Votez pour nous
Judaïsme et laïcité,
les pièges de la représentation

 

 

Jacques Halbronn

président du Centre d’Etude et Recherche sur l’identité Juive (CERIJ)

Texte présenté lors des “Journées Portes Ouvertes. Rencontrer les juifs laïques de France”

 Texte paru sur http://www.col.fr

 

Il convient de décrire ce qu’est cette communauté juive de France qui réfléchit ainsi sur elle-même, tant il est vrai que ses origines pèseront sur son mode de pensée. Or, cette communauté est largement issue de l’immigration. Quels outils employer pour appréhender cette population ? Notre approche est celle d’un Observatoire de l’Identité Juive.

1.                 Les juifs en France

La plupart des juifs de France en sont issus, à hauteur de trois générations et ce qu’ils viennent d’Afrique du Nord ou d’Egypte ou d’Europe Centrale ou Orientale, en y incluant les Juifs de Grèce et de Turquie. Ce qui confère à cette communauté juive française une présence relativement récente et ce n’est pas le fait de s’identifier au passé juif de la France qui effacera un tel constat. Cette France qui, d’une certaine façon, constitue le ciment de cette communauté juive par ailleurs si hétérogène. Une France laïque pour un judaïsme laïc, comme une sorte de double laïcité : car si la France considère tous ses citoyens comme égaux, par delà toutes différences, ne faudrait-il pas que la communauté juive de France considère aussi tous ses membres comme égaux ? Tel est l’argument, croyons-nous, qui sous-tendrait au bout du compte, le positionnement du judaïsme laïc à la française. Mais la question est de savoir si la communauté juive de France peut se permettre de percevoir les choses ainsi du fait précisément de son hétérogénéité, d’autant plus marquée qu’elle est propre à la majorité de sa population. Est-ce que la laïcité ne serait pas un luxe de sociétés culturellement homogènes et où les éléments étrangers restent toujours, en un temps donné, minoritaires ?

Pour notre part, nous souhaitons aller au delà d’une telle affirmation et réfléchir sur la dynamique des relations entre les diverses composantes de la communauté juive de France et comment celles-ci pèsent sur son climat et sur son image.

Par delà les considérations démographiques, de nombre, il y a plusieurs sensibilités au sein de cette communauté et le clivage majeur nous semble être le suivant qui vient singulièrement relativiser les autres dont il est tant question : il y a les juifs dont les parents ou grands parents ne sont pas nés en France, qui ont perçu la France de plus ou moins loin et il y a les juifs dits de souche française dont la mémoire familiale n’est guère marquée par une problématique d’intégration.

Il faudrait ne pas confondre intégration et assimilation et on observe à quel point les deux populations juives se renvoient mutuellement ces termes : aux juifs de souche française, on évoque le spectre de l’assimilation et aux juifs d’origine étrangère, celui de l’intégration, j’ai bien dit de l’intégration et non pas de la non intégration.

Le reproche d’assimilation à l’égard des juifs de souche française vient du sentiment que ces juifs sont trop transparents, ce qui est assez étrange venant de la part de juifs laïcs, non pratiquants. Mais il y a en réalité un non-dit dans ce reproche comme si la garantie de la non assimilation venait précisément des origines étrangères.

Ce qui nous conduit à la problématique de l’intégration qui concerne d’abord ces Juifs venus d’ailleurs : une intégration qui implique un certain mimétisme plus ou moins heureux – dans tous les sens du terme – à l’égard des Français en général et des juifs français en particulier.

Un mimétisme, propre à tout projet d’intégration, qui est une forme de marranisme culturel : on se dit français mais on fait perdurer certaines traditions familiales, juives ou non, qui ne le sont guère.

Un mimétisme qui parfois confine à la caricature notamment chez ceux qui ont été fascinés par la France, de loin et dont le rapport à la France, on en conviendra, n’est pas le même que celui des Juifs de souche française qui n’ont pas perçu la France à distance.

Chez ces juifs francisés, l’acquisition de la langue et de la culture françaises ont été des clefs mais qui souvent ont fait l’impasse sur l’existence d’un judaïsme français autochtone. Pour faire image, les juifs francisés ont voulu ignorer ces juifs de souche française un peu à la façon dont, toutes proportions gardées, les juifs faisant leur alya ont voulu ignorer qu’il y avait des arabes en Palestine, au sens où l’on entendait ce mot il y a un siècle. Ces juifs venus d’ailleurs se sont d’ailleurs approprié la mémoire et l’histoire de ces juifs de souche française et ont affirmé pouvoir assumer sans eux la continuité, ce que nous avons appelé la diasporicité, les condamnant ainsi, sans trop de problèmes de conscience – dans tous les sens du terme – à la portion congrue.

Il importe de ménager un espace de discussion autour de ces thèmes de l’assimilation et de l’intégration, en abordant de front les frustrations qui sont générées par un certain refoulement qui ne se résout pas nécessairement d’une génération à l’autre.

2.                 La communauté juive et le monde non juif

L’autre aspect que je souhaiterais aborder est celui des rapports de la communauté juive avec le monde français non juif.

Il est clair que la nature du leadership au sein de la communauté juive de France ne peut pas ne pas marquer la façon dont celle-ci sera perçue.

Selon qu’à la tête de la communauté juive de France, l’on place des juifs de souche française ou des juifs issus de l’immigration, croit-on que cela sera indifférent ?

Croit-on sérieusement qu’il est indifférent que cette communauté juive de France soit représentée par un juif d’Afrique du Nord ou par un juif alsacien ? Croit-on qu’aux yeux de la communauté musulmane de France, le message, dans un cas ou dans l’autre, soit le même, en termes de communication ? On se retrouverait alors avec d’un côté deux religions “françaises”, la catholique et la protestante face à deux religions “orientales”, la juive et la musulmane, religions caractérisant massivement les populations récemment immigrées. Insistons aussi sur le fait que nous avons là affaire à une nouvelle forme d’antisémitisme consistant à assimiler les juifs de souche française à une population issue de l’immigration.

Est-ce que dans le contexte actuel du conflit israélo-arabe, un tel positionnement est souhaitable qui contribue à fragiliser la communauté juive de France mais aussi par ricochet Israël ? Ne serait-on pas tenté en effet, selon cette logique et ce rapprochement, de reprocher aux juifs leur cosmopolitisme et leur déracinement, tant en France qu’en Israël ?

Car la comparaison entre juifs et arabes en France ferait des juifs des apatrides, n’ayant qu’une patrie mythique et refusant un retour vers les terres où ils vivaient il y a encore un siècle, parfois depuis fort longtemps. A moins qu’on ne veuille affirmer le lien essentiel entre les juifs et Israël mais dans ce cas quelle source de conflit entre communautés juive et musulmane !

Or, les juifs ont un atout par rapport aux musulmans, c’est de pouvoir ancrer leur présence autour d’un noyau dur, de pouvoir aller au delà d’une simple identification culturelle et linguistique en basculant au niveau du réel historique. Et nous faisons là une opposition entre culturalité (cf. l’ouvrage de C. R. Samama, Développement mondial et culturalités. Essai d’archéologie et de prospective éco-culturales. Paris, Maisonneuve et Larose, 2001) et historicité : la culturalité se transmet dans la synchronie, l’historicité dans la diachronie. La communauté juive de France a besoin de recourir à ces deux axes qui correspondent à ses deux populations, et ce quand bien même les juifs de souche française seraient en effet une minorité, tout comme d’ailleurs les juifs en sont une dans le monde, sans que leur rôle soit réduit en proportion. Cette minorité des juifs de souche française pourrait constituer une sorte d’épine dorsale de la légitimité de la présence juive en France. Il nous semble que les “juifs du pape”, ceux issus du Comtat Venaissin, d’Avignon, sont les mieux placés pour incarner cette dimension, eux qui, de fait, n’ont jamais quitté la France et ont été partie prenante de la culture d’expression française sans solution de continuité. Il n’est nullement nécessaire qu’ils soient très nombreux pour assurer un rôle significatif au sein de la communauté juive en générale et du judaïsme laïc en particulier.

