Aux sources du mythe, la quête

De l'image mythique de Médée à la Grande Déesse

Catherine Barbé

I — Résumé

L’humanité s’est construite sur un grand principe fondateur, inaccessible, sinon métaphoriquement, par le mythe.

A l’origine de la construction d’une civilisation, émerge un mythe fondateur. Les recherches antérieures ont montré que le mythe judéo-chrétien est l’aboutissement d’une évolution jalonnée par des étapes d’unification, sous les traits d’une Grande Déesse Mère, nourricière et terrible, suivie de différenciations progressives en un panthéon où chaque figure est dotée d’une spécialité, pour se résoudre en une dualité opposant un Dieu tout-puissant au Diable.

Sur les traces de la Grande Déesse, nous retrouvons Médée, figure civilisatrice, comme un avatar de la divinité, dont le renforcement des caractères humains médiatise la puissance auprès des hommes.

Comme la « maîtresse que surtout elle révère », elle sera évincée progressivement du panthéon pour se retrouver projetée dans l’Histoire.

L’itinéraire qui conduit aux sources du mythe est semé d’embûches. Il est en effet difficile de suivre les méandres de l’imaginaire, sans prendre en considération l’Histoire et les traces littéraires du mythe, au risque parfois de s’y perdre. Ainsi, cédant à la prétention de mener de front deux axes de recherche sur les deux plans, remontant le fil du texte déjà écrit, il nous apparaît nettement que nous nous sommes heurtée à l’impossibilité de dégager nettement le schéma des représentations. Le chemin est long qui mène à la maîtrise dont a fait preuve Bernard Teyssèdre en la matière. Le coup d’essai fait le maître dans le monde des héros, mais pour le chercheur, il est le prix d’un effort et d’une ascèse, sans qu’il soit pour autant assuré d’en être récompensé.

Nous espérons seulement que de l’abondance du matériau traité, bien loin d’être épuisé, émergeront quelques traits dominants, utiles à notre démonstration. Ce qui reste dans l’ombre, le flou, l’inexpliqué sera l’occasion, nous l’espérons, de développements et d’approfondissements ultérieurs.

De la surface...

La première version attestée du mythe est donnée par Hésiode en deux passages situés dans les derniers vers de la Théogonie. Elle relate essentiellement la généalogie de Médée, sa rencontre avec Jason, chef des Argonautes dans le premier[1], son appartenance aux Immortelles dans le deuxième[2]. Quelques traits s’en dégagent qui permettent de mettre en relation la figure mythique de Médée et des images que la la publicité met en scène, notamment : « C’est démon », cité en Première partie.

 

Recomposition de l’image mythique

La vierge aux yeux qui pétillent

Dans la Théogonie, première version attestée du mythe de Médée, elle apparaît comme numphê/kourê élikôpida : “ Vierge aux yeux qui pétillent”. L’étymologie[3] propose plusieurs solutions au sens d’elikôpida et diverses interprétations ont été proposées. Il ne s’agit pas ici de choisir entre un sens ou un autre, mais de considérer l’ensemble des versions, et de les rapporter à la première représentation littéraire de Médée comme vierge qualifiée d’elikôpida, selon la même démarche que celle appliquée à l’analyse du mythe, considéré dans l’ensemble de toutes ses versions. 

1 — Elikôs : Dans la formule elikôpes Axaioi (Il.) ; f. elikôpis (Il.,I,98, Hés., Sapho, Pi.)  : le sens est discuté. Le second terme du composé entre dans une série connue (— okw —) mais le mot reste obscur. Diverses interprétations ont été proposées :

a)   “ aux yeux vifs ”, cf. élissô, (mais éliko- ne présente ce sens dans aucun autre composé) ;

b)   “ aux yeux arqués ” (objection : le thème de élissô ne signifie pas courber, mais “ rouler en plusieurs tours ”) ;

c)   hypothèse en l’air de Preliwitz, ...fondée sur la glose ;

d)   L’interprétation antique la mieux affirmée ‘aux yeux noirs’, le mot étant glosé mélanophthalmoin ; il existe d’ailleurs un adjectif Èlikos signifiant ‘noir’ (Call, fr. 299). M. Leumann pense, ce qui est plausible, que élikos est issu de élikôpes que l’on ne comprenait plus. D.L. Page, History and the historic Iliad, (244 sq., 283), suppose que le sens originel serait ‘aux yeux noirs’ ; hypothèse paradoxale, mais avec laquelle il ne subsisterait aucune difficulté (cf. aussi sous elix).

2 — Elix, -kos, : f. ‘spirale’, d’où dans des emplois divers : ‘bracelets’ (Il.,18, 401), ‘spirale’ en géométrie, ‘vrille’ de la vigne et du lierre, ‘replis’ d’un serpent, sorte de cric en forme de vis pour soulever les navires, inventé par Archimède... ; employé comme adjectif ‘en spirale, qui tourne’, dit d’un fleuve, d’herbes ; chez Homère et Hésiode, dit de boeufs, souvent à côté de eilipous (Il., 9, 466) et souvent compris ‘aux cornes recourbées’ : il faudrait y voir alors l’expression abrégée d’un terme comme *éliko-kraira (toutefois les lexicographes donnent aussi le sens de noir) ; il s’agirait alors d’un mot tout différent, (Cf. sous élikôps et page oc. 245).

3 — Élikôn, toponyme, notamment montagne des Muses en Béotie (Hésiode. Tr, 639...) avec digamma initial attesté chez Corinne. Montagne aux saules.

 

¨    Il ne s’agit pas ici de choisir entre un sens ou un autre, mais de considérer l’ensemble des versions proposées, et de les rapporter à la première représentation littéraire de Médée comme vierge qualifiée d’élikôpida.  il s’agit de la même démarche que celle appliquée au mythe, constitué de toutes ses versions.

 

De l’ensemble des sens proposés se dégagent les idées de mouvement tournant, de spirale, de noirceur ; ce en quoi le mot se différencie de glaukôpis, où prédomine la couleur claire, le bleu, allié à la lumière : transparence, profondeur ? qui induit la fascination, la terreur ? A remarquer d’abord que, alors que la science étymologique propose comme traduction ‘noir’, sous l’argument qu’elle ne présente “ aucune difficulté ” ; le traducteur d’Hésiode, quant à lui, traduit avec constance “ aux yeux qui pétillent ”.

La vierge et le serpent

Nous devons rappeler que, dans la composition de la Théogonie, élikôpida qualifie Echidna avant d’être appliqué à Médée :

“ (Kéto) enfanta aussi un monstre irrésistible, qui ne ressemble en rien aux hommes mortels ni aux dieux immortels. Au creux d’une grotte naquit la divine Echidna à l’âme violente. Son corps est pour moitié d’une jeune femme aux belles joues et aux yeux qui pétillent, pour moitié d’un énorme serpent, terrible autant que grand, tacheté, cruel, qui gîte aux profondeurs secrètes de la terre divine. C’est là aussi qu’elle a sa grotte, en bas, sous un rocher creux, loin des dieux immortels et des hommes mortels... c’est sous la terre...qu’a été retenue l’atroce Echidna, dont la jeunesse doit échapper à jamais à la vieillesse et à la mort.

À elle, dit-on, s’unit Typhon - le terrible, l’insolent bandit à la vierge aux yeux qui pétillent  - et de lui elle conçut des enfants au cœur violent. ”[4] Par son “ regard qui pétille ” Echidna inclut Médée, et en retour Médée, dont le côté monstrueux n’est en rien manifeste chez Hésiode, inclut Echidna. Cependant Médée, conquise par un Grec, est une Barbare. Et Echidna, la Vipère, a en outre la réputation de dévorer les passants. De sa vilenie, elle est punie par Argos-aux-cents-yeux qui la croque tue. Elle partage sa réputation avec une de ses filles présumée, Scylla : devant son antre “ jamais encore matelot ne se peuvent vanter d’avoir passé par là sans périr avec leur nef ”[5] (il est difficile de se vanter quand on est mort) et tous sont morts. Tous ? Non, Un seul à su résister à la monstrueuse Scylla ! Et Circé de faire à Ulysse le complaisant récit du succès du seul marin qui avant lui, aura sans encombre traversé le sombre passage. Ne cherchons plus, c’est Jason, bien sûr, qui a défié, sous les auspices bénéfiques d’Héra, la monstresse ainsi faite : “ A mi-hauteur de l’écueil, s’ouvre une caverne à la profondeur bleuâtre, tournée du côté de l’Ouest vers l’Erèbe... Aucun homme, si vigoureux fut-il, ne pourrait du creux de sa nef, atteindre d’une flèche le fond de la caverne (cf. Chaos, aux profondeurs insondables, et ciel étoilé...). C’est là que gîte Scylla aux aboiements terribles. Sa voix n’est pas plus forte que celle d’une chienne nouveau-née (évoque Typhée  dont les têtes jappent “ tantôt des cris pareils à ceux des jeunes chiens... ) ; c’est pourtant un monstre affreux : personne n’aurait de joie à la voir, même si c’était un dieu ( il y en a quand même un qui a consenti à lui engendrer une descendance). Elle a douze pieds, tous difformes (super-Boiteux et pas de jolies chevilles, elle !) ; et six cous, de longueur singulière (ça renifle le serpent ça), et sur chacune une tête effroyable, trois rangées de dents, serrées, multiples, pleines des ténèbres de la mort (pouah, elle pue !) Elle s’enfonce jusqu’à mi-corps dans le creux de sa caverne ; elle tend ses têtes hors du gouffre horrible, et de là, elle pêche ” (une p’tite occupation bien tranquille pour la femme six-troncs !!! Shiva, Vishnou et tous les saints (avatars) au sec !!!!)

