Littérature et parricide

André-Michel Berthoux

 

Freud, dans son essai intitulé Dostoïevski et le parricide (1928), fait du meurtre du père la thématique essentielle et récurrente de trois des chefs-d’œuvre de la littérature de tous les temps : l’Oedipe Roi de Sophocle, Hamlet de Shakespeare et Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Il ajoute que le « motif de l’acte – la rivalité sexuelle pour une femme – est aussi révélé ». Nous pouvons donc après lui nous poser la question suivante : Existe-t-il un lien qui unit les grandes oeuvres littéraires au-delà de la diversité de leur forme ?

 

Si l’apport de Freud et de la psychanalyse ont été déterminants dans l’étude des oeuvres d’art en général, il me semble que l’on ne peut pas ignorer les travaux très critiques à l’encontre de la psychanalyse de quelqu’un comme René Girard. Je pense notamment à ses ouvrages essentiellement centrés sur la littérature, Mensonge romantique et Vérité romanesque, Shakespeare, les feux de l’envie, et son dernier livre La voix méconnue du réel, sans oublier bien sûr son opus-phare La violence et le sacré.

Girard est le créateur d’une théorie du désir mimétique qui conduit la personne qui en est la victime à imiter le propre désir de son modèle, son puissant rival. Chez Freud, en revanche, la rivalité entre le fils et le père porte sur l’objet de leur désir, la mère elle-même. « La conception mimétique n’est jamais absente chez Freud, mais elle ne parvient jamais à triompher ; son influence s’exerce en sens contraire de l’insistance freudienne en faveur d’un désir rigidement objectal, autrement dit du penchant libidinal pour la mère qui constitue l’autre pôle de la pensée freudienne sur le désir. Quand la tension entre les deux principes est trop forte, elle est toujours résolue en faveur de ce second pôle, soit par Freud lui-même, soit par ses disciples »[1]. A la différence du complexe d’Œdipe, « le désir mimétique n’est enraciné ni dans le sujet ni dans l’objet mais dans un tiers qui désire lui-même et dont le sujet imite le désir »[2].

Mais Girard va plus loin. Selon lui, Freud invente l’inconscient et le refoulement pour pouvoir éliminer la conscience du désir parricide et incestueux qui ne manque pas d’émerger très vite chez l’enfant. Ce dernier refoulerait dans son inconscient la manifestation de ce désir dont il aurait au début pleinement conscience. Cette période de discernement qui précède le refoulement plonge Girard dans une grande perplexité : « L’observation quotidienne de sentiments tels que l’envie et la jalousie montre que les antagonistes adultes ne parviennent pratiquement jamais à ramener leur antagonisme au simple fait de la rivalité. Freud confère ici au petit garçon des pouvoirs de discernement non pas égaux mais très supérieurs à ceux des adultes »[3]. Il considère cette conscience claire de la rivalité chez le fils comme « une invraisemblance criante ». Je cite in extenso le passage dans lequel Girard dénonce cette faiblesse : « Nous arrivons ici au cœur même de notre critique de Freud. L’élément mythique du freudisme ne tient nullement, comme on l’a longtemps affirmé, à la non-conscience des données essentielles qui déterminent la psyché individuelle. Si notre critique reprenait ce thème on pourrait la ranger parmi les critiques rétrogrades du freudisme, ce qu’on ne manquera pas de faire, de toute façon, mais il faudra y mettre une certaine mauvaise foi : ce que nous reprochons à Freud, en dernière analyse, c’est de rester indéfectiblement attaché, en dépit des apparences, à une philosophie de la conscience. L’élément mythique du freudisme, c’est la conscience du désir parricide et incestueux, conscience éclair assurément, entre la nuit des premières identifications et celle de l’inconscient, mais conscience réelle tout de même, conscience à laquelle Freud ne veut pas renoncer, ce qui l’oblige à trahir toute logique et toute vraisemblance, une première fois pour rendre possible cette conscience et une deuxième fois pour l’annuler, en imaginant l’inconscient réceptacle et le système de pompes aspirantes et refoulantes que l’on sait. Ce désir du parricide et de l’inceste, je le refoule parce que jadis je l’ai vraiment voulu. Ergo sum »[4].