Pour ne pas réduire les juifs à cette image itinérante, il nous semble urgent de recentrer la communauté juive de France vers son noyau historique dur.

Quelle centralité pour la communauté juive de France sinon celle d’un leadership de souche française qui ferait du lien entre cette communauté et la France autre chose que celui d’un pays d’accueil, la France, vers des populations frappant à sa porte, qui ferait de cette communauté une force coexistante depuis des siècles, que l’on pense à Rashi, un juif du XIe siècle !

Dès lors qu’un tel noyau dur retrouverait sa juste place, la présence des juifs issus de l’immigration installés en France prendrait une autre tournure : Joseph accueillant ses frères en Egypte plutôt que Moïse les conduisant vers la Terre Promise.

Serait-ce un si grand mal d’en revenir aux faits historiques, échappant ainsi aux mirages de la culture même s’ il est vrai que la culture française a fasciné tant d’esprits ?

Cette idée est-elle si étrangère aux Juifs, eux qui ont eu des dynasties royales , qui ont eu des dynasties de tzadikim (Justes) ?

D’autant qu’il y a une façon d’être juif en France qui n’est pas celle des juifs en Tunisie, à Bucarest ou à Istanbul et cette façon est celle qui, a priori, est la mieux faite pour que la relation entre juifs et non juifs, en France, puisse s’instaurer.

Il nous semble souhaitable que nous réfléchissions, les uns et les autres, sur cet être juif au monde français car on sait – comme le notait déjà Théodore Herzl, il y a plus de 100 ans, dans l’Etat Juif, que l’afflux de juifs d’autres pays contribue à développer l’antisémitisme.

Rappelons ses propos, datés de 1895-1896 :

“Là où elle n’existait pas (la question juive) est importée par les immigrants juifs. Nous allons naturellement là où l’on ne nous persécute pas et là encore la persécution est la conséquence de notre apparition (...) Les Juifs pauvres apportent maintenant avec eux l’antisémitisme en Angleterre, après l’avoir apporté en Amérique”.

Ce qui a contribué à développer l’antisémitisme en France entre la fin du XVIIIe et la fin du XIXe siècle a tenu en partie au fait que le sort des juifs dans ce pays étant relativement enviable, beaucoup de juifs s’y sont rendus, sans parler du décret Crémieux de 1870 qui a singulièrement précipité l’arrivée de juifs d’Algérie, à l’histoire bien différente de celle des Juifs de souche française, à la veille de l’Affaire Dreyfus.

Il nous semble donc nécessaire, notamment qu’au sein du Comité de Liaison des Associations juives laïques tout comme d’ailleurs en ce qui concerne les diverses institutions juives en France, la représentation des descendants des juifs de souche française soit respectée et prise en considération, sans qu’ils aient nécessairement à se constituer en tant que groupe spécifique. Tout comme le juif est en altérité avec le non juif, le juif issu de l’immigration l’est avec le juif de souche française, c’est ce que nous appellerons la double altérité, impliquant un respect réciproque de la différence. . Nous pensons que le judaïsme laïc trouvera son axe dans une telle approche, aux côtés d’autres attitudes s’articulant sur le religieux et le phénomène israélien.

3.                 Les valeurs d’un juif laïc

Quelles sont les valeurs d’un juif laïc ? L’aventure de la laïcité juive passe par un tel questionnement qui est aussi celui de la possibilité de la conversion : peut-on devenir juif comme on peut devenir français, peut-on s’approprier une nouvelle culturalité ? Est-ce que les valeurs juives ne peuvent pas devenir aussi celles des non juifs, depuis le temps qu’elles se sont propagé ? Qu’est-ce qu’être juive au sein d’une civilisation qui se qualifie elle-même de judéo-chrétienne, quel est précisément le facteur juif au sein de cette combinatoire judéo-chrétienne, qui suppose, en effet, une certaine dualité si ce n’est un certain syncrétisme ?

Il semble en effet qu’en tant que juifs, il nous faut repenser ce dualisme juif/chrétien et assumer notre part au sein du couple et vice versa.

Le dialogue judéo-chrétien nous apparaît désormais comme une perspective importante, ce qui implique le débat avec le non juif sur ce que nous sommes et sur ce qu’il est. Et de la sorte, la présence juive cesse d’être une présence parmi tant d’autres, dans cette France plurielle, pour se recentrer sur une altérité radicale qu’il convient de modéliser. Et quand nous parlons de dialogue avec les chrétiens, nous entendons aussi avec les chrétiens laïcs, il n’est pas question de nous enfermer dans le religieux même s’il y a là une clef de la dualité..

Est-ce le religieux qui sous tend le fait juif ou le fait juif qui sous-tend le religieux : telle devrait être une de nos interrogations principales. Est-ce que pour qu’une culturalité puisse être mise en œuvre, il ne faut pas un terrain propice ou est-ce l’inverse ? Tant qu’on en restera à une idée superficielle de la culturalité dont on peut changer comme on change de chemise, on n’avancera pas. Il nous faudra probablement recourir à d’autres concepts comme ceux d’Inconscient Collectif, comme celui de psychisme ethnique, et il est vrai que l’approche laïque du judaïsme est plus proche d’un certain racisme que l’approche religieuse ou nationale, au sein d’un Etat hébreu, ce qui ne facilite d’ailleurs pas le dialogue intercommunautaire. Nous manquons, à vrai dire, de modelés anthropologiques pour rendre compte du fait juif. Est-ce qu’il est certaines valeurs que seul le peuple juif, en raison de quelque atavisme, est en mesure de “piloter”, de “gérer” et qu’il ne peut déléguer ?

Il importera donc de distinguer le problème de la circulation du juif d’une culturalité non juive à une autre et celui de la culturalité juive proprement dite qui transcende ces multiples culturalités. Le fait que les juifs soient dispersés entre diverses cultures, tout en assumant un certain rôle dont il conviendrait de cerner la spécificité, ne montre-t-il pas que la judéité est un phénomène qui se situe au delà du culturel ? Il faudrait peut-être parler de proto-culturel ou en tout cas de transculturel. Dans un cas, il y a une façon d’être juif en France qui ne peut se transmettre, par mimétisme notamment, que par ceux qui incarnent une continuité de la présence juive en France. Force est de constater la coexistence de trois culturalités juives : une interculturalité judéo-française (les Anglais parlent d’Anglo-jewry), une interculturalité liée au pays d’origine, si ce n’est pas la France, judéo-tunisienne, judéo-polonaise etc. et enfin une transculturalité juive, propre à tous ceux qui sont issus de l’histoire juive, de par le monde. Il ne fait pas de doute que chaque interculturalité juive est susceptible d’évoluer mais il n’en reste pas moins qu’il faut distinguer l’objectif et le subjectif : il ne suffit pas d’évoluer, il faut aussi prendre la mesure du regard de l’autre, de l’image que les représentants de la communauté juive lui confèrent et qui, selon que ce seront les uns ou les autres, pourra changer radicalement et faire basculer celle-ci dans un sens ou dans l’autre. Encore faut-il savoir ce que nous voulons pour élaborer une stratégie de communication et choisir ceux qui seront le mieux à même, de par leurs origines,  de la mener à bien. Pour simplifier, on dira que le judaïsme laïc s’inscrit dans une Histoire et dans une interculturalité avec la France en l'occurrence, que le judaïsme religieux s’inscrit dans une pratique au quotidien et que le judaïsme sioniste s’inscrit dans une utopie, qui est celle du retour à une culturalité juive, impliquant un certain dépassement de l’interculturalité…

Il y a en effet un contraste frappant entre la multiplicité des cultures accueillant les juifs et la radicalité de l’altérité juive. Au niveau dialectique, cette multiplicité ne fait pas sens si elle ne se transforme pas en dualité du juif face au non juif. Cela dit, cette altérité juive ne peut s’exprimer dans l’abstrait, elle doit s’ancrer dans une culturalité non juive spécifique. Autrement dit, le juif n’est en situation d’être l’autre qu’à condition d’avoir parfaitement assimilé le langage de l’autre.