 

Il s’en souvient Jason, il est marqué à vie ! D’ailleurs, il la sert — en guise de soupe froide — à Médée, tout fraîchement mère infanticide : “ Jamais il ne se fût trouvé une Grecque pour oser ce forfait (ah, là, on voit tout de suite de quoi il s’agit, une étrangère, une sauvage, une Barbare, quoi, pas civilisée, toute crottée) et c’est à elles que je t’ai préférée pour épouse ! Il pourrait néanmoins lui reconnaître un petit avantage : ce n’est pas une Grecque qui t’aurait endormi un dragon aux-cent-yeux qui en a toujours un d’ouvert.

“Je me suis alliée à une ennemie, pour ma perte, à une lionne — non à une femme (quelle intuition c’t’homme là!) — d’un naturel plus sauvage que la Tyrrhénienne Scylla. ”[6]

Le serpent et le chien

L’énumération de la descendance monstrueuse va suivre :

·       Orthos, le chien de Géryon ;

·       Cerbère, le chien d’Hadès, le “ cruel, monstre irrésistible qu’à peine on ose nommer, à la voix d’airain, aux cinquante têtes, implacable et puissant ” ;

·       Hydre, “ qui ne sait qu’œuvres atroces, le monstre de Lerne ” ;

·       Chimère, “ terrible autant que grande, rapide, puissante, qui possède trois têtes, l’une de lion à l’oeil ardent, l’autre de chèvre, l’autre de serpent, de puissant dragon[7] ” ;

·       Scylla est parfois jointe à la liste, bien que ses origines soient diversement rapportées ;

·       Et enfin, “ unie d’amour à Phorkys, Këto lui donna pour dernier enfant un terrible serpent, qui, caché sous la noire terre, au milieu de ses immenses anneaux, garde des moutons tout en or. ”

 

Hésiode consacre par ailleurs un long passage à Typhée/Typhon[8]:

“ Mais lorsque Zeus eut chassé les Titans, l’énorme Terre enfanta un dernier fils, Typhée, de l’amour du Tartare, par la grâce d’Aphrodite d’or.[9] (...) De ses épaules sortaient cent têtes de serpent, d’effroyable dragon, dardant des langues noirâtres ; et des yeux éclairant ces prodigieuses têtes jaillissaient, par dessous les sourcils, une lueur de feu (et de toutes ses têtes le feu jaillissait avec le regard) [10]; et des voix s’élevaient de toutes ces têtes terribles, faisant entendre mille accents d’une indicible horreur. Tantôt, c’étaient des sons que seules les dieux comprennent ; tantôt la voix d’un taureau mugissant, bête altière, à la fougue indomptable, tantôt celle d’un lion au cœur sans merci ; tantôt des cris pareils à ceux des jeunes chiens, étonnant à ouïr ; tantôt un sifflement, que prolongeait l’écho des montagnes. ”

 

Le portrait peut être complété ainsi, (y compris ses variantes) : “ Typhon tenait le milieu entre un être humain et un fauve. En taille et en force, il surpassait tous les autres enfants de la Terre (...) souvent sa tête se heurtait aux étoiles. Lorsqu’il étendait les bras, l’une de ses mains atteignait l’Orient et l’autre touchait l’Occident et au lieu de doigt, il avait cent têtes de dragons. A partir de la ceinture jusqu’en bas, il était entouré de vipères. ”[11]

 

Hésiode continue ainsi : “ Alors une œuvre sans remède se fût accomplie en ce jour ; alors Typhée eût été roi des mortels et des Immortels, si le père des dieux et des hommes de son oeil perçant soudain ne l’eût vu. ”

 

L’épisode de Typhée chez Hésiode semble en effet une interpolation, doublon de la Titanomachie qui devrait conclure les combats de Zeus pour instaurer l’ordre olympien contre les forces du chaos. Typhée n’attaque pas Zeus : le combat commence dès lors qu’il est mis en lumière par le regard acéré de Zeus. Le monstre apparaît lui-même comme un concurrent de Zeus par son regard de feu, qui se manifeste dans le combat : “ une ardeur régnait sur la mer aux eaux sombres, allumée à la  fois par les  deux adversaires, par le tonnerre et l’éclair comme par le feu jaillissant du monstre, par  les vents furieux autant que par la foudre jaillissante. ”[12]

 

Ce passage évoque en écho la guerre contre les Titans[13]. mais là où Typhée et Zeus font assaut de feu, au combat avec les Titans le poète ajoute le son : ce ne sont que “ grondements ”, “ fracas ”, “ cris ”, “ sanglots ” : “ le spectacle aux yeux, le son aux oreilles étaient pareils à ceux que feraient, en se rencontrant, la terre et le ciel sur elle épandu. ”

 

La guerre dure dix ans, sans qu’aucun avantage ne se dégage, jusqu’à ce que Zeus ne fasse remonter de l’Erèbe vers la lumière du jour : les Cent-bras, qui répondent aux cent têtes de Typhée, à cette différence près qu’ils ne sont pas dans le même camp. Mais qui induit que pour vaincre les monstres nés de la terre, il leur faut opposer des monstres pareils à eux.

 

De même que dans le début de la Théogonie, Chaos, “ l’Abîme ” suscite, la Nuit et la Nuit, la lumière du jour, son complémentaire, de même, Zeus, pour assurer sa victoire, ramène à la surface des forces monstrueuses enfouies sous la terre.

 

Sur le rôle du regard on doit considérer Psyché et Méduse qui est plus ou moins le jumeau d’Echidna.

 

Comme pour elle, les variantes présentent une inversion dans le portrait : tantôt le haut du corps humain et le bas animal, tantôt l’inverse. C’est-à-dire un long développement sur le regard et la voix : “ les yeux qui pétillent ” deviennent ici regard de feu. La voix quand à elle renvoie à l’indicible, l’incompréhensible, la cruauté, ou au mieux à l’étonnement.

 

Le monstre Typhée est en passe d’accomplir “ une œuvre sans remède en ce jour ”, n’était l’ œil de Zeus. Le regard de Zeus dévoile l’intention du monstre qui est de prendre le pouvoir. Il faut également le rapprocher aussi de élikoblepharon, attribut d’Aphrodite[14], traduit également par “ aux yeux qui pétillent ”, (différence peut-être seulement dans le sens du deuxième élément : -ops de oraô, renvoyant à l’organe de la vue, l’œil, alors que bleptô insiste davantage sur l’action de regarder).

Blepô[15] : “ voir, avoir un regard ”, distinct de orân, “  regarder, tenir les yeux sur, veiller sur, protéger, surveiller ”. Il s’emploie pour l’expression du regard ; avec eis pour indiquer la direction du regard.

 

D’autre part, sur la racine éliko-: éliktos : associé à drakôn : ” serpent aux replis tortueux, Sopê., Tr., 12 en restant dans le domaine du regard. Il faut signaler glaukôpis, appliqué à Athéné,13. Toujours la racine ops-, « oeil » ajouté à glauk.

Glaukos[16] : attesté Il.,16,34 comme épithète de la mer, probablement au sens de bleu clair (mais Leumann traduit “ terrible ”).

L’épithète de serpent chez Pindare “ aux yeux pâles et brillants ”.

Participe homérique glaukioôn “ aux yeux brillants ”, Il., 20,172, dit d’un lion. C’est le nom de personne Glaukê, une Néréïde dans l’Ile. (Créuse, nouvelle épouse de Jason est parfois nommée Glaukê).

Leumann a montré[17] vigoureusement que les divers emplois de glaukos ne laissent pas de ramener à l’unité. Employé une fois chez Homère, il exprime à la fois la lumière et une couleur bleu pâle, en rapport avec le nom d’oiseau glaux, dont l’œil est brillant et fascinant n’est pas exclu.

 

Glaux : “ chouette ”, oiseau d’Athéna et oiseau d’Athènes.