Girard insatisfait de ce tour de passe-passe montre dans le chapitre consacré à « Totem et tabou » toute l’insuffisance du complexe d’Oedipe. Il estime que Freud manque de découvrir la véritable raison du meurtre originel. C’est pourquoi il accompagne sa critique d’une véritable reconnaissance envers le père de psychanalyse. Le meurtre qui n’a rien de mythique révèle, selon lui, le mécanisme de la victime émissaire. « Le père n’explique rien : pour tout expliquer, il faut se débarrasser du père, montrer que l’impression formidable faite sur la communauté par le meurtre collectif ne tient pas à l’identité de la victime mais au fait que cette victime est unificatrice, à l’unanimité retrouvée contre cette victime et autour d’elle. C’est la conjonction du contre et de l’autour qui explique les « contradictions » du sacré, la nécessité où l’on est de toujours tuer à nouveau la victime bien qu ‘elle soit divine, parce qu’elle est divine »[5]. La victime toujours responsable du désordre qui s’installe au sein de la communauté est unanimement sacrifiée puis divinisée[6]. En outre pour  Girard, « les interdits sexuels, comme tous les autres interdits, sont sacrificiels ; toute sexualité légitime est sacrificielle. C’est dire qu’à proprement parler, il n’y a pas plus de sexualité légitime qu’il n’y a de violence légitime entre les membres de la communauté. Les interdits de l’inceste et les interdits qui portent sur tout meurtre ou toute immolation rituelle à l’intérieur de la communauté ont la même origine et la même fonction»[7]. La violence étant illégitime au sein de la communauté, la victime sera donc une personne venue de l’extérieur Girard reprend l’histoire d’Oedipe pour illustrer sa théorie.

Oedipe, proclamé roi de Thèbes après avoir répondu aux énigmes du Sphynx et provoqué sa mort, en est finalement expulsé car le peuple le rend responsable de la peste qui sévit dans la ville. La peste symbolise le désordre et le chaos. La personne coupable de cet état ne peut être qu’un individu étranger ayant commis les crimes les plus atroces, l’inceste et le parricide, et qui est donc forcément à l’origine du mal qui s’abat sur l’ensemble de la population. C’est à ce moment précis que naît le mythe, celui de la victime toujours coupable qu’il faut chasser, expurger, éliminer, afin que la cité retrouve son harmonie et son calme. C’est d’ailleurs ce qui arrive car une fois Oedipe rejeté hors de Thèbes la peste cesse. De bouc émissaire, il devient alors un dieu qu’il faut vénérer. La crise (la peste) que connaît la ville constitue ce que Girard nomme la crise du Degree, c’est-à-dire la crise de la hiérarchie synonyme de désordre. Les rivalités mimétiques sont alors à leur comble. On le voit, nous sommes assez loin de Freud qui obnubilé par sa découverte, le complexe d’Oedipe, la voit partout de manière quasi obsessionnelle. Au moment où Oedipe tue Laïos, il ne sait pas qu’il est son père. Est-ce donc vraiment un parricide ?[8]

De même, Hamlet ne tue pas son père mais son « beau-père » et reproche à sa mère de s’être remarié trop vite. Voyons ce que nous dit Girard à ce propos :

« La crise shakespearienne est toujours la même, mais varie selon les pièces. Dans le cas d’Hamlet, il porte avant tout sur le temps. La vraie « théorie » de ce sujet se trouve dans la tragédie, mais réduite aux cinq mots du célèbre constat : « Le temps est disloqué » (Time is out of joint). Loin d’être un nébuleux assemblage de mots destiné à provoquer un frisson purement esthétique, cette expression décrit avec lucidité ce qui se passe dans la pièce – l’incapacité générale à respecter les délais adéquats dans les affaires humaines, l’absence, par exemple, d’un intervalle entre la mort du vieux roi et le remariage de sa femme. Les articulations du temps ont disparu.

Cet état de choses ne doit pas se définir comme spécifiquement shakespearienne au sens où Georges Poulet et quelques autres entendent l’expérience subjective du temps. Il s’agit d’abord d’un phénomène social : les différences traditionnelles ne sont plus observées ; c’est l’aspect temporel de la crise que nous connaissons bien, l’effondrement du Degree »[9].