Tout au long de cet exposé, on aura compris que l’on ne peut pas remplacer l’autre si facilement : si entre eux les juifs ne respectent pas leurs différences, comment les non juifs respecteraient celles des juifs ? On ne devient pas juif par un coup de baguette magique tout comme on ne devient pas juif français à part entière du jour au lendemain, cela dépasse la dimension du choix individuel pour être un choix de la lignée. Il y a ceux, parmi les non juifs qui veulent se convertir au judaïsme tout comme il y a parmi les juifs ceux qui, en raison d’une “colonialité” veulent se convertir au judaïsme français. Il importera de réfléchir sur la psychologie, voire les stigmates, du prosélyte.

La condition du juif a singulièrement évolué au cours des deux derniers siècles : auparavant, les juifs étaient présents anciennement là où ils se trouvaient. Puis avec l’émigration vers la Palestine puis vers Israël, avec l’exode des colonies vers la métropole, avec toutes sortes de migrations, le juif est redevenu errant, nouvellement arrivé là où il se trouve. Il importe de réfléchir sur ces deux images de l’errance, de la multiplicité des allégeances ou de l’enracinement au sein d’une culture nationale.

La communauté juive de France est d’une grande complexité en ses composantes : comment parviendra-t-elle, en affirmant son unité, à tenir un discours cohérent qui satisfasse chacun sans que cela devienne un propos inconsistant ? Ne vaut-il pas mieux accepter de confronter les sensibilités des uns et des autres, de les dialectiser, plutôt que de tenter désespérément d’en faire la synthèse ? Ne vaut-il pas mieux laisser la parole à un noyau dur, au sens historique du terme, plutôt que de tomber dans une cacophonie de revendications de la part de juifs ayant les rapports les plus divers avec la France en général et le judaïsme français en particulier ?

4.                 Signification et portée de « Juifs laïques »

On s’interrogera, enfin, sur la signification du terme “Juifs laïques” qui sert de “mot valise” à une pléiade d’associations. Le terme est, en fait, à rapprocher d’un autre utilisé autrefois, celui de “juifs progressistes” et qui concerna, après la Seconde Guerre Mondiale, des juifs placés dans la mouvance communiste. Ce n’est probablement pas par hasard que ces “juifs progressistes” – autour notamment autour des Amis de la Commission Centrale de l’Enfance (CCE) qui organisait des colonies de vacances, émanation de l’Union Juive pour la Résistance et l’Entraide (UJRE), dont le siège est toujours au 14 rue de Paradis, dans le dixième arrondissement – soient désormais fortement présents au sein de l’ensemble des juifs dits laïques, comme cela ressort des Portes Ouvertes qui se sont tenu, les 1-2 décembre 2001, à la Mairie annexe du XIIIe arrondissement de Paris, managés par les dirigeants de cette structure judéo-communiste. Lors du Colloque de la Sorbonne, 11-12 février 1995, ils s’interrogeaient . Hier juifs “progressistes” ; aujourd’hui juifs... ?, (Paris, Les amis de la CCE, 1996) ; à cette question d’appellation, laissée alors en points de suspension, la réponse allait venir peu après : ils seraient des juifs laïques et ils entreraient au sein de cette mouvance, y apportant leur dynamique et leurs troupes, suscitant dans la foulée les dites Journées Portes Ouvertes “Rencontrer les juifs laïques de France”.

En affirmant l’existence d’un Comité de Liaison des Associations Juives Laïques de France, ne laisse-t-on pas entendre que le dit Comité représente le judaïsme laïque français, dans sa diversité ? Or, à y regarder de près, il n’en est rien.

En étudiant la composition des membres ou du public de ces diverses associations, on observe qu’il est très largement à prédominance ashkénaze et qu’il comporte des personnages d’un certain âge. Ces deux remarques auraient du mettre sur la voie l’ethnologue, puisque des travaux ont été consacré au “judaïsme laïque”.(cf. mémoire de Catherine Vago, notamment)

Il est en effet peu vraisemblable que les juifs laïcs ne se recrutent que parmi les Ashkénazes et plus précisément ceux qui sont issus de l’immigration, plutôt que les juifs alsaciens ; il est également peu probable que les jeunes juifs ne soient pas laïques !

Ainsi, en revendiquant l’appellation de “juifs laïques”, nous avons en réalité affaire à une manœuvre de manipulation de la part d’une mouvance très spécifique et dont nous avons dit qu’elle se situait objectivement dans la continuité d’un judaïsme dit progressiste. Que soient venu s'agglutiner à ce noyau judéo-communiste quelques séfarades, il s’agit là de leur part d’une erreur de parcours, due précisément au flou de l’expression “juif laïque”, que l’on y trouve de juifs d’obédience socialiste, correspond surtout au glissement d’un certain électorat communiste.

Mais quels sont les buts de ce judaïsme laïc ? Ils sont en réalité très spécifiques et bien éloignés de ceux auxquels on pourrait a priori s’attendre. Il faut savoir en effet, que durant l’Entre Deux Guerres, les juifs originaires des pays de l’Est affluèrent vers la France et furent assez mal reçus par l’establishment juif, de souche. D’où la création de structures qui étaient en fait des micro-sociétés, où ces juifs étrangers, lisant le yiddish – au travers notamment de périodiques qu’ils produisaient – s’exprimant péniblement en français, pouvaient avoir le sentiment d’être juifs en France, occultant de facto la communauté juive locale. Quant à l’Occupation, elle consacra une différence entre juifs “étrangers” et juifs de “vieille souche française”. Notons que le décret-loi Crémieux fut abrogé par Vichy, faisant des juifs d’Algérie des étrangers. La notion de communauté israélite englobait les deux catégories de “coreligionnaires” – mais non “compatriotes” – par delà ce qui précisément les distinguait.(A. Wiewiorka, Ils étaient juifs, résistants, communistes, Paris, Denoël, 1986.

Il semble que lorsque les Séfarades d’Afrique du Nord arrivèrent en métropole, dans les années Cinquante-Soixante, ils ne rencontrèrent pas les mêmes problèmes – du fait de la Shoah, de l’Etat d’Israël, du fait de la connaissance de la langue française etc. – et ne furent pas conduits à réagir avec les mêmes procédés de substitution. Et c’est pourquoi, à de rares exceptions, le sefardisme n’est guère concerné par ce “judaïsme laïc” alors qu’il l’est objectivement du fait que ses membres ne sont pas pour autant tous croyants ou tous pratiquants. Tout se passe donc comme si les juifs ashkénazes, issus de l’immigration, avaient lancé une O.P.A. pour s’approprier le judaïsme laïc dont les leaders sont majoritairement d’origine polonaise au point que certaines réunions de bureau, de nos jours, pourraient se tenir pratiquement en polonais.

