la notion, jamais bien définie, d’érotisme, une quarantaine d'extraits et même des inédits.

Mais – et nous tenons a le souligner fortement – notre intention n'est pas de mettre l'ensemble de la littérature, en particulier celle de l'Afrique, au tout psychanalytique, passe de mode d'ailleurs comme le tout électrique. En dépit de ses mérites la méthode psychanalytique appliquée à la littérature africaine présente certaines limites, au même titre que la thérapie analytique lorsqu'elle est utilisée en Afrique. L'usage de la psychanalyse n'est rendu possible qu'en raison de l'occidentalisation du roman africain, dans sa thématique comme dans son écriture. A l'instar de toutes les sciences la psychanalyse est située dans un contexte socio-historique, dont l’hégémonie économique et culturelle permet l'utilisation ailleurs.

Ainsi dans le cadre d'une écriture africaine occidentalisée, et donc individualisée, la psychanalyse se révèle un excellent outil d'investigation et d’interprétation. Mais nous estimons qu'il n'en est pas de même pour la littérature contemporaine nourrie de la tradition africaine, de langue anglaise comme de langue française, dans le cas d'A. Hampâte Bâ^ par exemple ou celui du Nigérian Cyprian Ekwensi, dont le roman La Brousse ardente n’est ni plus ni moins qu'un conte. Face a ce type d’écriture, en lien constant avec l'oralité et un imaginaire social africain, la doxa psychanalytique montre ses limites.

 

Reprenant nos quatre grands types d’écriture africaine, nous constatons que la psychanalyse, si utile pour le déchiffrement des romans décrivant des situations d’après les indépendances, offre un moindre intérêt pour la compréhension des écrivains de la tradition orale, pour ceux de la négritude et de l'exotisme, mais aussi pour les écrivains engagés contre le colonialisme. Entre ces derniers et les écrivains d’après les indépendances non seulement les thèmes ont change mais aussi l’écriture moins linéaire, moins dépendante de l'espace et du temps. De style moins réaliste, la littérature africaine fait aujourd'hui la part plus belle a l'imaginaire individuel, plus ou moins refoule jusqu'alors. Nous dirons qu'une sorte d’élaboration psychique permet l'affleurement de l'inconscient barre auparavant par les nécessités de l'histoire, qui expliquent la propension a l’anathème, a l'hagiographie, au manichéisme et au prosélytisme d'une littérature qualifiée par Leopold Sedar Senghor de « littérature d'instituteurs » – ce qui n'est pas évidemment pas très gentil pour les écrivains de la première génération... ni pour les instituteurs. Par exemple, certains portraits en Noir et Blanc de Sembene Ousmane aboutissent a une opposition entre le Bien (Le Noir) et le Mal (le Blanc) plus intéressante pour le militant que pour le psychologue. En revanche, le lecteur de Kwai Armah se trouve confronte a une constellation d’éléments psychiques ou le Blanc n'est plus assimile au « mauvais » objet, mais apparaît comme la révélation d'une sorte de double, aimé et haï a la fois.

 

En conclusion je citerai ces quelques lignes de Henri Lopès qui expriment une autre fonction de l’écriture africaine aujourd'hui, celle de la catharsis individuelle et non plus collective: « En fait je n'ai rien emprunte a la réalité, en non plus invente. Ici finit la relation d'un chapelet de rêves et cauchemars qui se sont succédés a la cadence d'un feuilleton et dont je n'ai été débarrassé qu'une fois le dernier mot écrit ».

Bruno GNAOULÉOUPOH
Université de Cocody Abidjan, Côte d'Ivoire

 

In http://www.cavi.univ-paris3.fr/revue_vir/Hist_Litt/HistLittI.htm

Ø       A cet égard le livre de Alain Rouch et Gérard Clavreuil, qui est le tout premier ouvrage d'ensemble consacré aux littératures nationales, publié en 1986, nous semble une entreprise prématurée. D'abord parce que l'histoire des vingt huit Etats qu'il couvre est traitée sommairement (elle ne porte que quarante des 512 pages du volume ) et est présentée sans repères et souci de cohérence méthodologiques. Ensuite, il y a leur sélection des auteurs et des textes qu'ils disent avoir été guidé – entre autres raisons – par leur « désir de montrer ce qu'ils aiment chez des écrivains souvent maintenus dans un ghetto paternaliste. Choix personnels et subjectifs, avouent-ils, qui procèdent d'une démarche amoureuse ». Il s'agit là, sans conteste, d'un élan de cœur et d'une générosité intellectuelle louables mais qui dans la pratique ne conduit qu'à substituer un ghetto paternaliste par un autre.

Notice bio-bibliographique

Bruno Gnaoulé Oupoh est écrivain et enseignant à l'Université de Cocody Abidjan (Côte d'Ivoire) au département des lettres modernes. Auteur de deux romans, En attendant la liberté Paris Silex 1982 et Pour hâter la liberté Abidjan Edilag 1992, il a publié de nombreux articles sur la littérature ivoirienne orale et écrite, à laquelle il vient de consacrer un ouvrage La littérature ivoirienne Paris Karthala 1998. Il s'intéresse particulièrement à l'histoire littéraire, et travaille actuellement à la constitution d'une banque de données d'histoire de la littérature de son pays.

 

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