Mais le cheval de bataille de Girard est aussi de montrer comment l’expérience vécue des écrivains eux-mêmes s’incarnent dans leur roman. C’est le rejet total de Barthes et de « la mort de l’auteur ». Il fait allusion pour la première fois au parricide dans son livre Mensonge romantique et Vérité romanesque à propos d’un article de Proust paru dans Le Figaro en 1907 sous le titre « Sentiments filiaux d’un parricide ». L’article relate le drame au sein d’une famille, relation éloignée des Proust. Henri Van Blarenberghe se donne la mort après avoir tuer sa mère. L’écrivain s’exprime en ces termes : « ... peut-être celui qui saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidité que les vies les plus ensorcelées de chimères peuvent bien avoir, puisque celle de Don Quichotte eut le sien, peut être celui-là, comme Henri Van Blarenberghe quand il eut achevé sa mère à coups de poignard, reculerait devant l’horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil pour mourir tout de suite »[10]. Proust qui venait de perdre sa mère la même année se sentait rempli de remords. Girard trouve le lien qui unit tous les auteurs. « Le parricide, nous dit-il, rejoint, dans son « moment tardif de lucidité » tous les héros des romans antérieurs. Comment en douterions-nous puisque c’est Proust lui-même qui rapproche cette agonie de celle de Don Quichotte »[11]. Le texte de Proust, tiré d’un fait divers, ressemble étrangement à la fin des « Frères Karamazov ». Chez Dostoïevski, le meurtre et a fortiori le parricide est l’acte le plus terrible que peut réaliser l’être humain. Il exprime la volonté de domination de l’homme sur son créateur, sur Dieu même. Si le crime est commis par Smerdiakov, l’enfant naturel de Fiodor, c’est Ivan qui en est l’instigateur, l’intellectuel athée, le nihiliste, le médiateur ou le modèle dirait Girard ; personnage que l’on retrouvera dans Les Possédés[12] sous les traits de Stravoguine. Toutefois, le meurtre du père ne semble pas ancrer dans le carcan oedipien, mais répondre plutôt à une logique sacrificielle, reflétant une haine supposée fondée contre le soi-disant fautif et responsable des tourments du personnage de roman et l’écrivain en dénonçant la supercherie de cette condamnation révèle de facto l’empreinte de son génie romanesque.

Le crime et la cruauté jalonnent le roman moderne. Comment ne pas les voir à l’oeuvre dans l’attitude de la fille de M. Vinteuil : « elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité »[13]. Sincèrement, que pèse le poids d’un Freud et de son Oedipe à côté de celui de Proust et de sa phrase assénée à coup de couteau dans le dos !

 

Le désir mimétique et le processus victimaire permettent de mieux saisir l’attitude, parfois incompréhensible pour nous lecteur, des personnages de roman. Girard nous explique les raisons de l’exclusion de Swann du Salon des Verdurin. Swann, être cultivé et amateur d’art qui voit en Odette la réincarnation de la Zéphora de Botticelli, va sombrer dans une jalousie maladive qui finira par le détruire lorsqu’il se rendra compte de la tromperie de sa cocotte. Pourquoi un homme si raffiné a-t-il besoin de s’introduire chez des gens aussi stupides et vils que les Verdurin ? Comment peut-il se méprendre à ce point sur la véritable vie d’Odette ? Le désir mimétique l’a emprisonné et ce d’autant plus que Forcheville en devenant l’amant d’Odette se transforme en modèle pour Swann qui plonge, nous dirait Dostoïevski, dans le souterrain.