Si l’on examine d’ailleurs la presse franco-yiddish, autour de 1944, (Notre Voix, anciennement La Nouvelle Presse), on note des formules significatives :

“Continuité de notre journal qui sera celui des Juifs en France” ou “ Mais les Juifs de France n’ont pas supporté passivement (..) la répression nazie” ( numéro du 6. 09. 1944)

Voilà donc ces juifs communistes – notamment ceux liés à la MOI, la “Main d’œuvre Immigrée” – parler au nom des “juifs en France”, expression prudente mais qui prépare quelques lignes plus loin une autre, plus forte encore, celle des “Juifs de France”.

Stratégie qui consiste à revendiquer une représentation la plus large possible pour désigner un groupe ayant un profil très particulier : nous sommes les Juifs en/de France, nous sommes les juifs progressistes et finalement – dernier avatar- nous sommes les Juifs laïcs (face aux juifs religieux)

Il importe de revenir sur le glissement de “Juifs en France” à “Juifs de France” : la première formule pourrait en effet désigner un ensemble très vaste incluant aussi bien les Juifs de France que les Juifs qui sont simplement résidents en France, sans prétendre être, quant à eux, les Juifs de France. Mais, plus loin, en recourant à la formule “Juifs de France”, cela signifie que ce sont eux les vrais Juifs de France et non pas un autre groupe qui ferait pendant aux “Juifs en France”. Autrement dit, il y a occultation des Juifs de souche française, complètement marginalisés et qui auraient démérité, tout comme les Chrétiens forment une Nouvelle Alliance remplaçant la sienne, les Juifs ashkénazes étrangers forment une nouvelle alliance avec la France, aux dépends des Juifs de souche française.

A l’appui de cette thèse, nous signalerons que chaque fois que, face à un public de “juifs laïcs” on aborde la question des juifs de souche française, il y a comme un malaise. Or, a priori, officiellement, le seul problème des juifs laïcs, c’est d’être rejetés par les Juifs religieux, ils ne devraient donc nullement se formaliser d’une revendication d’existence de la part de juifs laïcs de souche française !

D’où l’on observe que ce “judaïsme laïc” n’est qu’une façade qui n’avoue pas l’identité de son véritable adversaire, de sa bête noire, à savoir le juif de souche française qui les a snobés eux, les juifs ashkénazes qui ont débarqué en France ou leurs descendants. On dit, chez les psychogénéalogistes, qu’il faut trois générations pour fabriquer un psychotique. Dans les années trente, la presse juive parlait des “masses travailleuses juives immigrées” par opposition aux “juifs de souche française”, mais ce terme de juif immigré a fini par disparaître voire à devenir tabou, un crime, en quelque sorte, contre le credo laïque..

En outre, au lendemain de la guerre, il fut fortement question, notamment au Parti Communiste, de faire repartir ces juifs “en sky”, selon l’expression de Marty, dans leurs pays d’origine et ce fut d’ailleurs le cas de beaucoup, notamment vers la Pologne, devenue communiste, avec des succès divers.(cf. Maurice Rajsfus, L’an prochain la Révolution. Les communistes juifs immigrés dans la tourmente stalinienne, 1930-1945, Paris, Mazarine, 1985) Les Juifs laïques de nos jours et leurs cadres polonais sont les héritiers directs de ces structures propres aux juifs immigrés, communiquant entre eux à l’époque, en yiddish ; on ne disait pas alors “émigrés”. On pouvait trouver la formule : “Juifs de France, français comme immigrés”. Sous Vichy, les statuts différèrent : “Les ressortissants étrangers de race juive pourront (...) être internés dans des camps spéciaux”. On avait bien affaire à une mouvance spécifique : “La défense des immigrés, pouvait-on lire, est un souci permanent de la Presse Nouvelle”. Ces immigrés qui “ont aimé à en mourir le pays pour lequel ils se sont battus”, ce qui signifie implicitement que ce n’était pas “leur” pays. Ceux-ci ne méritaient-ils pas “une place prépondérante parmi les juifs de France” ? Mais derrière l’expression “immigrés”, en France, finalement trop large, il y avait une réalité socio-historique, celle de l’origine géographique.

A la fin des années 80, le phénomène du judaïsme laïc s’est manifesté, sous ce nom, même si le terme “juif laïc” figurait déjà dans les publications judéo-communistes : le même groupe ashkénaze issu de l’immigration s’en prenait cette fois aux religieux qui tenaient le haut du pavé, tout comme d’ailleurs il avait eu sa période antisioniste, à l’époque de Nasser. Triple rejet donc perçu d’ailleurs, à tort ou à raison, comme mutuel  : les juifs de souche française, Israël, les juifs religieux. Mais généralement, le premier rejet n’est plus guère rappelé, probablement parce que l’on s’imagine que le problème ne se pose plus. Dans les trois cas, cette population se serait heurtée à un certain mépris : on leur reproche de ne pas être des juifs vraiment français, on leur reproche de ne pas venir s’installer en Israël, on leur reproche de ne pas respecter les coutumes juives. Triple porte à faux qui n’empêche pas que ces juifs que l’on ne peut simplement définir par un refus – et la laïcité est un refus – ou un manque éprouvent une forme d’identité fondée sur une certaine culturalité d’Europe orientale, autour du yiddish, d’une certaine nourriture, pas nécessairement kasher et sur la Shoah, entre autres. En se définissant comme “juifs laïques”, ils peuvent ratisser plus large et capter des juifs n’appartenant pas  à cette sensibilité mais en même temps, ils se présentent en creux et cela fausse les pistes. Jamais, ils n’accepteraient de reconnaître qu’il s’agit avant tout de la perpétuation d’une culture au demeurant non française, ils se croient obligés de se situer au niveau des principes tout en sachant très bien que cela n’est qu’une façade.

On notera donc que ce positionnement antireligieux et non sioniste ne fait que dissimuler d’autres problèmes plus aigus : celui de leur récente immigration en France qui pourrait rendre concevable, une fois l’orage passé, un retour ; celui de leur refus d’être considérés comme des juifs français de seconde zone, face aux Juifs de souche française, ce qui conduit ces juifs laïcs à célébrer, sans états d’âme, le bicentenaire de l’émancipation des juifs de France, ce qui fait penser un peu à “nos ancêtres les Gaulois”, sans juger bon de faire intervenir les descendants, en chair et en os, de ceux qui vécurent cette époque. Mais n’est-il pas vrai que la revendication de la Palestine relève largement d’une histoire que l’on se réapproprie.

Dès lors que ces associations juives laïques ne servent réellement qu’à créer un espace de vie juive pour ceux qui ont été exclus non point tant – comme ils l’affirment – du monde religieux mais du monde judéo-français, il va de soi qu’elles sont amenées, à affirmer une laïcité qui constitue une sorte de négationnisme à l’encontre des juifs de souche française. Autrement dit, ces “juifs laïcs”, d’un genre si particulier, sont prêts à jouer la laïcité contre un communautarisme qui risquerait de privilégier ces juifs “historiques” que sont les juifs de souche française. On songe au jugement de Salomon où la femme qui a perdu son enfant préfère que l’enfant restant meure : on préfère que les juifs deviennent un élément insignifiant plutôt que d’admettre une quelconque suprématie de la part des juifs de souche française. En fin de compte, aussi incroyable que cela puisse paraître, ces “juifs laïques” veulent avant tout instrumentaliser la laïcité aux fins de refouler les différences entre eux et les juifs de souche française bien plus que celles qui existent entre les juifs et les autres communautés ! Si on leur demande s’il est vraiment indifférent que dans leurs instances dirigeantes il y ait une majorité de juifs d’origine polonaise ( signalons que les juifs “bundistes” en France étaient fortement centrés sur Varsovie) ils répliqueront “cela n’a pas d’importance !” Car en fait ce qu’ils revendiquent avant tout c’est un laïcisme au sein de la communauté juive bien plus qu’un laïcisme au niveau d’une société française communautariste. Le terme “origine” qui marquait l’immigré juif de Pologne ou de Roumanie est désormais utilisé dans un sens plus large : on est d’”origine juive”, comme tous les Juifs, donc sans discrimination au sein de la communauté juive de France.