Histoire du composé glaukôpis : épithète d’Athéna chez Homère, dont le sens rituel originel doit être “ à la face ” ou “ aux yeux de chouette ”. Ce composé rapporté à Athéna a pu prendre le sens de “ aux yeux étincelants et terribles. ”

Il s’est rattaché plus tard aux emplois de glaukos, dit de l’olivier, de la lune.

Ce réseau de représentations permet de dresser un bestiaire : nous aurons à y revenir à propos de Médée : leainê, tauroumenê, « lionne » au regard de « taureau ».

¨    Chaque héros, chaque monstre est associé à un complémentaire de sexe opposé (sauf exception, dont Héra, et à l’origine Chaos et Terre). De l’union du masculin et du féminin naît une descendance.

 

Considérant les exemples qui précédent, les rejetons sur lesquels nous nous sommes arrêtée sont en fin de cycle ainsi que l’épisode consacré à Médée intervient en clôture de la Théogonie, qui consacre son union avec Jason. À noter que dans les Argonautiques d’Apollonios, la rencontre de Médée avec Jason se produit chronologiquement à la fin du voyage aller, alors que dans leur navigation, les Argonautes ont rencontré pratiquement à chaque étape des monstres femelles, comme autant d’obstacle à leur mission.

“ Et, à l’infatigable Soleil, Perséis, l’illustre océanine, enfanta Circé et le roi Aétès. Et Aétès, fils de Soleil, qui éclaire les hommes, par le vouloir des dieux, épousa la fille d’Océan, le fleuve parfait, Idye aux belles joues, qui lui donna pour fille Médée aux jolies chevilles, domptée sous la loi amoureuse par la grâce d’Aphrodite d’or...  ” [18]

 

(....) “ La fille d’Aétès, le nourrisson de Zeus, ce fut le fils d’Aison, qui, par la volonté des dieux toujours vivants, un beau jour l’emmena du palais d’Aétès. Il avait achevé de douloureux et multiples travaux que lui dictait un roi terrible et orgueilleux, l’insolent, furieux et brutal Pélias. Il les acheva tous, et revint à Iolcos, après bien des fatigues, ramenant sur sa nef rapide la vierge aux yeux qui pétillent, dont il fit sa florissante épouse. Elle subit donc la loi de Jason, pasteur d’hommes, et lui donna un fils, Médeios, que dans les montagnes nourrissait Chiron, le fils de Philyre — et le plan du grand Zeus ainsi s’accomplissait. ”[19]

 

A ce point de la légende, Médée n’a aucune part aux travaux de Jason, dont la nature exacte n’est pas précisée. Mais Echidna, autre vierge aux yeux qui pétillent, épouse du serpent Typhon, a pour frère un grand serpent qui garde dans ses anneaux des moutons tout en or. Mais quel est le plan de Zeus qui exeteleito, “ arrivait à sa fin ultime ” ?

 

Avec Médée s’achève la Théogonie proprement dite. Les derniers vers composent une hiérogonie, où elle apparaît à nouveau au rang des “ Immortelles entrées au lit des hommes mortels, qui leur ont enfanté des enfants pareils aux dieux. ”[20]

 

Dans le même texte, Médée est également qualifiée de thalérê par Hésiode : “ florissante ” (épouse) de thaleros, “ qui croît, qui pousse ” de thallô, qui évoque aussi l’abondance. Par dérivation nominale, on arrive à : thalos : “ rejeton ”, et donc à l’idée de fécondité. Ajoutons pour compléter ce rapide tour d’horizon que du point de vue étymologique

Petite-fille du Soleil “ qui voit tout ” et fille d’Idye, l’Océanide, rattachée étymologiquement à la racine eidô/oida, d’où, la “ savante ”, , Médée, associée dès son entrée dans l’histoire à la fécondité et à une certaine forme de connaissance, inaugure une carrière dont nous suivrons les traces dans les écrits antiques où sa légende se tisse au fil des siècles, depuis les premiers poètes jusqu’à son apothéose[21] en tragédie.

 

Le résultat de l’enquête généalogique trouve son complément dans la recherche étymologique permet de la mettre en relation avec d’autres figures spécifiques du panthéon grec, avec lesquelle elle partage les qualités inhérentes à ce qu’il convient de désigner par « la force du nom ». Méduse, Métis, Prométhée, formés sur la même racine, partagent avec Médée le mêm type d’intelligence.

Médée/Méduse

·      Mêdomai[22] c’est "méditer un projet, préparer, avoir en tête" ;

·      Mêdea : " projets, plans habiles, pensées" ;

·       mais aussi : "sexe de l'homme" C’est le terme qu’emploie Hésiode, dans la Théogonie, au vers 180, quand Kronos fauche « les bourses » d’Ouranos. Chantraine précise, néanmoins qu « il ne semble pas probable que ce mêdea là soit tiré de mêdomai », sans plus d’explication !

·       Mêdosunê :" sagesse, intelligence", apparenté au thème *me/*mê attesté dans mêtis, métron ;

·       Médomai:"veiller à, prendre des mesures pour" ;

·       Médousa, participe présent de medomai, voulait dire la " méditante" qui pétrifie ceux qui la regardent : Méduse, seule mortelle de la triade des Gorgones, passait auprès des Anciens pour "souveraine", étant donné que son regard fixe était celui de quelqu'un qui "méditait". Or, chez les Grecs, la méditation est l'apanage des chefs.

·       La racine MED-, liée à l'idée complexe de  "prendre des mesures après mûre réflexion" résulte de la très curieuse imbrication de ces trois idées de base : on mesure un champ, on impose une mesure d'ordre, le tout au prix d'une méditation.

 

Il existe deux séries de dérivés à partir de MED- : meditari donne "méditer" ; medicare, "soigner" c’est-à-dire porter son attention sur un malade afin de le soigner.[23]

Mêtis, la ruse

Le terme mêtis a aussi tout un réseau sémantique articulé autour de ce concept. Le vocabulaire de la ruse très riche, nécessiterait une étude complète[24].

Formé sur la racine Me/mê, mêtis signifie « plan, plan habile », mais aussi, le plus souvent « sagesse, habile, efficace » qui n’exclut pas la ruse.

C’est l’épithète de Zeus : on parle souvent de “ la mêtis de Zeus ”, mais également la principale qualité de Prométhée “ celui qui pense à l’avanie, qui réfléchit .

 

Mêtis, “ l’intelligence de la ruse” implique une série d’attitudes mentales combinant le flair, la sagacité, la débrouillardise. Multiple et polymorphe, elle s’appliquait à des réalités mouvantes qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au raisonnement rigoureux. Elle s’exerçait dans des domaines très divers, mais toujours à des plans pratiques : savoir-faire de l’artisan, habileté du sophiste, prudence du politique, art du navigateur, à la médecine, à la chasse...

 

Sur le plan historique mêtis est cette forme particulière d’intelligence refoulée dans l’ombre par les philosophes, rejetée du côté du non-savoir, parce que trop mouvante, insaisissable, à une époque où la pensée grecque triomphante cherche à se fixer en catégories immuables fondant la Vérité. A tel point que les recherches des hellénistes modernes l’ont passée sous silence jusqu’à une époque très récente. On ne s’étonnera pas que dans un dictionnaire des synonymes[25], sur une liste de trente, seulement deux renvoient à des valeurs positives de ruse.

 

La force du nom révèle ce que nous suggérions gîter derrière les « yeux qui pétillent » de la vierge Médée. Les anneaux du serpent Echidna tapie dans sa grotte son ici transposés au plan de l’esprit, dans les circonvolutions souterraines de la ruse, au fil des enrichissements que connaît le mythe, dont nous allons retracer à présent le déroulement complet.

 

Médée, la magicienne, fille d’Aétès, roi de Colchide, lui-même fils d’Hélios, le Soleil, telle qu’elle apparaît chez Hésiode, intervient dans cinq épisodes mythiques ayant pour cadre différents lieux géographiques: la Colchide, Iolcos en Thessalie, Corinthe, Athènes, et dans la dernière séquence, le retour de Médée en Colchide.”[26] - constitués à des époques différentes de l’Antiquité grecque.

La Quête de la Toison d’or

La légende de Médée s'inscrit dans le cadre plus vaste de la Conquête de la Toison d'or, offerte jadis à Zeus par Phrixos qui avait fui avec sa soeur Hellé, loin d'Athamas, leur père, lequel, sur les conseils insidieux de leur belle-mère Ino, voulait les sacrifier à Zeus Laphystios.[27] C'est cette même toison qui fera l'objet de la convoitise de Jason : celui-ci, élevé par le Centaure Chiron[28], avait, en effet, réclamé le trône d'Iolcos à son oncle Pélias, qui l'avait usurpé[29] après avoir destitué son frère Aeson, père de Jason. Pélias, pour évincer son neveu avait invoqué le fantôme de Phrixos disparu en Colchide de mort naturel ou assassiné par Aétès[30], dont l'âme était venue le tourmenter car son corps n'avait pas été enseveli selon les rites grecs. Pélias affirmait la nécessité de reconquérir la Toison d'or, consacrée à Arès et clouée sur un chêne dans le bois sacré du dieu.