Juif, cocu et bouc émissaire, tout comme Swann, Léopold Bloom déambule dans Dublin[14], contraint de s’enfuir du pub de Barney Kiernan car vilipendé par des ivrognes qui remettent en cause sa sexualité[15], sachant qu’aux alentours de 16 heures, Boylan batifolera dans son propre lit avec sa femme Molly. Swann et Charlus qui sera également refoulé comme un vulgaire espion par Mme Verdurin, symbolisent deux aspects de la personnalité de Proust, le mondain cultivé et critique d’art mais aussi le grand amateur de beaux jeunes hommes, tout comme Bloom, petit employé jaloux et Stephen Dedalus[16], professeur de littérature dans un collège qui ressent l’obligation de s’expatrier d’Irlande s’il veut devenir écrivain, caractérisent les deux facettes de Joyce[17]. Cela me rappelle les hésitations de Panurge à prendre femme de peur d’être cocu. Le personnage de roman moderne[18] ne serait-il pas alors plus un « homme ridicule » ou un « bouffon tragique » qu’un parricide[19] ?

André-Michel BERTHOUX

 


[1]La violence et le sacré (1972), p. 250.

[2] – Op. cité, p. 251.

[3] – Op. cité, p. 259.

[4] – Op. cité, p. 260.

[5] –Op. cité, p. 313.

[6]Girard établit une relation fondamentale entre d’une part la violence réciproque engendrée par le désir mimétique et d’autre part la divinisation de la victime sacrificielle tenue unanimement comme seule responsable de la crise au sein de la communauté. Freud, dans Totem et tabou, est obligé de supposer le sentiment de culpabilité des fils pour associer les deux tabou fondamentaux du totémisme aux deux désirs réprimés du complexe d’ Œdipe. En s’appuyant sur les travaux de W. Robertson Smith et de J. G. Frazer, il voit dans la prohibition de l’inceste, le moyen d’éviter de graves discordes en empêchant, entre les frères, les luttes pour la possession des femmes du clan, objets de convoitise qui les avaient pourtant conduits à tuer le père, et dans l’interdiction du meurtre de ce dernier, sa divinisation rendant possible une réconciliation source d’apaisement de leur sentiment de culpabilité. Par ailleurs, Freud considère ces deux tabou comme fondateur de la morale humaine. Or celle-ci présuppose, comme il vient d’être dit, l’existence du sentiment de culpabilité. Le remords s’analysant comme la conscience, propre à l’être humain, de sa mauvaise conduite et donc comme l’élément fondateur de la morale, le raisonnement devient alors circulaire du fait de l’impossibilité de créer, à la différence de Girard, une théorie unificatrice entre « la violence et le sacré ».

[7] – Op. cité, p. 321.

[8]J’emprunte cette idée à Hegel qui l’a développe dans son ouvrage Principes de la philosophie du droit. Dans la première section de la partie consacrée à la morale et intitulée « Le projet de la faute », il distingue la responsabilité qui suppose que l’acte commis soit contenu dans le projet notamment dans le cas du crime, de la culpabilité qui, à elle seule, ne suffit pas à imputer cet agissement à son auteur. Ainsi « Oedipe, qui a tué son père sans le savoir, ne peut être accusé de parricide ». La volonté (la préméditation) joue donc un rôle fondamental dans responsabilité. « Le droit de la volonté est de ne reconnaître comme son action et de ne se voir imputer dans ce qu’elle a fait que ce qu’elle sait, selon ses prévisions, faire partie de son but, donc uniquement ce qui était contenu dans son projet. L’acte ne peut être imputé que comme faute de la volonté – c’est le droit du savoir (§ 117). (...) L’action est aussi, en tant que but posé dans l’extériorité, livrée aux forces extérieures. Ces forces extérieures y ajoutent quelque chose qui est entièrement différent de ce qu’elle est pour soi et l’amènent à produire des conséquences lointaines, étrangères. C’est aussi le droit de la volonté de ne s’imputer que les premières de ces conséquences, car elles seules font partie de son projet » (§ 118).

[9]Shakespeare, les feux de l’envie (1990), p. 287.

[10]Mensonge romantique et Vérité romanesque (1961), p.360.

[11] – Op. cité, p. 360.

[12]Traduit également par Les Démons.

[13]Du côté de chez Swann.

[14]Thème du roman de James Joyce, Ulysse. L’histoire se déroule le 16 juin 1904, date probable de la première rencontre entre James Joyce et Nora Bernacle, sa future femme.