Faut-il s’attendre à ce que ce pseudo-judaïsme laïque s’éteigne avec ceux qui avaient des raisons de le revendiquer ? Il semble bien que la moyenne d’âge y soit assez élevée et que les querelles des parents ne sont plus celles sinon des enfants du moins des petits enfants. Il existe certes quelques éléments séfarades, égarés au milieu d’une masse ashkénaze. On peut se demander si ceux-ci ne servent pas de façade, on pense notamment à Albert Memmi, juif d’origine tunisienne, président de l’Association pour un Judaïsme Humaniste et Laïc (AJHL) mais qui n’est en fait qu’une scission de Liberté du Judaïsme, fondée par des Ashkénazes issus de l’immigration, à la fin des années 1980.

En guise d’épilogue, signalons qu’à l’issue de notre exposé, les deux orateurs qui prirent ensuite la parole s’excusèrent d’être polonais comme si notre intervention remettait en question leur droit à s’exprimer. On avait l’impression que l’on avait introduit le loup dans la bergerie, alors qu’à aucun moment, officiellement du moins, ces “juifs laïcs” n’avaient mis le doigt sur une si vieille douleur, une douleur restée jusque là inavouable, protégée par la langue de bois..

Il convient donc de mettre la laïcité en perspective : quand la France s’est voulue laïque, elle était relativement soudée et cette laïcité était compensée par un fort consensus linguistique et culturel qui en relativisait sensiblement les effets. Il est clair que dans une France plus hétérogène, post laïque, où les membres ne partagent plus toujours les mêmes valeurs et surtout la même Histoire, la laïcité ne peut que le céder à un certain communautarisme. En revanche, il est possible de parler de laïcité au sein de chacune de ces communautés parce que chacune d’entre elles comporte précisément, entre ses membres, un fort dénominateur commun. Cela dit, quand des Juifs se déclarent laïques face à d’autres qui ne le seraient pas, il ne peut s’agir là en soi d’une identité : on peut vouloir la laïcité au sein du monde juif en France, on ne peut se dire “juif laïc”. Il y a là un point aveugle que nous avons tenté d’expliciter, à savoir que sous cette étiquette de juif laïc, il y a une revendication qui est, avant tout, celle des juifs immigrés et de leurs descendants et plus spécialement de ceux qui sont originaires de l’Europe Orientale en général et de Pologne en particulier.

Certes, il existe un autre sens pour “juif laïc”, c’est celui de juif non pratiquant par opposition à juif pratiquant – et les deux sens se croisent pour ajouter à la confusion- mais il semble bien que cette mouvance laïque fonctionne sur des pratiques sociales qui lui sont propres et qui relèvent d’une certaine ashkénazité qui ne saurait se réduire aux pratiques françaises. Or, on ne peut qu’observer que toute réunion au sein de ces associations juives dites laïques met en jeu, ipso facto, un ensemble d’attitudes qui sont d’ailleurs perçues comme étranges sinon étrangères aux juifs qui n’appartiennent pas à la dite ashkénazité. Il faudrait enfin souligner à quel point les pratiques sociales spécifiquement françaises sont éloignées de celles qui caractérisent tant les ashkénazes que les séfarades, elles-mêmes fortement marquées par leurs interculturalités respectives, qu’elles soient germano- slaves ou arabo-turques.(cf. nos travaux in Cahiers du CERIJ, 2000-2001). Ne pourrait-on parler à propos de cette mouvance de “loubavitch laïques” et n’existe-t-il pas des séfarades parmi les Loubavitch, s’habillant comme les anciens Polonais ?

Aucun problème, au demeurant, de la part de ces “Juifs laïques” pour reconnaître qu’ils ne respectent pas les lois juives, pas de problème non plus de leur part pour admettre bien volontiers que leur rapport à Israël n’a pas abouti. En revanche, en ce qui concerne le jugement qu’ils portent sur leur intégration en France au sein de la communauté juive, ces mêmes juifs laïques ne sont pas prêts à concéder la moindre restriction, en dépit des obstacles évidents rencontrés par eux ou par leurs parents ; ils se veulent plus français que les juifs de souche française et en tout cas pas moins – prêts, à l’occasion, à relativiser l’intégration de ceux-ci – alors que s’ils étaient en Israël ils admettraient l’existence de sabras. (Panoramiques, numéro sur “les Juifs Laïques, du religieux vers le culturel”  réuni en 1992 par Izio Rosenman). Disons que ces Juifs de souche française leur font ombrage tout comme la présence des Juifs embarrassent les Chrétiens sans parler du rapport des arabes palestiniens aux juifs Israéliens.

Il suffit d’étudier le personnel dirigeant de ces associations juives laïques pour s’assurer qu’une culturalité polonaise est sous-jacente : Cercle Gaston Crémieux de Richard Marienstrass et Jacques Burko, Cercle Bernard Lazare de David Fuchs, du Centre Juif Laïc de Jean Liberman, Cercle Amical bundiste, fortement marqué par la Pologne, longtemps animé par Aby et Méni Wiewiorka, Liberté du Judaïsme de Claude Kolinka et d’Elie Garbarz,  Révolution Progressiste Juive animé par Nathan Zederman, Association pour un judaïsme Humaniste et laïc animé par Izio Rosenman ; Amis de la Commission Centrale de l’Enfance de Jo Kastersztein ou Hashomer Hatsaïr, fondé en Pologne en 1913 partageant les locaux du Cercle Bernard Lazare. Mais bien entendu, si on allait demander de quelles origines sont ces juifs laïcs, il nous serait répondu “mais de partout”, citant Un Tel ou Un Tel qui n’ont pas perçu la nature de ce “ghetto ashkénaze”. Un Roger Maria n’écrivait-il pas en 1968 dans Nouvelle Presse Hebdo à propos des juifs “progressistes”  : “même si tous ne parlent pas yiddish” ? La contestation de la règle matrilinéaire, dans ces groupes, pourrait être lié au fait que le patronyme polonais, transmis par le père, est considéré comme la référence.

M. Rajsfus reprochera à R. Marienstrass, auteur, en 1975, d’être un peuple en diaspora, Paris. F. Maspero, de quasiment rien dire des juifs maghrébins ou des juifs français dont “l’antériorité dans le pays remonterait aux Croisades” (Identité à la carte. Le judaïsme français en questions, Paris, Arcanthère, 1989, pp. 171 et 357). L’importance accordée à la Shoah, par ailleurs, n’est-elle pas liée, peu ou prou, à l’implantation géographique fortement polonaise des camps de concentration, justifiant d’ailleurs l’organisation de voyages de la mémoire ?

