Balthus, la révolte intérieure
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André-Michel Berthoux

 

Balthus a commencé par la misère crasse, la misère noire et crasse, non celle du vêtement mais celle du sentiment. C’était l’époque où l’on allait découvrir un peintre, on allait de nouveau découvrir un nouveau grand peintre.

Antonin Artaud (1934)

 

Artaud, lors de son séjour au Mexique, fait paraître en 1936 dans la revue « El Nacional » un article, intitulé La jeune Peinture française et la tradition, consacré à Balthus. Dans ce texte, l’auteur montre comment « la peinture révolutionnaire de Balthus en rejoignant une sorte de mystérieuse tradition » constitue une réaction plus particulièrement dirigée contre le surréalisme et l’académisme sous toutes ses formes.

 

1 – Balthus et le surréalisme

Tout oppose le peintre au mouvement surréaliste. Dans le Second manifeste du surréalisme, publié en 1930, André Breton rejette toute idée de filiation - hormis celle de Lautréamont - et de religion ; réaffirme que seuls les produits de l’activité psychique - « la vie passive de l’intelligence » - , l’écriture automatique et les récits des rêves, peuvent proposer une clé « capable d’ouvrir indéfiniment cette boîte à multiple fonds » que représente l’homme ; appelle à l’insoumission totale, légitime la violence et finit par adhérer sans réserve au principe du matérialisme historique. Dès lors, le mouvement devient dogmatique et Artaud en dénonce la morale de secte. Balthus exprime, quant à lui, une révolte intérieure, reconnaît les Primitifs italiens comme ses maîtres, associe l’acte de peindre à une prière, considère la lenteur dans son travail comme une manière d’être au plus près de la vérité et conçoit la peinture comme une démarche individuelle.

Cependant, tout en organisant un monde à lui, celui-ci profite, néanmoins, des sondages en profondeur de l’inconscient entrepris par la pensée surréaliste. Mais alors que la peinture surréaliste jetait un discrédit sur les apparences, « Balthus, nous dit Artaud, reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison ; il les accepte, mais les réforme ; je dirais encore mieux qu’il les refond ». Ainsi, sa peinture bien que comportant des aspects et des éléments universellement reconnaissables, plonge le spectateur dans un certain trouble. L’atmosphère apparemment calme et sereine qui se dégage de la plupart de ses oeuvres présente, toutefois, un caractère inquiétant. « Le reconnaissable à son tour a un sens que tout le monde ne peut pas atteindre ni non plus reconnaître ».

Cette part de mystère, Artaud l’attribue au fait que Balthus a renoué avec la peinture d’avant la Renaissance. Le peintre réalise, en effet, une partie de son apprentissage en se rendant en Italie, à l’âge de 18 ans, dans le but de réaliser des copies de Masaccio (Saint Pierre distribuant les aumônes et la mort d’Ananias, fresques de la chapelle Brancacci à Florence) et de Pierro della Francesca (La Légende de la Sainte Croix, fresques de l’église San Francesco à Arrezzo, et La Résurrection du Christ, fresque de la Pinacothèque de San Sepolcro).

Pour Artaud, des peintres comme Le Titien, Véronèse, Giogiorne ou Michel-Ange ont trahi la tradition sacrée universelle de la peinture en tombant sous la domination anecdotique de la nature et de la psychologie. Hommes et femmes nous deviennent familiers puisqu’ils expriment joie et tristesse, toutes les passions qui sont les nôtres. Mais la peinture cesse dès lors d’être un moyen de révélation pour devenir un art de la simple représentation descriptive. Elle perd son sens magique. Les Primitifs, en revanche, dédaignent la psychologie humaine, car pour eux, les visages doivent transmettre la vibration de l’âme.

Cependant, Pierro della Francesca, Simone Martini, Mantegna, ..., se situent entre le primitivisme hiératique d’un Cimabue, d’un Giotto ou d’un Fra Angelico et les peintres de la Renaissance, car ils réussissent à concilier « les exigences du soleil, du temps, des ténèbres, la psychologie humaine, l’actualité en un mot, avec celles de ce vieil art sacré qui s’appuyait sur la connaissance de (...) l’Energétique de l’Univers ». En outre, ils s’inspirent de la tradition pythagoricienne des nombres (l’utilisation de la section d’or, par exemple) pour établir leurs lignes et leurs plans, et dans leurs représentations, « la figure de l’homme se fait signe fixe et le transparent tamis de la magie ».

Balthus revient à cette tradition ésotérique et magique, le surréalisme lui ayant « servi à clarifier les formes et (...) permis de découvrir dans l’inconscient de l’homme la vie bruissante des forces nues de l’Univers ».