 

1 — Liée à la quête de la Toison d’or, charmée par Eros et Aphrodite, Médée entame une longue carrière d’auxiliaire du héros Jason, le chef des Argonautes, au cours des épreuves imposées par Aétès : après avoir donné un onguent magique contre les brûlures des taureaux au souffle de feu, elle conseille une ruse à Jason : jeter la  pierre de Discorde contre les géants du champ d’Arès et lui offre une herbe capable d’endormir le dragon, gardien de la Toison d’or. Pour protéger la fuite des Argonautes, Médée participe à la mort de son frère Absyrte, dont elle disperse les morceaux.

Dans une version différente, le jour où les Argonautes débarquèrent au rivage de Colchos, elle lia immédiatement son sort au leur, faisant promettre à Jason de l'épouser si elle assurait le succès de son entreprise et le rendait maître de la Toison d'or, propriété d'Aétès. Une fois la Toison conquise, grâce à ses philtres, la magicienne s'enfuit avec Jason : pour retarder ses poursuivants conduit par Aétès, elle prend son jeune frère Apsyrtos comme otage, le met en pièces et éparpille son cadavre derrière elle.

 

2 — En revenant à Iôlcos, point de départ de la conquête, Médée et Jason, selon une première version, vivent en bonne intelligence avec Pélias. Médée rajeunit Aeson, père de l’Argonaute, Jason et aussi les Hyades, nourrices de Dionysos.

Dans une version différente, Médée commence par tirer vengeance de Pélias, l'usurpateur (qui, selon certaines traditions, ne tiendrait pas parole et ne restituerait pas le trône à Jason, vainqueur de la Toison d'or.). Médée persuade donc, par ruse, aux filles de Pélias qu'elle était capable de rajeunir tout être vivant en le faisant bouillir dans une composition magique dont elle avait le secret. Sous leurs yeux, elle dépèce un vieux bélier, le met à bouillir dans un grand chaudron, lui rendant ainsi sa jeunesse. Les Péliades, convaincues, font subir le même sort à leur père, mais il ne ressort jamais du chaudron !

A la suite de ce meurtre, le couple, banni du royaume, s'installa à Corinthe, pays d'origine d'Aétès.

 

3 — Cette séquence située à Corinthe, la plus célèbre du mythe, se présente comme un amalgame de traditions Médée, qui a délivré la cité de la famine, y est vénérée comme une déesse, associée au culte d’Héra. Cette dernière, afin de récompenser la magicienne d’avoir résisté aux avances de Zeus, avait promis l’immortalité aux fils de sa rivale. Lors de la cérémonie d’immortalisation, les enfants, enfouis par Médée dans le sol du temple, meurent.

 

Une autre tradition rendait les Corinthiens responsables de la  mort des enfants tués dans le temple. Une terrible maladie ayant ravagé le pays, on institua en expiation, un rite : sept garçon et sept filles passaient une année dans le temple. Après quelques temps de vie sans histoire, le roi de Corinthe, Créon, voulut donner sa fille en mariage à Jason. Il bannit Médée, mais celle-ci obtient un jour de délai dont elle profite pour tirer vengeance. Trempant une robe dans des poisons, ainsi que des ornements et des bijoux, présents du Soleil, elle les fait parvenir à la nouvelle épousée, par l'intermédiaire de ses propres enfants. Dès que l'heureuse rivale les portes, elle est embrasée d'un feu mystérieux, ainsi que son père, venu la secourir. Cependant, Médée tuait ses enfants et s'envolait pour Athènes sur un char attelé des chevaux du Soleil. Ainsi se clôt l'épisode traité en tragédie.

 

D'autres traditions, rapportées par Pausanias, présentent Médée, reine du pays (d'origine de sa famille) ; Héra Akraïa, pour la récompenser d'avoir repoussé l'amour de Zeus, lui promet l'immortalité pour ses enfants. Au cours de la cérémonie rituelle d'enfouissement des enfants dans le sol du temple (katakruptein) les enfants meurent.[31] Ou encore, les Corinthiens sont donnés pour responsables de la mort des enfants, en représailles des agissements criminels de la magicienne, traités en tragédie.

 

4 — Par la suite, on retrouve Médée à Athènes : elle s'était assuré l'aide d’Égée, lui promettant en retour de mettre fin à sa stérilité s'il l'épousait. Elle lui donna effectivement un fils, Médos, Mais lorsque Thésée revient de Trézène, Médée essaie de l'empoisonner. Elle est alors chassée d'Athènes.

 

5 — Après diverses péripéties, notre héroïne regagna sa Colchide natale, où elle rend le pouvoir à son père, évincé par Persès, et elle contribue, avec l'aide de Médos, à la reconquête de contrées appartenant au territoire colchidien qui deviendra l'Empire des Mèdes, peuple de magiciens.[32]

 

Selon certains,[33] Médée ne serait pas morte, mais se serait unie à Achille[34], roi des Champs-Élysées ou de L’île des Bienheureux, comme Iphigénie, Hélène et Polyxène.

 

De la « vierge aux yeux qui pétillent » à la dernière étape de son périple, la figure de Médée a subi des transformations, dont la tragédie d’Euripide, située à Corinthe, en terre grecque, marque une étape et fixe les grands traits d’une manière quasi définitive.

Ce point de vue, nous ne doutons pas que fins lettrés et spécialistes le conteste, mais nous devons insister sur le fait que nous nous situons dans le cadre d’une lecture globale du fonctionnement du mythe, où les variantes, pour importantes qu’elles soient, sur le plan littéraire, n’ont pas d’incidence dans la démarche que nous avons choisie, quelque difficulté que nous éprouvions, en tant que littéraire, à en faire le sacrifice, il faut bien l’avouer !

Médée, telle qu’en elle-même

Chez Euripide, elle revendique encore son ascendance solaire ; elle s’invecte :

“ Toi la fille d'un noble père, et la lignée du Soleil, tu as la science. ” v. 406.

Alors que pour les autres, elle est devenue la " sombre face" :

“ Son humeur sauvage et le funeste naturel de son âme intraitable. ” v.100.

Elle a “ le farouche regard d'une lionne ” v.185.

Jason n’est pas le seul à le remarquer :

“ C'est à toi l'épouse en fureur que je parle ” v.272.

 

Alors que toutes les traditions la font naître en Orient, toujours elle a été l’Etrangère, l’Autre, la Barbare, avec toutes les connotations que cela implique pour un Grec : différence, sorcellerie maléfique, cruauté, violence. Réduite au statut d’héroïne, déniée dans sa fonction d’auxiliaire du conquérant, elle voit sa magie divine liée aux pratiques d’immortalisation ravalées au rang de sorcelleries.

Néanmoins, elle continue à faire peur, par les assauts d’une violence ressentie comme une menace pour l’ordre établit. Le roi le lui fait savoir, qui l’exile.

Située sur un plan très humain, la tragédie d’Euripide est centrée sur la description des douleurs de Médée, dans la perspective où elle se trouve d’une répudiation et d’un nouvel exil.

Elle montre tous les signes d’une maladie étrange, repérée par la médecine antique.

Son mal ne se manifeste pas seulement sur le plan physique.

« Médée est malade. Tout lui est en horreur » (v.16) ;

Elle gît sans nourriture, le corps abandonné aux douleurs (v.24) ;

Elle ne cesse de pleurer (V.25) ;

Elle a les yeux fixés au sol (v.28) ;

Elle est pétrifiée et sourde :

« Comme la roche ou la vague de la mer, elle entend ses amis qui l’exhortent » (v.29)

Elle a le phrêne (l’âme) lourd.(v.38) ;

La nourrice craint qu'elle ne se suicide en se transperçant le foie d'un glaive. (v.40) ;

Elle ne calme pas sa bile.(v.93/94) ;

« Que va-t-elle faire, le viscère gonflé, difficile à calmer, l’âme mordue par le mal ? » (v.108-110) se demande la nourrice.

Elle met en garde les enfants : « Prenez garde à son humeur sauvage et du funeste naturel de son âme intraitable. » (v.103)

 

Et Médée en écho : « Je succombe à mes maux. Oui, je sens le malheur/crime que je vais oser ; mais thumos (la passion)  l’emporte sur mes résolutions, thumos, cause des plus grands malheurs/crimes pour les mortels. » (v.1078-1080)

S'appuyant sur les écrits d'Hippocrate, J. Pigeaud[35] propose une lecture médicale de la maladie de Médée.