A l’heure où les différentes “ethnies” afghanes s’efforcent de doser la part des unes et des autres au sein d’un gouvernement, est-il concevable que les Juifs affirment qu’ils ne sont séparés que par le fait de croire ou de ne pas croire ? Les clivages d’hier ont pu temporairement s’estomper, ils n’en sont pas moins voués à réapparaître et il faut les prendre en compte. Les associations Juives “laïques” sont les héritières de fait du Comité Général de Défense (CGD), rassemblant les juifs d’Europe de l’Est, qui s’opposa, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, au Consistoire. Que les uns se revendiquent résistants – encore que les communistes ne l’aient été qu’après l’agression nazie en URSS, mettant fin au pacte germano-soviétique – face aux autres accusés de complaisance à l’égard de l’occupant allemand ne change rien à l’affaire, pas plus que le fait que l’ UJRE communiste co-fondatrice du CRIF, de par notamment son attitude hostile à l’égard d’Israël, ait été tenue quelque peu à l’écart avant de réapparaître au sein de la mouvance juive laïque, constituée d’ailleurs en partie de transfuges du Parti Communiste, tels le journaliste Jean Liberman (cf. Se choisir juif, Paris, Syros, 1995) ou un Jean Ellenstein, se retrouvant au sein du Centre Juif Laïc (CJL).

Le CRIF (Conseil Représentatif des Israélites de France) fut durant l’Occupation une structure faisant cohabiter juifs de souche française et juifs étrangers originaires d’Europe Centrale, est-ce que le problème a cessé d’exister soixante ans plus tard ? On notera qu'Israélite de France” n’équivaut pas à Français juifs, la formule désigne avant tout une présence en France.

Il ne s’agit pas, sous prétexte d’oublier les anciennes polémiques, de faire fi de différences nullement résorbées et qui, en tout état de cause, gardent toute leur prégnance en terme de légitimité et d’enracinement. Imaginons un instant si la situation en Israël serait aujourd’hui la même s’il avait existé un noyau dur juif qui s’était perpétué au travers des siècles, sans discontinuité ! Où sont les Israéliens de vieille souche palestinienne ? Il vaut encore mieux que les juifs de souche française reconnaissent la méfiance qui fut la leur à l’encontre des juifs immigrés en France mais cela ne saurait pour autant les faire renoncer à leur rapport privilégié avec la France et les droits et les devoirs qui s’en suivent.

En vérité, c’est le regard du non juif – au sens où l’entendait Sartre, qui crée cette illusion d’homogénéité, l’antisémitisme serait-il un allié de ces “juifs laïcs” comme il peut l’être des sionistes ? Car la diversité des engagements idéologiques au sein de la mouvance laïque ne doit pas faire oublier l’homogénéité de sa population, quant à ses origines géographiques et culturelles. Que signifie la question  : est-on juif français ? De nos jours, on pourrait penser qu’elle pose la question du caractère français des juifs. Or, le vrai sens de cette question est autre : est-on un juif de souche française ou un juif immigré, étranger, naturalisé, vivant en France ? On peut aussi se demander si le débat autour de la religion ne renvoie pas au clivage entre juifs français et étrangers juifs : pour le juif immigré, le juif de souche française apparaissait comme un français de confession juive, mosaïque. Est-ce qu’un certain laïcisme juif ne viserait pas à affirmer qu’être juif ne se réduit pas à une confession mais implique aussi une différence de culturalité ; est-ce que cela n’impliquerait pas que le juif étranger se sente plus “juif” que le juif de souche française dont la judéité se réduirait, selon lui, à une croyance et à quelques pratiques synagogales. Quant aux Juifs d’Afrique du Nord, leur arrivée massive, a certainement modifié le paysage, avec une population fort différente de la polonaise, ayant un autre rapport à la langue française et à la France. Les juifs ashkénazes pourraient-ils désormais monopoliser l’idée de progressisme ou de laïcité ? Les juifs des anciennes colonies, iraient-ils renforcer le pôle des juifs de souche française, conduisant ainsi à un rééquilibrage de la communauté juive de France ? En fin de compte, il semble bien que ce soit des années Soixante que date l’idée selon laquelle les vrais interlocuteurs des juifs ashkénazes ne seraient plus les juifs de souche française mais les juifs maghrébins d’expression française. Il y a eu substitution, constituant a posteriori une sorte de revanche.

5.                 Juifs laïques et juifs religieux

On a un peu l’impression désormais que derrière le débat “juifs laïcs”/ “juifs religieux” se cache le clivage entre juifs ashkénazes et juifs séfarades. Tout se passe comme si chaque population définie objectivement par son Histoire se voyait attribuer une fonction spécifique au sein d’une communauté plus large ; on dira que tout décalage synchronique est révélateur d’un décalage diachronique et que toute différenciation diachronique aboutit à un partage des taches au niveau synchronique.

On notera qu’en Israël, les juifs séfarades ont été largement assimilés à une classe sociale inférieure par rapport aux juifs ashkénazes, c’est le concept de Second Israël, qui fit l’objet d’un numéro des Temps Modernes, dirigé par Shmuel Trigano, à la fin des années Soixante Dix.

Il y a certes là une injustice à mettre une étiquette sur un certain groupe de personnes, par ailleurs appartenant à un même “peuple” mais c’est ainsi que les sociétés s’organisent et se structurent.

On dira ainsi, le cas échéant, que tel juif séfarade n’est pas très pratiquant, – on dit volontiers qu’il est traditionaliste – plutôt que de dire qu’il est laïc et que tel juif ashkénaze respecte quelques fêtes plutôt de dire qu’il est religieux.

Si les juifs polonais sont omniprésents dans les associations juives laïques, les juifs d’Afrique du Nord sont probablement fortement surreprésentés sur les listes consistoriales et dans les instances religieuses françaises (cf. Information Juive, Supplément au n° 212, Novembre 2001). Il y a une répartition des rôles. Certes, les Loubavitch sont-ils ashkénazes mais selon nous il s’agit d’une interaction avec d’autres communautés juives obéissant à d’autres logiques car nous sommes ici en train de décrire une situation spécifique à la France.

Entre ces deux populations de juifs immigrés, mais ayant immigré à des moments différents, quelle pourrait être la place du “troisième homme”, le juif de souche française, minoritaire, certes, mais affirmant seul la continuité séculaire de la présence juive en Terre de France. Il est fâcheux que lors de la constitution du Consistoire, sous le Premier Empire, on n’ait pas prévu une telle situation, il est vrai qu’à l’époque, la plupart des juifs étaient précisément de souche française...

L’évolution qui a suivi a sensiblement modifié l’état des choses et les fondements socioculturels qui furent le théâtre des aménagements décidés par Napoléon ne sont plus les mêmes tout de même d’ailleurs que ceux qui furent l’arrière – plan de la laïcité à la française. Il est en effet aisé de rendre possible la diversité quand un pays est fondamentalement uni, c’est un luxe qu’il peut se permettre sans risquer de se disloquer mais est-ce toujours le cas désormais ? Il y aurait donc une crise de la laïcité, liée à l’importance de l’immigration au cours du XXe siècle.

Si l’on veut élever le débat, le cas judéo-français nous semble exemplaire, presque un cas d’école. On voit là en effet se dérouler des processus qui ont certainement joué dans les sociétés les plus anciennes, à savoir l’instrumentalisation des différences objectives, observables aux fins de division du travail.

Le problème, c’est que cela n’est pas admis officiellement : on imagine difficilement dans nos sociétés postmodernes que l’on vienne à distribuer les rôles d’après les faciès, d’après les pedigrees alors que c’est bien de cela qu’il s’agit en pratique : ce qui se ressemble s’assemble. L’essor des sciences humaines et des sciences sociales en particulier n’a guère conduit à davantage de lucidité et de conscientisation en ce domaine.

Il y a donc là un décalage entre les faits – une catégorie donnée de personnes se voit assigner un certain monopole sur un certain créneau – et les discours : toute personne désireuse de s’insérer dans ce créneau sera la bienvenue.

En pratique, au sein d’un groupe donné prévaudra un type de comportement propre non pas à la fonction considérée mais..... au profil de la catégorie s’étant vu assigner la dite fonction !