Dans son manifeste Le Théâtre de la Cruauté, Artaud qui voulait ressusciter le spectacle total, identifie le théâtre aux forces de l’ancienne magie, afin que ce dernier agisse sur nous comme une « thérapeutique de l’âme dont le passage ne se laisserait plus oublier ». On comprend dès lors pourquoi il fera appel à Balthus pour créer décors et costumes de sa tragédie « Les Cenci », illustration de sa théorie sur le théâtre.

2 – Balthus et Artaud : entre tradition et cruauté

Si Artaud a si bien analysé la peinture de Balthus, c’est que sa révolte s’exprime de la même façon : le retour à la tradition. Il ne s’agit pas pour ces deux créateurs de refuser la modernité par respect pour la tradition, mais bien de montrer ce qu’il y avait de profondément moderne chez les Anciens. Pour Artaud, le théâtre doit nous réveiller nerfs et cœur par une action immédiate et violente. Il faut renouer, nous dit-il, avec le spectacle de masse, rechercher dans l’agitation des foules, la poésie des fêtes populaires, devenues trop rares. Pour Balthus, le rejet de l’abstraction formelle est nécessaire, puisque, comme il le dit lui-même, la haute vocation de l’artiste est de vouloir s’approcher des formes du réel, de tenter d’accéder à la signification des choses, et de toucher aussi au sens sacré du monde, comme Pierro della Francesca savait si bien le faire.

 

Mais une autre notion les rapproche : la cruauté. Artaud, dans une lettre à Jean Paulhan, s’en explique : « Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant et parce qu’elle admet l’étendue, l’épaisseur, l’alourdissement et la matière, admet par conséquence directe, le mal et tout ce qui est inhérent au mal, à l’espace, à l’étendue et à la matière. Tout ceci aboutissant à la conscience  et au tourment, et à la conscience dans le tourment. Et quelque aveugle rigueur qu’apportent avec elles toutes ces contingences, la vie ne peut manquer de s’exercer, sinon elle ne serait pas la vie ; mais cette rigueur, et cette vie qui passe outre et s’exerce dans la torture et le piétinement de tout, ce sentiment implacable et pur, c’est cela la cruauté ». C’est l’héritage des Chants de Maldoror de Lautréamont. Maldoror, personnage cruel et cauchemardesque, mû par une puissance qui le dépasse, est le fruit d’un regard clairvoyant dans la jachère de l’inconscient encore inutilisé, selon la propre expression d’Artaud. « Oui, je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruauté qu’il n’a pas dépendu de moi de dépasser. ... Ne craignez rien, enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez fait est trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu’il soit volontaire » (Les Chants de Maldoror).

Balthus, lui-même, n’hésite pas à faire allusion à Sade pour décrire l’une de ses toiles, La fenêtre (1933) . 

« La jeune fille, dit-il, qui est une petite Péruvienne excessivement laide, mais une de ces laideurs pleines de poésie enfantine, porte un costume assez fantastique et sans époque, et tout le personnage offre un contraste très étrange avec l’entourage assez banal mais qui, par la vertu même de ce contraste, prend un côté insolite et assez angoissant. Le tout est assez curieux, l’atmosphère, peut-être un conte de Sade, ... » (lettre de Balthus à son père Eric Klossowski du 31 août 1933). Artaud propose, dans son programme du premier manifeste du Théâtre de la Cruauté paru en octobre 1932 et que le peintre a donc pu vraisemblablement lire, de mettre en scène l’adaptation d’un conte du Marquis de Sade, Eugénie de Franval, réalisée par le frère de Balthus, Pierre Klossowski, et intitulée Le château de Valmore. A ce propos, Artaud révèle que « l’érotisme sera transposé, figuré allégoriquement et habillé, dans le sens d’une extériorisation violente de la cruauté, et d’une dissimulation du reste ». La victime (1937), allongée sur un lit recouvert d’un drap blanc non encore maculé, attend son heure. « Tout était prêt, et le couteau avait été acheté ». Ce même drap lui servira peut-être de linceul une fois le sacrifice accompli. « Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l’aigle déchirant sa proie, qui m’a poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que ma victime, je souffrais » (Les Chants de Maldoror).

3 – La peinture comme expression d’une libération intérieure

Comment ne pas entendre à travers les propos sur la technique de ce premier manifeste d’Artaud résonner les intentions balthusiennes : « Le théâtre ne pourra redevenir lui-même, c’est-à-dire constituer un moyen d’illusion vraie, qu’en fournissant au spectateur des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur (souligné par moi)».