Les deux symptômes dominants chez Médée, font l’objet de nombreux commentaires dans les textes médicaux.

Nous apprenons ainsi que le « viscère gonflé » est utilisé pour désigner à la fois, la rate et le foie dans la pensée médicale grecque[36].

Nombreuses allusions faite à la « bile » dans la tragédie, sécrétions à laquelle les médecins apportent toute leur attention, surtout lorsqu’elle est « amère » et foncée, et non « belle », d’autant plus lorsque lui est associée une forme de « tristesse » :

« Si la crainte et la tristesse dure longtemps, un tel état est mélancolique »[37].

« Tristesse », traduction traditionnellement adoptée, mais approximative pour dusthumiê, recouvre un ensemble de significations beaucoup plus complexe ; c’est un malaise, un mal être, un mal de vivre, où se retrouvent la crainte du complot et le désir d’isolement.

Dans le corpus médical grec, en effet, la melan cholê « bile noire » une humeur précise articulée à des sentiments assez diffus, qui engagent la totalité de l’être en souffrance correspond à la définition de la mélancolie. La mélancolie n’est pas maladie de l’âme, ni celle du corps, mais maladie de « la relation de l’âme et du corps. »[38]

La relation insistante qui est établie entre les maux de Médée et son rapport à ses enfants, ses mises en garde et son vœu, que Médée s’en prenne « aux ennemis, non aux amis », précise encore le diagnostic.

 

L’humeur noire n’est pas le seul trait qui rattache Médée à la lignée des monstres femelles, « lionne » au « regard de taureau », mais il reste néanmoins caractéristique d’un dysfonctionnement global de l’être, d’une rupture avec l’environnement, que ce soit dans le mythe ou dans l’histoire. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Les Argonautes et les monstres femelles

Au cours de leur voyage, les Argonautes sont amenés à rencontrer plusieurs figures féminines, dont le trait commun réside en certaines formes de monstruosité. Ces péripéties, évoquées par Pindare, sont largement développées chez Apollonios de Rhodes, bien qu’elles n’apparaissent pas dans le même ordre chez les deux auteurs.

Dans le texte d’Hésiode, du viie siècle avant notre ère, une vingtaine de vers sont consacrés, chez Apollonios on peut lire plus de 3000 vers divisés en quatre chants. En un peu plus de trois siècles, la légende de Médée s’est considérablement enrichie et diversifiée. Or, parmi les enrichissements nombreux des thèmes mythiques, que nous réservons pour une recherche ultérieure et plus littéraire, nous voulons poursuivre ici seulement ceux qu’annonçait la « vierge aux yeux qui pétillent ».

Au départ, des héros partent en quête. Il appartiennent à une sorte de confrérie, unie par le même but, qui évoque la fédération des Grecs partant à la conquête de Troie[39], unis par un serment, pour ramener Hélène. A la différence des compagnons d’Agamemnon, les Argonautes n’ont pas initialement pour objectif la conquête d’une femme.

La mission de Jason est double : rapporter l’âme de Phrixos et la Toison d’or.

 

Pendant le voyage aller, la première escale des héros se situe à l’île de Lemnos.

Les Argonautes y rencontrent des femmes meurtrières de leurs maris. C’est une communauté que l’on compare à celle des amazones[40], condamnées à la stérilité et à l’extinction, ce dont les Argonautes les sauvent. Les Argonautes s’amolliraient dans les bras des Lemniennes si Héraclès ne venait les secouer. Il est bien clair que Lemnos n’est qu’une étape et qu’un objet bien plus glorieux les attend.

 

Au vers 675 le discours d’une vieille femme souligne : “ Mais aux jeunes je conseille de bien réfléchir car un remède efficace est à votre portée, c’est de confier aux étrangers votre maison, tous vos biens et le gouvernement de votre illustre ville. ” alors qu’elle vient d’attirer leur attention sur le fait que sans hommes, elles ne pourront subvenir à leurs besoins quand elles auront vieilli, et qu’elles n’auront pas d’enfant.

De fait, “ Cypris avait inspiré au héros un doux désir par égard pour l’ingénieux Héphaïstos, afin que Lemnos retrouvant son intégrité eut de nouveau dans l’avenir une population mâle ”[41] et Jason donna deux fils à la Reine.

Dans cette première étape, l’ouverture à l’étranger, ennemi potentiel, assure la reprise de la vie.

Après qu’à Samothrace les navigateurs se sont initiés aux mystères, selon des rites qui leur permettront de naviguer avec sûreté sur la mer d’effroi, ils arrivent sur les Côtes de Mysie. Là, ils perdent Hylas, entraîné sous l’eau par la Nymphe de la fontaine o˘ il se ravitaillait en eau.

Ensuite sur la côte occidentale de l’Hellespont, halte chez le devin aveugle Phinée qui s'engagea à prédire aux Argonautes la suite de leurs aventures à condition qu’ils le débarrassent des monstres que sont les Harpyes, créatures mi-femmes, mi-oiseaux. Phinée leur indiqua alors comment franchir les Roches Bleues, (Cyanées ou Symplégades) du Bosphore, donnant accès au Pont-Euxin — la Mer Noire.

Au pays des Amazones, moins conciliantes que les Lemniennes. Ils ne s’attardent pas, évitant ainsi une bataille sanglante.

 

Puis c’est l’arrivée en Colchide, pays de Médée, à la pointe orientale de la Mer Noire, la jeune prêtresse d’Hécate, inspirée par Aphrodite, se fera auxiliaire efficace de la conquête.

Les Argonautes, une fois leur mission accomplie, repartiront avec la toison tant convoitée et Médée, en place de l’âme de Phrixos ! A moins que la toison et l’âme ne fissent qu’une.

Sur leur chemin de retour, les Argonautes durent affronter les Sirènes, mi-femmes, mi-oiseaux, qui attiraient les marins par leurs voix harmonieuses et les dévoraient. Mais Orphée, par ses chants empêcha qu’ils ne succombent à la séduction.

 

D’un côté, la mission a les traits d’une descente aux Enfers, d’où il s’agirait de ramener une âme, confirmée par le “ sombre passage ” des Symplégades, de triste réputation, que l’on ne traverse pas, où, à tout le moins, on « perd une plume ». De l’autre, Jason trouve une épouse-auxiliaire précieuse, figure féminine lumineuse, si l’on en croit les récits les plus anciens évoquant la quête[42]. Dans un premier temps, elle assume son rôle d’auxiliaire du héros, rôle de complémentaire, s’appuyant sur son savoir magique, sur les baumes et les charmes. Mais dès qu’elle a mis le pied sur la nef Argo, elle se fait complice de Jason dans des crimes de sang : celui de son frère d’abord, suivi de la longue liste de ses forfaits, en dehors de la conquête proprement dite.

 

Or, pour les Grecs, Médée est une barbare, avec les connotations que cela implique, alors que Jason vient du monde civilisé. Or Médée, par étymologie est en rapport avec la faculté de penser et de méditer. Leur quête achevée, les Argonautes ramènent la Toison et une femme, Médée.

 

Le rôle de Médée venant au secours de Jason est mentionné par Pindare[43]. Mais alors que les auteurs décrivent souvent la passion incontrôlée de Médée pour Jason, l’horreur de ses pratiques magiques, la trahison des siens et sa violence sanguinaire, Pindare la présente de façon plus dépouillée, la réduisant presque à sa fonction : celle d’une fée qui aide le héros à remplir sa tâche, personnage typique des contes mais aussi des mythologies égyptienne ou sumérienne.

 

La quête se conclut par l’union de Médée et de Jason.

Le mariage de Jason et de Médée

Un groupe de Colchidiens, à la poursuite des ravisseurs, réclamèrent Médée à Alcinoos. Ce dernier leur promit de la livrer, sauf si elle était déjà l’épouse de Jason, ce qui l’affranchissait de la loi paternelle. Ils s’empressèrent donc de célébrer le mariage. A peine avaient-ils quitté Corcyre, qu’Argo fut entraîné par une tempête sur le rivage des Syrtes où il s’enlisa. Ensuite, ils allèrent se purifier chez Circé, fille du Soleil et tante de Médée.

 

Ce rapide passage en revue tend à asseoir l’hypothèse que Médée s’intègre, dans cet itinéraire géographique, à une lignée de monstres femelles composite qui allait réaliser ultérieurement la représentation primitive de la « vierge aux yeux qui pétillent » petite-fille du Soleil, devenue prêtresse d’Hécate, auxiliaire du héros, puis mère meurtrière.

Or, il ne fait aucun doute qu’Apollonios, comme les autres poètes, ait souhaité valoriser le caractère solaire de la Quête, indissociable de sa sombre moitié.