[15]L’un d’eux dit :« Gachte, on blague mais n’empêche que c’est vrai. Cet indien-là ça n’est qu’une fausse-couche. À l’hôtel que me disait Pisser Burke il se fourrait au lit avec la migraine une fois par mois comme une jeunesse qui a ses affaires. Voulez-vous que je vous dise ? Ça serait pain béni que d’empoigner un gaillard comme ça par la peau du cou et de le faire boire à la grande tasse. Ça serait un cas de légitime défense. C’est-il se conduire en homme que de jouer la fille de l’air avec son bénéf sans même payer un verre aux amis ? », (collection « Bibliothèque de La Pléiade », p. 380).

[16]Son exposé sur Shakespeare à la bibliothèque de Dublin déclenche une vive hostilité de la part des personnalités du monde des lettres présentes et notamment de John Eglinton qui est le plus farouchement opposé à sa thèse. Stephen prétend que le spectre dans Hamlet est Shakespeare lui-même. Le dramaturge devient alors son propre père et donc son propre fils. Les deux Hamlet ne font qu’un car le créateur est son propre géniteur. « De même que pour nous Dana notre mère, dit Stephen, tissons et détissons au cours des jours la trame de nos corps, dont les molécules font ainsi la navette, de même l’artiste tisse et détisse son image. Et comme la tache de mon sein droit est encore où elle était quand je suis né bien que tout mon corps se soit tissé et retissé plusieurs fois d’une étoffe nouvelle, ainsi à travers le spectre du père sans repos l’image du fils sans existence regarde » (p. 221). Stephen qui dévoile la jalousie de Shakespeare – « Deux obsessions fermentent dans l’esprit de ce spectre : un serment parjuré et le rustre imbécile sur lequel elle a rabattu ses faveurs, frère du mari défunt. La douce Anne (l’épouse de Shakespeare s’appelait Ann Hathaway), j’en réponds, avait le sang chaud. Femme qui prend les devants continue (allusion du conférencier au « viol » de l’écrivain par sa future femme) » (p. 230), ou bien encore, « Parce que le thème du frère (Stephen pense que Ann aurait eu une relation avec l’un des frères du dramaturge) perfide ou usurpateur ou adultère ou tout cela à la fois, est pour Shakespeare ce que le pauvre n’est pas pour lui : toujours avec lui », (p. 240) - finit par identifier le drame psychobiographique de l’homme Shakespeare à une « théorie de la création littéraire conçue comme métaphore de la création divine » (notice, p.1364) : « La paternité, en tant qu’engendrement conscient, n’existe pas pour l’homme. C’est un état mystique, une transmission apostolique, du seul générateur au seul engendré » (p. 235).

Stephen, sous la pression de ses censeurs, finit par douter de sa propre théorie : « Je crois, ô Seigneur, aide à mon incroyance. Est-ce à dire aide moi à croire, ou aide-moi à ne pas croire ? Qui vous aide à croire ? Egomen. Qui à ne pas croire ? L’autre type » (p. 242). Egomen signifie « moi-même » en latin. Girard associe ce terme à Joyce lui-même en considérant Stephen comme la voix de son créateur. Ce n’est pas un hasard s’il a longuement commenté ce passage d’Ulysse, car Stephen développe lors de sa conférence une théorie proche de la sienne. Je cite in extenso l’argumentation de René Girard : « Il est maintenant possible de reconstituer schématiquement le raisonnement d’Egomen : « Puisque Shakespeare sait tout du désir mimétique, et moi aussi (Girard, tout au long de cette citation, fait entendre la propre voix reconstituée de Joyce), et puisque personne n’en sait autant, hormis quelques grands maîtres d’exception, il s’ensuit nécessairement que je suis moi-même un grand maître. Pour autant qu’on puisse le savoir, la vie des grands maîtres est empoisonnée par le type même d’hystérie mimétique dont je souffre. Il est probable qu’il en alla de même pour Shakespeare dont la vie nous est inconnue. En ma qualité de romancier, j’ai le droit d’inventer une vie de Shakespeare qui soit historiquement fausse, mais mimétiquement vraie. Les grands romans ne font pas autre chose. Honni soit qui mal y pense ». Si l’on ose reconnaître la signature de James Joyce dans tous les cercles concentriques de la mimesis qui entourent le Shakespeare mimétique, il faut aussi reconnaître dans la conférence le drame personnel qu’a vécu le jeune écrivain – l’histoire de son exil loin d’Irlande. La thèse d’Egomen a des implications vertigineuses. Au cours d’un bref échange sur Aristote et Platon, Stephen se demande : « Lequel des deux m’eût banni de sa République ? ». La conférence n’est pas commencée depuis plus de quelques minutes que Russel décide de partir ; tandis qu’il sort, il convie bruyamment ses quatre acolytes à une réunion littéraire ultérieure : seul Stephen n’est pas invité. Tout comme Stephen, le jeune Joyce se sentait incompris à Dublin, méprisé, ignoré, évincé. La conférence est un « tragédie » de la discrimination intellectuelle, de l’expulsion, du bannissement, de la « bouc-émissairisation », et c’est à James Joyce lui-même qu’elle renvoie constamment », Shakespeare, les feux de l’envie (opus cité, p. 426 et 427).