Prenons un exemple classique : si dans la police française, il y a beaucoup de Corses, il faut s’attendre à ce que certaines valeurs qui y règnent ne soient pas spécifiquement celles requises, dans l’absolu, pour être policier – à l’échelle de la planète – mais relèvent de particularismes à rechercher dans la culture corse, étant bien entendu qu’à terme un amalgame se fera entre ces deux niveaux.

Pour notre part, ayant participé pendant une dizaine d’années aux réunions du Comité de Liaison des Organisations Juives Laïques, nous avons pu observer à quel point nous étions en décalage. Comprenez qu’un tel décalage n’existait pas au sein d’instances non juives. La façon dont nous étions perçus, écoutés, y était totalement différente et ceux qui étaient le plus suivis ne l’auraient pas été dans un autre cadre. Il est clair que s’il avait été d’emblée reconnu que cette mouvance laïque, en ses instances dirigeantes, était un fief ashkénazo-polonais, avec ses propres modes de communication, de crédibilisation, les choses se seraient passé autrement. Soit, dès l’abord, il eût été clair que nous étions disqualifiés de par notre différence, soit, cette différence eut été prise en compte et il aurait fallu l’instrumentaliser d’une façon ou d’une autre. Il est probable, également, que les membres de ces instances ne sont nullement conscients de leur idiosyncrasie dans la mesure même où ils se retrouvent entre eux. Ils pensent probablement qu’ils se comportent “normalement”, en gros comme n’importe quel Français, comme n’importe quel Juif, ils ne voient vraisemblablement pas de quoi on parle même s’ils savent, objectivement, que la majorité des interlocuteurs appartiennent à un milieu culturel typé. Autrefois, lorsque beaucoup s’exprimaient mieux en yiddish qu’en français, la distinction était claire et le juif de souche était perçu comme différent. De nos jours, la maîtrise du français, la perte des accents, tend à niveler le sentiment d’un décalage. Il y a là une homogénéité langagière qui vient modifier la situation, dans la mesure même où le critère linguistique était significatif. En outre, le nom des juifs de souche française, quand cela concerne l’Alsace, n’est guère distinct de celui des Juifs originaires d’Europe orientale, qui ont souvent une consonance germanique : rappelons qu’il y a eu un flux migratoire de l’Ouest vers l’Est avant qu’il ne se produise en sens inverse, d’Est en Est. Certes, les juifs du Comtat Venaissin portent-ils des noms “bien français” – généralement des noms de lieux, mais il y a le fait des mariages “mixtes” entre juifs d’origines différentes..

On se retrouve avec un problème de lisibilité comme d’ailleurs, plus généralement entre juifs et non juifs. Qui est juif, qui ne l’est pas ? Qui est juif polonais, qui est juif alsacien ? En revanche entre juifs ashkénazes et juifs d’Afrique du Nord, la différence concernant les patronymes est flagrante : d’un côté des noms germano-polonais, de l’autre des noms judéo-arabes. On s’y reconnaît, on s’y retrouve, on se répartit les rôles : l’un, le séfarade, affirmera l’existence d’une communauté religieuse spécifique face aux autres communautés, catholique, protestante, musulmane. L’autre, l’ashkénaze, affirmera son respect de la laïcité et la marginalisation du fait proprement religieux au profit de critères d’ordre plus culturel. Entre ces deux attitudes, les juifs de souche française devraient probablement, au niveau d’une légitimité historique, avoir aussi voix au chapitre..

On pourrait parler d’un syncrétisme social, dès lors que des populations par ailleurs bien distinctes s’entremêlent, par exemple lorsque des juifs d’Afrique du Nord participent aux activités des “juifs laïques”, vouées en fait à la justification de la différenciation des juifs ashkénazes d’Europe centrale et orientale. Le cas d’Albert Memmi est de ce point de vue hautement caractéristique de ce que l’on pourrait appeler un glissement chorématique (à partir du terme grec signifiant espace, alors que chronématique renvoie au terme grec pour temps).

Pour l’historien, un tel glissement doit être repéré, faute de quoi  il aura le sentiment de l’existence d’une sorte d’OVNI social. En effet, pour éviter de percevoir des ruptures dans la diachronie, encore faut-il ne pas se laisser égarer par ces dérives chorématiques, qui donnent l’illusion d’un phénomène nouveau, sui generis. Or, on remarque que les sociologues, comme Doris Bensimon, (LDJ 1989-2001 Ed. D. Bensimon et C. Kolinka

Extrait de la collection de la Lettre de LDJ n° 0 à 61) qui connaît de près la mouvance juive laïque n’est pas parvenue à la situer dans la continuité des associations d’originaires, déjà présentes dans l’Entre Deux Guerres. En l’occurrence, il convient d’isoler les facteurs suivants : la récupération des thèmes laïques circulant en dehors du monde juif qui est déjà un glissement chorématique, ensuite la mobilisation de juifs n’appartenant pas au groupe socio-culturel de référence, “importation”  de juifs d’Afrique du Nord au sein des associations juives laïques. A cela vient s’ajouter une sorte de télescopage chronématique qui consiste à laisser entendre qu’il n’y a plus de juifs de souche française, que c’est une donnée du passé.

Pour employer le jargon de l’ethno-méthodologie, que dire en effet de l’accountability des “juifs laïques”. Dans un manifeste rédigé en octobre 88 mais repris en 2001, les fondateurs de l’association Liberté du Judaïsme ( LDJ) écrivaient : Un groupe de militants juifs a constaté que certains problèmes vécus comme individuels reflètent en fait la situation de la majorité des Juifs de France”. Ces fondateurs, dont les trois plus significatifs sont ashkénazes, immigrés, ne font évidemment pas la moindre allusion à leurs origines. Ils parlent de la “majorité des Juifs de France” alors que l’on sait que la majorité de la communauté est séfarade. Or, de deux choses l’une, où ces séfarades sont religieux et dans ce cas on ne peut dire que la majorité de la communauté est “laïque” ou bien ils ne le sont pas et dans ce cas, pourquoi ne figurent-ils pas au sein de cette association en particulier et des associations juives laïques en général ?

Pour masquer ces réalités, on recourt volontiers à des acrobaties terminologiques, propres à la situation diasporique : on ne sait jamais si on parle de juifs favorables à la laïcité à la française et qui sont avant tout des citoyens français ou si on parle de juifs exigeant que la communauté juive fonctionne de façon laïque. Une telle confusion culmine avec la difficulté croissante à distinguer français d’origine juive et Juif de souche française. Il est plus facile de devenir citoyen français, accessoirement d’origine juive que de devenir descendant des juifs de 1791, lors de l’Emancipation. Dans l’Entre deux Guerres, il a pu semblé plus facile à certains d’intégrer la communauté juive de France que de devenir français à part entière mais c’était une fausse impression car, en tout état de cause, devenir français est une affaire de droit, devenir juif de souche française est une affaire liée à l’Histoire et on ne change pas l’Histoire, à moins d’être stalinien, comme on change un statut, par la naturalisation, par exemple. Dans un article paru dans la Lettre de LDJ, en septembre 1993, et consacré aux juifs de l’’ex URSS en Israël, nous avions montré qu’une chose était pour ces juifs de devenir citoyens israéliens, une autre de perdre leur spécificité, voire de renoncer à leur langue. On nous avait répliqué que le temps s’en chargerait. De fait, tout se passe comme si à certaines époques, les clivages seraient mis entre parenthèses mais cela n’a qu’un temps et comme dit l’adage : Chassez le naturel, il revient au galop.