Sous les auspices de Phoibos

Le caractère solaire du héros est à plusieurs reprises souligné.

“ C’est en commençant par toi, Phoibos, que je rappellerai les exploits de ces héros d’autrefois qui par la bouche du Pont et à travers les Roches Cyanées, sur les ordres du roi Pélias, menèrent vers la Toison d’or la solide nef Argo ”[44].

 

Dès les premiers vers, Apollonios pose un décor d’ombre et de lumière : Phoibos, la lumière du Soleil éclaire le « sombre passage » des Roches Cyanées, dites par ailleurs “ de sombre azur ”.

 

Au vers 240, Jason resplendit “ Au milieu de la foule dont ils se distinguaient comme des astres brillants ”

 

Chez Pindare le côté solaire est souligné au vers 307, quand, au moment du départ Jason soulève coupe d’or vers l’astre ; de même, la décision de Pélias d’envoyer Jason conquérir la Toison d’or, vient d’un oracle de Delphes.

Lors de son arrivée chez les Lemniennes, le Jason de Pindare “ Il se mit en route vers la ville pareil à l’astre brillant ” (vers 774). Il est fait allusion à “ son bel éclat rouge dans l’air obscur ”.

 

Jason une fois désigné chef de l’expédition (vers 351) invite les Argonautes à rendre hommage à Apollon, dieu des embarquements, par des sacrifices. (vers 352 à 363) et la prière de Jason à Apollon (vers 412).

 

Euripide, qui relègue au second plan la divinité de Médée, fera néanmoins intervenir le Soleil à tous les moments clés de la tragédie. Quand Médée évoque l'outrage[45] qu'on lui fait, à elle, la noble fille d'un père descendant du Soleil, c'est cette glorieuse origine qui la pousse à accomplir son dessein ; puis lorsqu'elle fait prêter serment à Égée[46] qui lui assurera l'impunité du crime, elle évoque entre autres divinités, Hélios. C'est ensuite la parure[47], instrument de vengeance, qui est évoquée avec une nouvelle référence au Soleil. Dans l'apparition finale, c'est enfin le char d'Hélios qui permet à Médée de fuir ses ennemis."[48] Représentée en 431, la splendeur d’un cinquième siècle finissant dans les affres interminables – presque trente ans – de la Guerre du Péloponnèse, qui verra les Spartiates envahir l’Attique et se conclura par la fin d’une démocratie remplacée par la tyrannie des Trente, la Médée d’Euripide signifie la cohésion encore vivace d’un panthéon olympien en son déclin, quand Apollonios le montre en sa phase ascendante.

 

Son œuvre, en effet met en scène « Zeus adolescent, ayant encore l’esprit d’un enfant » qui « habite au fond de l’antre du Dyctée. Les Cyclopes, nés de la terre n’avaient pas encore assuré sa force en lui donnant la foudre, le tonnerre et l’éclair, ces armes qui confèrent à Zeus sa suprématie » (v.497).

La description (v.722 à 767) du manteau de Jason comporte une représentation détaillée de scènes brodées : les Cyclopes, au service Zeus forgeant la foudre à laquelle “ il manquait encore un rayon ”.

 

En ce temps de conquête de la Toison d’or, que l’on situe généralement au xiie siècle, avant la guerre de Troie, le panthéon olympien est encore dans la fleur de l’âge.

 

“ Il y avait aussi représenté Phoibos Apollon, pas encore adolescent ” (v.759).

Aux portes d’Hadès

Parmi les représentations d’éphèbe divin « fils des Dieux », figure Aithalides (v.640), fils d’Hermès, “ le messager rapide auquel il confiait le soin des ambassades et du sceptre d’Hermès, son père qui lui avait donné en tout une mémoire inaltérable, même maintenant qu’il s’en est allé vers les tourbillons invisibles de l’Achéron, l’oubli n’a pu envahir son âme bien au contraire, suivant l’alternance immuable fixée par le destin, tantôt elle compte au nombre de celles qui habitent sous terre, tantôt elle revient à la clarté du soleil parmi les vivants. Mais qu’ai-je besoin de conter en détail la légende d’Altalidès... ”

 

Ce fils d’Hermès constitue un lien entre l’ombre d’Hadès et la lumière du Soleil.

Hadès est le dieu des morts. Comme Zeus et Poséïdon, ses frères, il est l'un des trois maîtres qui se partagèrent l'empire de l'univers. Dans les Enfers, Hadès règne sur les morts. C'est un maître impitoyable, qui ne permet à aucun de ses sujets de revenir parmi les vivants. Hadès intervient rarement dans les légendes. Hadès, dont le nom signifie “ l’invisible ”, n'était d'ordinaire pas nommé, car on redoutait, en l’interpellant pas, d'exciter sa colère. Aussi le désignait-on par des euphémismes. Le plus courant était Ploutôn, “ le Riche ”, allusion à la richesse de la terre et des mines qu'elle recèle.

 

Or, dans la recherche des origines, il est un épisode qu’Apollonios passe complètement sous silence, qui nous semble essentiel : il s’agit de l’avalement de Jason par le Dragon gardien de la Toison d’or. D’ailleurs, aucun témoignage écrit ne le relate. Seules, quelques représentations iconographiques en gardent le souvenir.

Sur une coupe à figures rouges de Douris[49], des années 480, on voit en premier plan, le corps de Jason a moitié englouti dans la gueule d’un dragon ; derrière la toison d’or est suspendue à un arbre. L’attitude des personnages laisse supposer qu’il s’agit non d’une ingurgitation mais d’une régurgitation des entrailles du monstre.

Sur un cratère des années 470/460, Jason affronte le serpent gardien enserre de ses anneaux le roc où est suspendue la toison, dressant sa tête menaçante quand le héros tente de s’emparer du trésor.

Un relief étrusque, du Ve siècle montre Jason tenant la toison, mais un serpent enroulé à ses pieds lui avale la jambe jusqu’à mi-cuisse.

Essentielles ces représentations, disions-nous, en ce qu’elles figurent nettement la bi-polarisation du mythe, tissé d’ombre et de lumière, dans un va-et-vient constant entre l’une et l’autre.

 

Ces quelques éléments, mais une étude exhaustive nécessiterait un volume complet, ne peuvent que nous inviter à poursuivre la quête des origines du côté de stades de civilisation plus anciens, dont la trace est nous est parvenue à travers mythes et rituels qui présentent avec celui des Argonautes et de Médée, bien des analogies

Des recherches récentes renvoient en effet la Théogonie à des sources proches-orientales.

Les sources proches-orientales

Jacqueline Duchemin trouve la source de la Théogonie dans l’Épopée de Gilgamesh, le Poème de Kumardi ou de la Royauté aux Cieux et le Chant D’Ullikumi. La piste orientale est suivie par Alain Moreau, dans son [50] Mythe de Jason et Médée. La piste chypro-minoenne, offre le début d’un poème sur le navire Argo dont le premier vers est :

“ Les illustres voyages chantent le (...) souverain de l’errante Argo ”. Il serait suivi des noms de Médée et Jason. Mais l’interprétation reste très aléatoire, comme la thèse de l’origine sémitique de Jason, soutenue par M. Astour, sur les traces de V. Bérard, aléatoires mais néanmoins à prendre en considération.

 

La piste hittite prête moins à controverse : elle compare les aventures de Jason et Médée à celles des dieux et héros hittites en liaison avec le monde chtonien et le cycle de la végétation. Volkert Haas, dans le mythe d’Illuyanka, rapproche Hupasiya de Jason et Inana de Médée. Le mythe du combat entre le Dieu de l’Orage et le Dragon est mis en parallèle avec l’épisode de la Toison d’or (la sainte Toison dans la fête du Nouvel-An hittite). Mythe et rituel montrent la mort et la résurrection du dieu de la végétation, thème abondamment repris dans la mythologie grecque. Nous verrons par ailleurs que Médée est étroitement associée au monde chtonien et que le passage de la mort à la résurrection (avalement par le dragon, cuisson dans la chaudron et descente aux Enfers) joue un rôle essentiel dans le mythe.

En Grèce

Dans la tradition littéraire grecque, les héros et les cités du mythe sont présentes chez Homère : Iolcos, Jason, Aétès. Des liens étroits unissent les héros du cycle troyen et ceux du cycle thessalien. Nous avons donc assez d’éléments pour affirmer qu’au début du deuxième millénaire avant J.-C., le mythe de Jason et de Médée était bien vivant.

Traces de rites archaïques

Le récit d’Apollonios rapporte les rites funéraires en l’honneur de Cyzicos, tué involontairement par Jason, I, 1070-78. Ce sont des rites très anciens dont on trouve la trace dans l’épisode Lemnien, comme l’ont montré Marie Delcourt et Marcel Détienne, d’après Le crime des Lemniennes de G. Dumézil. Tous trois insistent sur l’importance d’un passage de l’Héroïcos de Philostrate qui rapporte une fête du feu nouveau célébré à Lemnos en relation avec Héphaïstos.

