Témoins de nos mœurs

Léopard, H : 81,5 cm, Bénin. Ils étaient placés aux côtés de l'Qba pour l'apparat. Chaque animal est fait de cinq défenses. British Museum. Qui trop embrasse
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Parution originale, in La révolution des petits pas, éd. La Harpe, L&C;, 1990

Anne Rose

Lorsque l'on évoque l'enfant mal aimé, on parle souvent de celui qui ne l'est pas assez, voire pas du tout, mais rarement de celui qui l'est trop !

L'on se réjouit, aujourd'hui, que l'enfant soit enfin devenu un objet d'intérêt pour le monde adulte, mais, aujourd'hui, nous devrions nous interroger sur les 1imites au-delà desquelles cet intérêt devient dangereux pour l'équilibre futur de l'enfant

Parce que, en effet, aujourd'hui, prendre en compte l'enfant revient bien souvent à se polariser dessus et à en faire le centre de sa vie

Combien de parents n'avouent-t-ils pas, avec la plus parfaite bonne conscience du monde, que leur enfant est tout pour eux, sans avoir conscience que c'est à eux, parents, d'être un point de repère pour l'enfant et, par conséquent, tout pour leur enfant !

Etre à l'écoute de l'enfant, cela recouvre trop fréquemment une forme de parasitage dans laquelle la névrose parentale s'exprime sans difficulté, de façon d'autant moins soupçonnable qu'elle est encouragée par le consensus culturel, sur fond commercial.

L'enfant, qui est plus souvent désiré aujourd'hui, fera office de Moi idéal pour les parents : il comble un vide, il devient la réussite suprême du couple, il se doit de correspondre à l'attente énorme qui est faite sur lui.

Et qui, bien sûr, se permettra d'opposer une résistance, à un petit Dieu ? Puisque l'enfant est promu au rang divin, rien ne lui sera refusé, les parents seront prêts à s'aliéner pour lui éviter les frustrations de la vie. Par exemple, combien de parents renoncent-ils à changer de métier, à déménager ou même à divorcer, pour le "seul" bien-être des enfants ? Selon toute vraisemblance, cela a toujours existé, mais ce qui change à notre époque, c'est le caractère standard de ces comportements et le fait qu'ils s'affichent clairement.

Cette conduite repose sur deux postulats contemporains aux conséquences fort ambiguës : l'être humain doit subir le minimum d'inconfort possible pour se développer harmonieusement, l'harmonie étant, en fait, définie comme une absence de conflit ou de douleur.

Selon cet hédonisme d'un genre particulier, le besoin réel de l'enfant correspond à ce qu'il en exprime et qui s'accorde bien sûr avec l'idée que les parents s'en font. En d'autres termes, l'enfant, à peine mis au monde, saurait déjà d'instinct ce qui est bon pour lui sur tous les plans. C'est important parce que la Conscience est réduite à une simple mise en acte de l'instinct. C'est un peu le pendant aux excès de la morale victorienne qui a envahi l'Europe, au siècle dernier. S'y oppose de nos jours une sorte de moralisme d'autant plus insidieux qu'il refuse de se nommer ainsi.

Ce nouveau dogme, curieusement, nie les apports de la psychanalyse dont il se nourrit pourtant. La Psychanalyse a mis en évidence l'importance d'une alternance de satisfaction et de manque dans l'élaboration de la relation au monde chez l'enfant. En effet la frustration (si elle n'est pas trop forte et qu'elle s'oriente selon un sens, bien sûr!) peut être structurante, en ce sens, qu'elle place l'humain face à une limite et lui offre la possibilité d'élaborer une structure psychique capable d'intégrer ce manque puis de mettre en place une attitude appropriée lors de la confrontation à d'autres situations du même type.

C'est en effet la capacité à surmonter une frustration — en trouvant des moyens appropriés pour faire cesser la situation — qui permet au petit d'homme de construire peu à peu son autonomie.

Mais comment cette dynamique peut-elle exister dans un consensus où l'enfant doit, au contraire, être constamment satisfait ?

Le rôle des parents ou des adultes qui sont auprès de l'enfant qui est d'abord d'aider l'enfant à devenir adulte en lui permettant de se confronter à la réalité, tout en lui assurant une base stable, se transforme alors en détournement du réel.

Lorsque les parents, croyant bien faire, se substituent au réel et en détournent les lois, ils empêchent leur enfant de vivre une expérience et le privent peu à peu de sa capacité à établir des repères structurants.