a)                Méthodologie des clivages sociaux

Passons à quelques réflexions méthodologiques applicables, a priori, à tout terrain comportant des clivages sociaux. Il conviendra de rechercher une continuité non pas tant du message que du médium, c’est à dire mettre en évidence la pérennité d’une communauté se définissant ou définissable selon tel ou tel critères mais pouvant adopter diverses façades. L’antisémitisme est un bon révélateur de certaines stratégies : tel groupe peut refuser l'accès aux juifs non pas parce que les juifs ne conviennent pas aux buts affichés mais parce que cela remettrait en question son homogénéité fondatrice. A l’inverse, un groupe juif peut poursuivre des objectifs qui semblent l’ouvrir aux non juifs mais de fait c’est rarissime car en réalité le groupe essaie avant tout de justifier sa pérennisation et son droit à perpétuer sa différence, le but affiché n’étant pas une fin mais un moyen. Dans tous ces cas de figure l’étranger au groupe, considéré selon ses origines, peut être parfaitement en phase avec les valeurs affichées, sans que sa présence ne soit autrement que tolérée. D’où l’épineuse question des conversions : en principe, le groupe affichant des valeurs assez larges, il s’ouvre à tous ceux qui y adhérent mais en pratique ce qui importe, c’est l’appartenance non pas subjective mais objective au groupe, la question d’un consensus au niveau des valeurs étant un épiphénomène. Si l’on prend le cas des astrologues, il convient de distinguer le groupe de ceux qui ont acquis une certaine formation technique, sont passés par un certain cursus et celui de ceux qui considèrent que ce cursus est superfétatoire. En réalité, le premier groupe est défini par un certain langage, la pratique de la consultation est relativement secondaire et rejoint la nébuleuse de tous ceux qui gagnent de l’argent par une forme ou une autre de divination. Il ne suffira pas pour devenir astrologue, au sens où l’est une certaine population issue de ce cursus, d’être un bon praticien. Encore faudra-t-il maîtriser un certain langage. Celui qui prétendrait réformer l’astrologie en évacuant des pans de sa tradition, serait fort mal reçu. Ce qui n’empêche pas que cette population, pour se justifier, affirme son efficience étant donné qu’il ne suffirait pas, apparemment, qu’elle fasse étalage de sa culture. Or, on peut devenir un excellent praticien sans passer par un cursus qui est la voie d’ accès à une communauté organisée autour d’un certain nombre d’événements sociaux(colloques, astro-cafés, revues etc), dont la dimension praticienne est une affaire personnelle, finalement assez secondaire ou du moins dont le bagage lié à ce cursus ne donne accès à une pratique psycho-divinatoire que dans la mesure même où toute méthode s’y prête, de toute façon..

Tout comme, au bout du compte, il ne suffira pas de partager quelques idées sur le judaïsme laïc pour appartenir pleinement à la société juive laïque dont le mode de fonctionnement interne est plus important que le message qu’elle a à transmettre. L’idée, soutenue par certains juifs laïcs selon laquelle toute personne qui se sent juive le devient ipso facto ne serait-elle pas au demeurant une façon de dire que tout juif étranger qui se considère comme juif français le deviendrait, également, ipso facto ? Or, pour toute personne voulant entrer dans ces milieux juifs laïcs de France, il apparaît assez vite que l’on ne le devient pas membre à part entière, si l’on n’a pas un pedigree adéquat d’origine ashkénazo-polonaise, on risque fort de rester un participant de seconde zone, incapable d’exercer une véritable autorité et ignorant des arcanes du Surmoi sous jacent.

Dans le débat entre juifs laïques et juifs religieux, nous avons d’un côté un groupe qui définit ses objectifs mais occulte ses pratiques et de l’autre un groupe qui met en avant ses pratiques mais qui néglige de préciser ce vers quoi il tend.

6.                 Une analyse linguistique de la question

On pourrait songer à appliquer à nos descriptions le modèle signifiant/signifié. Ici, le groupe caractérisé par sa culture et son origine d’Europe Centrale et Orientale est le signifiant et ses objectifs affichés, à un moment donné, seraient le signifié, de la même façon qu’un mot peut voir ses significations évoluer au cours du temps. On pourrait évidemment inverser l’équation et dire que le groupe est plutôt de l’ordre du signifié pouvant être décrit, dans le temps et dans l’espace,  au moyen de divers signifiants.

Pour notre part, nous préférons la première présentation tant il est vrai que le groupe s’il peut être décrit formellement comme l’est un mot, un signifiant, n’est lié à son rôle social, le signifié, que de façon arbitraire.

On peut d’ailleurs se demander si le modèle signifiant/signifié n’a pas son origine dans la description des sociétés – une ethnie remarquable, identifiable et sa fonction, son rôle assigné – et serait ensuite passé au champ linguistique.

Nécessité donc d’une double compétence : difficulté d’assurer une fonction sans être membre du groupe qui s’est vu attribuer arbitrairement la dite fonction. Ainsi, on ne peut devenir roi de France si on n’appartient pas à une certaine aristocratie mais cette condition nécessaire exige que l’on se prépare à l’art du gouvernement. De nos jours, une personne étrangère, s’exprimant mal en français, bien qu’elle ait, par ailleurs, une forte expérience de l’Etat, peut-elle prétendre à être un leader politique en France ? Et pourtant le fait de savoir parler français, pour ne considérer qu’un facteur, n’a rien à voir avec le fait de bien gouverner. Le fait d’être un homme ou une femme peut également déterminer la possibilité d’accéder à certains postes, le fait de sortir de l’ENA ou de Normale Sup – deux “Grandes Ecoles” – aussi.

Nous touchons là à la question de l’organisation primitive des sociétés : l’humanité s’est beaucoup servi de ce qui distinguait les populations entre elles – tant ethniquement que linguistiquement ou religieusement – ce qui explique probablement la multiplicité des clivages qui aujourd’hui semblent faire moins sens pour le bon gouvernement de la Cité.

La laïcité ne devrait pas, selon nous, se contenter de favoriser la cohabitation de ces différences mais leur assigner des fonctions spécifiques, faute de quoi celles-ci finiraient par perdre leur raison d’être au cours du XXIe siècle. En pratique, d’ailleurs, on continue à instrumentaliser ces différences : le groom d’hier, souvent noir, a laissé la place à l’agent de sécurité qui l’est aussi. Les critères d’âge, de sexe, de taille, de peau jouent un certain rôle mais parfois on tourne le problème par l’usage d’un uniforme d’une certaine couleur.

A chaque instant, on est amené à se demander si le critère utilisé pour désigner une personne à un poste tient à sa compétence de membre du groupe à qui le poste est en principe dévolu ou à sa compétence concernant l’activité à assumer. Délicat dosage !

Le problème est en fait plus complexe en ce que l’on peut raisonnablement admettre que certains talents sont héréditaires. Non pas tant parce qu’ils se transmettraient par le jeu d’un certain mimétisme familial mais parce qu’ils seraient liés à quelque spécificité d’un psychisme génétique. Ce qui nous amène à nous demander si les juifs, toutes tendances confondue, cette fois, auraient un génie particulier, inné, interface entre un signifiant social et un signifié fonctionnel. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que leur déracinement culturel, accentué depuis un siècle, lié aux migrations de toutes sortes, tant en Israël (cf.. l’ouvrage classique de Georges Friedman Fin du peuple juif ?) qu’en diaspora, ne nous semble pas forcément favorable à leur épanouissement spécifique.

 

 

Jacques Halbronn, Ier-2 décembre 2001, Paris.

Plan du site – Vers le haut de page En savoir plus sur L'auteur
Envoyez vos commentaires et vos questions au régisseur du site. Copyright © — 1997 Lierre & Coudrier éditeur