 

“ A cause du crime des Lemniennes contre leurs maris, Lemnos est purifié tous les neuf ans. Le feu y est éteint pour neuf jours. Un bateau est envoyé solennellement à Délos pour en rechercher (...) Invoquant les dieux chthoniens et ceux dont il n’est pas permis de dire les noms, les théores gardent le feu pur pendant ce temps. Lorsqu’ils débarquent et qu’ils ont partagé le feu (...) alors commence une vie nouvelle. ”[51]

 

La richesse du mythe offre de l’escale à Lemnos deux versions différentes : celle d’Apollonios la situe lors du voyage aller, attestée aussi chez Asclépiade de Tragilos, peut-être reprise dans les Lemniens d’Eschyle ; la seconde, donnée par Pindare (la seule qu’il développe d’ailleurs), place l’épisode lemnien pendant le voyage retour, en présence de Médée donc. Il introduit le thème de la mauvaise odeur infligée aux Lemniennes par Aphrodite qu’elles offensent. Or, la mauvaise odeur (dysosmie) est mise en relation directement avec le mythe dans un passage de Myrsilos de Méthymne (IIIe siècle av. J.-C.) complété par une glose. D’après lui, Médée, par Jalousie, passant au large de Lemnos à bord d’Argo, lance  aux Lemniennes un pharmakon qui les afflige de dysosmie. Le pharmakon est le pêganon, soit la rue fétide, nous apprend la glose. Et la sholie de Myrsilos ajoute : “ Maintenant encore, tous les ans, il y a une journée pendant laquelle à cause de la mauvaise odeur les femmes se tiennent à l’écart de leurs époux et de leurs fils. ”

 

Ces quelques exemples attestent la présence de rites archaïques derrière le mythe. Il faut savoir, en effet, que le paragraphe de Philostrate et les passages relatifs à l’épisode lemnien du cycle argonautique s’éclairent grâce à d’autres rites où s’entrecroisent d’autres thèmes, le feu, le cycle annuel, la dysosmie et la séparation des sexes :

·       Héphaïstos, maître du feu, objet d’un culte à Lemnos, reste neuf ans en apprentissage chez les déesses marines ;

·       Philoctète, affligé de dysosmie après la morsure d’un serpent est relégué sur l’île de Lemnos par les chefs achéens pendant neuf ans ;

·       la rue n’est pas seulement un poison malodorant, mais possède des vertus médicinales, abortives, anaphrodisiaques, stérilisantes et paraît jouer un rôle dans le rituel de séparation des sexes à Lemnos, le même que celui du gattilier dont les Athéniennes garnissent leur litière lors des Thesmophories et qui provoque “ une légère odeur de pourri ” facilitant évidemment l’abstinence sexuelle obligatoire en Grèce (pendant neuf jours selon Ovide) ; on peut le rapprocher de la manducation de gousse d’ail par les femmes, qui a la même fonction lors des Skirophories.

 

Le mythe de Danaïdes vient faire le lien entre ces différents thèmes : on y retrouve le massacre des époux, la séparation des sexes, le feu, le rituel cyclique, d’autant plus si l’on écoute Hérodote rapportant que ce sont les filles de Danaos qui ont donné à l’Égypte les “ fêtes d’initiation à Déméter, que les Grecs appellent Thesmophories ”. A cela on peut ajouter l’information donnée par Mélanippidès, poète lyrique du Ve siècle  av. J.-C, qui, dans un fragment de ses Danaïdes,  écrit que les filles de Danaos, loin des hommes par la distance mais proches par leur aspect et leur activité (elles conduisent des chars, chassent) se livrent en même temps à la cueillette de plantes aromatiques (antidote à la mauvaise odeur).

 

Ces quelques remarques permettent de suggérer, d’une part, que l’épisode lemnien s’intègre à un ensemble de mythes en relation avec des rites archaïques relatifs à la séparation des sexes, au plan humain, mais renvoyant à celle du Ciel et de la Terre, et que d’autre part l’épisode lemnien comporte de surcroît un rituel en relation avec le soleil.

Si l’ensemble du mythe de Médée est en relation avec l’astre du jour, depuis la naissance de la science mythologique, c’est, d’un côté, ce caractère solaire qui a été souligné, d’une manière exclusive, alors que de l’autre se développait la figure de sorcière. Paradoxe sur lequel nous n’avons pas fini de nous interroger !

Rituels solaires

Il est indéniable que le mythe est associé aux divinités célestes et au Soleil en particulier, ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, que viennent confirmer les éléments suivants : le nom de Néphélé, mère de Phrixos et d’Hellé a pour sens “ nuée ”. Calaïs et Zétès sont les fils du vent Borée. Augias, fils d’Hélios, mis en rapport avec augê “ éclat du soleil, et “ augai ”rayons du soleil. Jason, lui-même, chez Pindare est solaire : les boucles éclatantes de sa chevelure blonde (plokamoi aglaoi) illuminent son dos. Algaos par ailleurs qualifie le soleil et égalment les Phéaciens (phaos, lumière, clarté brillante), de Phaéton.

 

Du côté de la maison royale de Colchide, c’est encore plus net. En quittant Iolcos, les Argonautes se dirigent vers l’Est. Ils gagnent le pays des Colques, qui selon Aristophane, sacrifient à Hélios (mais aussi à Séléné). Ceux-ci, au “ noir visage ” selon l’expression de Pindare rappellent les Éthiopiens chez lesquels Hélios achève le soir sa course commencée chez les Colques. (cf. Eschyle, Prométhée délivré, fgt 192 Nauck).

 

Selon Mimnerme, c’est le contraire :

“ La cité d’Aétès, où les rayons du rapide Hélios reposent dans une chambre d’or, près des bords de l’océan, là où se rendit le divin Jason. ” frt 11.

 

Par ailleurs, la Colchide est le pays de l’or et de l’ambre. L’ambre est née des larmes versées par les jeunes Héliades quand leur frère Phaéton fut foudroyé par Zeus. Quant à l’or, il recouvre la couche, la chambre, le casque, le char et le regard d’Hélios :

“ Terrible est le regard que ses yeux lancent de dessous son casque d’or. ” Hymne homérique à Hélios, v. 9-10.

“ Tous les descendants du Soleil étaient faciles à reconnaître grâce au rayonnement de leurs yeux qui lançaient loin devant eux des feux pareils à ceux de l’or. ” Apoll., IV, 727-9.

C’est une Toison d’or qui est suspendue en Colchide dans le bois d’Arès, l’objet convoité de la quête.

La Déesse-mère

Des cérémonies se déroulent au sommet du mont Dindymon “ en l’honneur de la très sainte Mère qui habite la Phrygie ”, I, 1140-49[52]. La “ très sainte Rhéa ” qui apporte l’abondance et apprivoise les bêtes sauvages est une Grande Mère et une Dame des Fauves, Potnia thêrôn, la Terre-Mère vénérée dans tout le Proche et Moyen-Orient depuis la préhistoire. On peut l’associer aux dieux adolescents, fils/amants de la Grande-Mère, mourant après l’avoir fécondée, mais renaissant ensuite sous forme de plantes : Adonis, Attys, Osiris.

 

Mais d’autre part, le mythe fait allusion, nous en avons relevé quelques-unes plus haut, à des rituels de purification. Or, dans l’antiquité, la déesse de la purification, c’est Hécate.

Hécate et les rituels de purification

Rappelons tout d’abord parmi les premièrs protagonistes de l’épisode initial et cause de la quête, deux figures féminines, englouties par les flots, Hellé, sœur de Phrixos, et sa marâtre, Ino.

Hellé est « la brillante », alors qu’Ino-Leucothée[53] est « celle qui rend vigoureux », « déesse blanche, lune ». L’une et l’autre sont des déesses-lune.

Par sa généalogie, Hécate est quant à elle fille d’Astérie, « l’Étoilée », elle même fille du Titan Coios et de sa soeur Phoibé “ la Brillante ”.

Unie à Persès, Astérie eut une fille unique Hécate, unique en effet par la nature et l'étendue de son pouvoir : "Car, de tous ceux qui sont nés de la Terre et du Ciel et qui ont obtenu leur part d'honneur, d'eux tous elle a le lot." Théog. 420 sqq.

Chez Hésiode en effet “ honorée entre toutes ” par Zeus elle a en partage “ la terre, la mer, le ciel et tous pouvoirs sur les hommes ”. elle donne et reprend, selon le bon vouloir de son cœur.