Si le dialogue avec l'enfant est nécessaire bien sûr, les explications systématiques de certains adultes et leur patience infinie face à certaines bêtises de l'enfant, par exemple, risquent d'ôter à ce dernier sa capacité à percevoir la réalité dans toutes ses dimensions, le portant à croire que la vie prend et prendra toujours des gants pour lui montrer ses erreurs.

Ainsi, va-t-on également le priver d'une relation sensuelle avec le monde, au bénéfice d'une relation qui sera purement cérébrale.

Par exemple : savoir que si l'on touche, ça pique, est-ce que c'est vraiment la même chose que toucher et sentir que ça pique ?

La difficulté des parents à opposer une résistance à ce qu'ils considèrent comme désir réel, transparaîtra souvent dans une permissivité abusive ou dans l'hyper-responsabilisation de l'enfant qui n'est en fait là, que pour cacher leurs propres difficultés, à eux, adultes, à se positionner clairement.

L'enfant qui cherche spontanément des résistances lui permettant de se repérer et de se construire — un peu comme un radar — réagira tôt ou tard à l'angoisse provoquée par le vide qu'il rencontre.

Nos enfants n'apprennent plus à naître, et la mue de l'adolescence apparaît alors comme une espèce d'écorchement. Et c'est bien souvent une dépression très profonde doublée de cynisme et de nihilisme qui apparaît à ce moment-là, comme si l'enfant mettait en scène ce vide, cette absence : il n'a été touché par rien, il n'a rien touché, alors rien ne le touche ! La moindre résistance est en même temps vécue comme une violence, la force vive de la vie lui est insupportable. Il vit prostré dans son manque, avide d'un amour qui serait enfin structurant et non plus seulement englobant, tout en reculant devant les occasions qui lui sont données d'accéder au réel et à sa dimension percutante, car elles lui paraissent toujours brutales.

Pris entre l'agressivité (conséquence d'un élan de vie chaotique, grossi jusqu'à saturation parce que jamais canalisée) et la mélancolie (chute dans le gouffre noir et sans fond de la solitude, l'horizon n'ayant jamais été masqué ni marqué parla volonté réelle d'autres humains) l'être en souffrance ne peut plus aller de lui-même vers la vie.

Ainsi le travailleur social, le médecin, le psychologue ou le psychanalyste sont-ils parfois confrontés à un nouveau type de désespoir ! La problématique de l'enfant n'est plus issue d'une enfance manifestement malheureuse, au contraire c'est une enfance gâtée (enfant gâté, c'est une expression terriblement juste pour désigner l'état abîmé, plongé dans l'abîme, de l'enfant qui a reçu ce prétendu amour).

On retrouve ce problème chez certains toxicomanes, des anorexiques, des mélancoliques et même des psychotiques qui crient à leur manière leurs douleurs d'avoir été soi-disant aimés.

Qu'il ait affaire à l'enfant, à l'adolescent ou aux parents, ici, le rôle du thérapeute ou de celui qui est chargé d'intervenir se complexifie. Car, comme nous l'avons déjà évoquer, la névrose parentale qui fait de l'enfant un point de fixation est masquée, voire encouragée parles critères sociaux actuels.

Le problème de l'éthique

Il est toujours question d'éthique lorsque se pose le problème d'une limite à dépasser.

Le seuil ici pourrait en être culturel parce qu'en effet, comment, dans une civilisation qui est de plus en plus basée sur les notions unilatérales de plaisir, de confort et d'harmonie, réintroduire sans choquer des notions telles que autorité, effort ou frustration ? Comment faire comprendre qu'elles sont indispensables, dans une certaine mesure, à l'élaboration d'une structure psychique solide ? A travers sa manière de permettre ou de pervertir l'épanouissement de nos enfants, c'est en fait notre culture toute entière qui joue là son avenir. Si je devais faire une proposition concrète, au sens de sous-bassement nécessaire à toute action en faveur de l'enfant, elle pourrait se résumer ainsi : partout où cela est possible (commissions, circulaires, comités, groupes de travail, mais aussi dans l'intimité familiale) : Agir en prenant en compte la dimension de fragilité psychique de l'enfant tout autant que sa fondamentale force de vie, et en prenant en compte aussi l'imparable responsabilité qui incombe, de fait, aux adultes chargés de les prendre en charge.

Œuvrer pour que cesse ce nouveau culte qui fait de l'enfant d'aujourd'hui l'Enfant Divin chargé de sauver nos âmes.

Restituer à l'enfant sa liberté et son autonomie, lui permettre d'être simplement un enfant.


Anne Rose, le 04/04/98
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