[17]Girard mentionne deux faits marquants, « des accidents mimétiques » pour reprendre sa propre expression, survenus à Joyce et dont la ressemblance avec ceux narrés dans Ulysse, « non seulement à propos de Bloom et de Stephen, mais aussi à propos de Shakespeare, ne saurait être une simple coïncidence ». Tous deux ont rapport à Nora : « Avant de rencontrer Joyce, Nora, sa future femme, avait eu un liaison sentimentale éphémère avec un jeune homme nommé Michael Bodkin qui mourut prématurément. Loin de décourager la jalousie de son mari, cette mort l’exacerba au plus haut point : elle interdisait absolument à Joyce de mesurer son emprise sur Nora par rapport à celle de son rival présumé. Autre péripétie : celle d’un journaliste de Trieste dont Nora appréciait, semble-t-il, la compagnie. Joyce, non en dépit mais à cause de son extrême jalousie, l’invite à venir chez lui – et le traite en intime. Tout cela ressemble au triangle (allusion au « French triangle »  traduit de façon peu heureuse par « Monsieur, Madame et l’autre » qui caractérise selon John Eglinton la théorie de Stephen Dedalus) Bloom/Molly/Stephen dans Ulysse », Shakespeare, les feux de l’envie (opus cité, p. 425).

[18]Postmoderne, pourrais-je dire, bien que Girard se défende, à mots couverts, de cette notion qui donne de la réalité, tout comme les doctrines dominantes dans les sciences sociales depuis une cinquantaine d’années, une allure impressionniste. « Toutes ces théories étaient des destructions illusoires du réel. Ce qui m’en a protégé n’est pas le mépris sans nuances de « toutes les théories » qui triomphe de nos jours et qui n’est que notre mode à nous, la rancune de l’ivrogne contre les bouteilles vides, c’est le réalisme d’une autre théorie dont je ne sais pas très bien si c’est moi qui l’a faite ou si c’est elle qui m’a fait, la théorie dite mimétique ». La voix méconnue du réel, 2002, p. 8. Toutefois, la théorie du désir mimétique ne me semble pas incompatible avec la notion d’estrangement (traduction du mot russe ostranienie) que Carlo Ginzburg emprunte à Chkolovski dans sa Théorie de la prose (1929 ; traduction française, 1973) pour en faire le sujet d’un des essais de son ouvrage A distance (1998; traduction française, 2001). L’historien utilise ce concept pour analyser notamment la particularité de La recherche du temps perdu et du roman de Dostoïevski, Les Possédés. Si l’estrangement, dans la tradition littéraire qui va de Marc Aurèle jusqu’à Tolstoï en passant par Voltaire et La Bruyère, « est le moyen de dépasser les apparences et d’atteindre une compréhension plus profonde de la réalité », plus particulièrement en recherchant le « vrai principe causal des choses », chez Proust, l’objectif « est en un certain sens celui, opposé, de protéger la fraîcheur des apparences contre l’illusion des idées, en présentant les choses dans l’ordre de nos « perceptions », non encore contaminées par des explications causales ». Dans les deux cas, l’estrangement est « une tentative pour présenter les choses comme si elles étaient vues pour la première fois. Mais le résultat est bien différent : c’est dans le premier cas une critique morale et sociale ; dans le second, l’expérience d’une immédiateté impressionniste » (p. 32). Ginzburg associe le projet proustien à celui de Dostoïevski, lorsqu’il parle des personnages des deux romans cités plus haut. « En se mettant en scène comme l’un des personnages de son propre roman, Proust suggère aussi que, contrairement au Dieu omniscient auquel on a pu comparer la plupart des écrivains du XIXe siècle, il est comme nous confronté à l’opacité des mobiles cachés (souligné par moi) de ses personnages. C’est là que gîte la différence substantielle entre l’estrangement du XIXe siècle à la Tolstoï et l’estrangement à la Proust. La solution proustienne, qui implique une ambiguïté de la voix narrative, peut être considérée comme un développement structural de la stratégie adoptée par Dostoïevski dans les Démons : une histoire racontée par un personnage effacé, qui n’est pas en mesure de comprendre sa signification. Il y a de fait une forte ressemblance dans la manière dont Stravoguine, le personnage principal des Démons, et le baron de Charlus sont présentés au lecteur : dans les deux cas à travers une série de fragments contradictoires, qui font un rébus ou une devinette » (p. 34).