La rue (1933-1935) nous offre un défilement d’automates de rêves. Des adultes dont on ne perçoit pas le visage, des enfants hydrocéphales ou aux attitudes érotiques laissent planer sur ce tableau un « redoutable mystère », dit Artaud. Ce dernier a écrit dans sa période surréaliste un poème éponyme :

« La rue sexuelle s’anime

le long des faces mal venues,

les cafés pépiant de crimes

déracinent les avenues.

Des mains de sexe brûlent les poches

et les ventres bouent par-dessous ;

toutes les pensées s’entrechoquent,

et les têtes moins que les trous ».

 

Neuf, le nombre de personnages, le chiffre parfait de la mesure dans l’espace et du relancement dans le temps (BALTHUS, Jean Leymarie, éditions Skira). Le peintre possède cette science de la composition issue de la « grande tradition de la peinture pour laquelle la toile est un espace géométrique à remplir » (Artaud, article cité). Par ailleurs, le temps semble s’être arrêté ou simplement suspendu. Le poète évoquant l’atelier de Balthus de la rue de Furstenberg a écrit : « Il y a le balancier d’une horloge qui ne se décide jamais à apporter le dernier battant d’une heure ». Le peintre nous révèle dans ses mémoires : « C’est le tableau qui m’apprend à refuser la roue frénétique. Lui ne court pas après elle. Ce que je cherche à atteindre, c’est son secret. L’immobilité ».

Cette sensation d’immobilité, on la ressent dans le Passage du Commerce Saint-André (1952-1954). 

Au centre, un chien a remplacé le menuisier, à droite un homme de dos, le peintre lui-même et à gauche une vieille femme au dos voûté. Les personnages sont toujours au nombre de neuf, mais l’échelle, l’espacement et l’expression diffèrent entièrement (Jean Leymarie, ouvrage cité). Une clé, imposante, est peinte sur la façade du fonds ; dessous une flèche indique une direction. Aucune impression érotique n’émerge de la toile. Et pourtant, la jeune fille au pull jaune qui nous regarde, perplexe, semble avoir été le témoin sinon visuel du moins auditif d’un acte d’une de grande violence.

N’a-t-elle pas entendu les cris ou les gémissements de celle étendue, lascive, au corps brûlant de La chambre (1952-1954) ?

La clé ne serait-elle pas celle qui nous permet d’ouvrir , comme le dit Breton, cette boîte à fonds multiples et de sonder au plus profond l’âme humaine ?

Dans ce cas, n’est-ce pas la jeune fille elle-même qui lève le voile sur son inconscient demeuré jusque là insondable, révélant ainsi toute la cruauté de son désir ?

Est-ce pour cette raison, enfin, que Balthus souhaitait tant que les deux tableaux figurent dans la même collection ?

Ces obsessions érotiques, dont parle Artaud et auxquelles le spectateur doit donner libre cours sur un plan intérieur, Balthus les provoquent en nous dès les premiers nus : Alice (1933), La toilette de Cathy (1933) et surtout La leçon de guitare (1934). 

            

Dans une des lettres à Antoinette de Watteville, avec laquelle il correspondra pendant près dix ans avant qu’elle ne devienne sa femme, il commente ce dernier tableau en ces termes : « Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce. Dois-je oser t’en parler ? Si je ne peux pas t’en parler à toi – C’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on montre clandestinement en se poussant du coude. Non, je veux déclamer au grand jour, avec sincérité et émotion, tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer un corps » (lettre du 1er décembre 1933). 

Balthus cite ensuite des vers extraits du poème de Baudelaire, « Lesbos », qui fait partie des pièces condamnées tirées des Fleurs du mal. En lisant la quatrième strophe, on s’aperçoit là encore que cette scène du tableau relève essentiellement du fantasme érotique, le personnage adulte symbolisant le désir inconscient de la jeune fille :

 

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

qui font qu’à leurs miroirs, stérile volupté !

Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,

Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ».

 

Dans La toilette de Cathy, évoquant un des épisodes des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, le personnage féminin, portrait d’Antoinette, promise alors à un diplomate, illustre parfaitement ce que dit Artaud sur la lumière chez le peintre : « On peut dire qu’il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d’être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l’on puisse dire d’où vient la lumière ». Heathcliff, représenté sous les traits de Balthus lui-même, est lui réalisé à l’aide de teintes sombres. Cathy avec la bonne qui la coiffe forme un groupe traité comme une vision. Le jeune homme est, au fond, assis seul dans la chambre et l’on ressent toute l’amertume et le désespoir de vivre, cette « misère crasse et noire » dont parle Artaud qui font que la peinture de Balthus est née d’une profonde révolte intérieure et constitue une oeuvre singulière du XXe siècle.

 

André-Michel BERTHOUX

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