La multiplicité des points de vue sur les personnages nous en donne une vision fragmentée et incohérente telle que la revendique les postmodernes. Cependant, cela n’empêche pas la théorie mimétique de se mettre à l’ouvrage. Comme le dit René Girard, celle-ci agit d’autant plus efficacement que les personnes qui en sont victimes n’en ont pas conscience. La méconnaissance de cette réalité, génératrice des relations humaines, les mobiles cachés dont parle Ginzburg, au moment même où elle est opérante, rend quasiment impossible tout discernement chez les individus concernés qu’ils soient modèles, sujets ou simplement observateurs (lecteurs). Tout en eux est profondément perturbé, car ils ne peuvent pas voir une réalité tellement simple qu’elle en devient par la force des choses réductrice. Comment ne pas penser alors à ce que dit Galilée à Andrea, le fils de sa gouvernante, dans la célèbre pièce de Brecht : « Beaucoup de lois pour expliquer peu de choses là où la nouvelle hypothèse avec peu de lois explique beaucoup de choses ».

[19]Je fais allusion aux expressions employées par Mikhail Bakhtine dans son ouvrage fondamental, La Poétique de Dostoïevski (1929 ; traduction française, 1970), essai dans lequel il montre l’aspect carnavalesque que revêtent les principaux thèmes traités par l’écrivain, genre héritée de la ménippée (Le Satiricon de Pétrone, L’Âne d’or ou les Métamorphoses d’Apulée, pour ne citer que les plus célèbres). Se référant à une nouvelle de Dostoïevski, Le Rêve d’un homme ridicule, Bakhtine analyse ainsi le personnage : « La figure centrale de « l’homme ridicule » laisse nettement entrevoir l’image ambivalente, comico-sérieuse, du « sage stupide » et du « bouffon tragique » de la littérature carnavalisée. Mais cette ambivalence, quoique plus estompée, est propre à tous les héros de Dostoïevski. On peut dire que la pensée artistique de celui-ci n’admettait aucune valeur humaine sans une dose de bizarrerie (sous toutes ses formes). Cela est flagrant surtout chez Mychkine. Mais ses autres personnages principaux : Raskolnikov, Stravoguine, Versilov, Ivan Karamazov, ont toujours, à des degrés plus ou moins réduits, « quelque chose de comique ». Répétons-le, Dostoïevski en tant qu’auteur ne pouvait pas imaginer de valeur humaine à tonalité unique. Dans sa préface des Frères Karamazov, il va jusqu’à affirmer la valeur historique particulière de l’étrange : « Car non seulement l’homme bizarre n’est pas toujours une originalité, une singularité, mais au contraire, il arrive que ce soit lui précisément qui détienne la quintessence du patrimoine commun, alors que tous ses contemporains en ont été arrachés pour un temps par une bourrasque venue d’ailleurs ». Chez « l’homme ridicule », cette ambivalence est dégagée et mise en relief en un accord parfait avec l’esprit de la ménippée » (page 202).

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