 

De fait, Hécate est une figure extrêmement complexe et mystérieuse, caractérisée par des attributs et des fonctions, plutôt que par des légendes dans lesquelles elle interviendrait. Cette Déesse est originaire d'Asie Mineure, de Carie (Turquie), annexée au panthéon grec après 800 en même temps que Cybèle, mère des dieux, très tôt identifiée à Rhéa, mère de Zeus, reste indépendante des Olympiens.

Elle n'a pas donné lieu à l'élaboration d'un mythe particulier, mais elle intervient dans des épisodes d'autres mythes fondamentaux, où elle côtoie d'autres figurations du féminin et finit par y être assimilée. Elle se présente sous des aspects double ou triple, et contradictoires dont nous allons tenter de dégager ceux qui sont essentiels à notre démonstration.

Dans sa complexité, elle présente des traits communs avec Artémis.

Sur le plan sémantique, hékas + ton signifie "loin, à l'écart", sens que l’on retrouve dans l’une des épithètes d'Artémis Hékaergos : "qui agit à l'écart", généralement traduit par "agissant librement, tout puissant" particulièrement dans le domaine de l’accouchement : "... Artémis Hécate veille aux couches de ses femmes. " Eschyle, Suppl., 676.

Hécate, à l'origine, est la déesse nourricière de la jeunesse, et à ce titre apparentée à Artémis[54] à l'époque ancienne. Cette dernière, restée vierge et protectrice des Amazones, passe pour envoyer aux femmes qui meurent en couches le mal qui les emporte[55]. Artémis, invoquée par Hippolyte, en proie aux avances de Phèdre, est la déesse de la pureté. C’est une époque où Zeus passe au tout premier plan, où la prépondérance revient aux dieux plutôt qu'aux déesses, et qui marque la déchéance du culte du chtonien Poseïdon. Dans de nombreux sanctuaires, Apollon se substitue aux déesses. Subsiste Artémis seulement, dont on fait vite sa soeur. Le panthéon a tendance à mettre en valeur les dieux mâles[56], au détriment des déesses, ravalées au second plan, et/ou dont la figure se noircit.

Mais, peu à peu, elle acquiert une spécification différente et se trouve liée au monde des Ombres, tout comme Hécate qui règnant sur les germinations et sur la naissance ; elle est identifiée à Brimo, la mère souterraine, à Perséphone et à Rhéa. De ce fait, elle est médiatrice entre le principe de la vie et de la mort, régulateur de la vie, alors qu’Artémis, la déesse aux chiens règne sur le monde animal. Elle devient la furieuse chasseresse de la nuit à qui l'on sacrifie des chiens au carrefour.

Dès lors, Hécate put apparaître sous une forme animale, jument, chienne, ou louve, suivie d'une meute hurlante et les chiens lui furent consacrés.

 

En tant qu’elle favorise ou empêche la naissance l’entité complexe Artémis-Hécate est un appel vers la vie.

D’autre part, elle est liée elle aussi au feu, mais maîtrisé : on la représentait avec des torches. Cela souligne un troisième aspect de sa personnalité et son identité avec Déméter, dont elle partage les attributs : la torche, le chien, le bandeau, le blanc.

La plus ancienne narration du rapt de koré (« la jeune fille ») se trouve au début de l'hymne homérique à Déméter (VIIe-VIe siècle), qui justifie le fondement des Mystères d'Eleusis. Le poète chante tà theô: « les deux déesses », qui réunies par le duel ne semble en faire qu'une : c'est ainsi qu'on les nommait à Eleusis, berceau des Mystères.

La torche

Or, Hécate vient jouer un rôle remarquable à côté de la mère et la fille. D'après l'hymne, le rapt a lieu sous les yeux du soleil, et sous ceux d'une autre divinité, à qui rien n'échappe, qui était dans sa caverne au moment de l'enlèvement : Hécate, qui ne vit rien, mais entendit la voix de Coré.

 

Dans la mise en scène de l’Hymne, elle apparaît en tant que double de Déméter : comme cette dernière, une torche à la main. Dans d'autres versions du mythe, les paroles et les actions de Déméter lui sont attribuées. Elle part à la recherche de Koré-Perséphone aux Enfers. Hécate réapparaît comme accompagnatrice de Koré quand mère et fille sont enfin réunies.

 

Si dans le mythe, chacune des trois représentations du féminin a sa spécificité, sur les monuments du culte, elles sont plus faciles à confondre, ayant chacune le flambeau comme attribut que líon peut relier au surnom de fosforos souvent attribué à Hécate dans les textes. Elle est donc textuellement désignée comme porteuse de lumière. La torche dans sa main est désignée comme selas "lumière".

Selas, racine étymologie de Séléné (comme lux a donné Luna) qui est la lumière dans la nuit, opposée à phaos, la lumière du jour.

 

Ainsi, La déesse lumineuse d'Hésiode manifeste son appartenance au monde des ténèbres, qui va s’accentuer dans l'histoire, jusqu'à devenir la patronne de celles qui ont une relation avec les forces occultes : les magiciennes.

 

Cette Déesse triformis, est une femme à trois corps ou à trois têtes, dont la statue s'élève aux carrefours trivia. Son triple aspect ne perce qu'à une période relativement tardive dans les productions artistiques, mais pointe déjà chez Hésiode qui célèbre en elle la dominatrice de trois domaines, terre, mer, ciel (c’est à dire sur les trois éléments) puis postérieurement sur les Enfers : pouvoir qu'elle possédait déjà à l'époque des Titans, et qu'elle conserve sous l'ordre nouveau établi par Zeus, contrairement aux autres titanides. Zeus, victorieux de Chronos, confirme ce partage titanesque et même "l'honore entre toutes", "la révère". Aussi a-t-elle en partage la terre, la mère, avec le ciel, et tout pouvoir sur les hommes ; à l'agora, au tribunal, comme à la guerre et aux jeux, pour les marins comme dans les étables, elle fait "en toute facilité... ce que veut son cœur" : ces termes répétés neuf fois dans les quarante vers de la Théogonie qui parlent d'Hécate, disent l'immédiateté de son pouvoir absolu, qui peut donner pour reprendre aussitôt, faire de peu beaucoup et de plus moins. On comprend comment ce pouvoir a paru magique, et pourquoi, dans une tradition plus tardive on en a fait la mère des magiciennes Médée et Circé.

Le blanc éclatant

Les prêtres d’Hécate, comme ceux de Zeus devaient être revêtus de blanc.

Zeus est essentiellement dieu de la lumière, du ciel clair, ainsi que de la foudre, mais il ne s'identifie pas avec le Ciel. Non seulement Zeus préside aux manifestations célestes, provoque la pluie, lance la foudre et les éclairs, mais, surtout, il maintient l'ordre et la justice. Chargé de purifier les meurtriers de la souillure du sang, il veille à la conservation du serment. Il est garant du pouvoir royal et, plus généralement, de la hiérarchie sociale. Ces prérogatives, il les exerce non seulement à l'égard des hommes mais aussi à l'intérieur de la société des dieux.

 

Par ailleurs, les lieux qui lui sont consacrés, les Hecateia étaient érigées au carrefours des trois routes. Elles mettaient en garde les Grecs et leur rappelaient qu'à côté du monde ordonné par Zeus existe un domaine chaotique dans lequel le monde originel informe se perpétue sous l'aspect du monde des Enfers. Or, le polymorphisme est considéré chez les Grecs comme infernal.

Le pur et l'impur

Hésiode, dans les Travaux[57],donne une série de conseils : «  Garde-toi, quand l’aube point, d’offrir à Zeus des libations de vin noir avec des mains que tu n’as pas lavées ; pas davantage aux autres dieux (...) Ne fais pas d’eau debout tourné vers le soleil ; et, depuis l’heure où il se couche et jusqu’à son lever, souviens-toi de ne pas uriner ni sur le chemin, ni en t’avançant hors du chemin. Ne va pas non plus, dans ta maison, montrer indécemment près du foyer tes parties souillées de sperme... »

Or, comme le précise Jacqueline Carabia[58] « ces recommandations de propreté, de pureté, d’absence de souillure (...) furent bien souvent reprises par les lois sacrées des sanctuaires grecs » en particulier en Carie, patrie d’Hécate, dans les sanctuaires de Zeus et ceux de la déesse, dont les prêtres, nous l’avons dit, devaient porter des vêtements blancs.

Mais d’une manière contradictoire à ces recommandations de propreté, le dieu ne rechigne pas à ce que son sanctuaire s’élève sur un tas d’ordures. Ainsi, dans les Hécatéia, les ordures s’accumulaient : le culte d’Hécate permettait l’élimination des souillures de toutes sortes mais aussi l’irritation des morts.

Pour F. Robert[59], Hécate réunit en elle « la notion de ce qui peut être terrifiant et en même temps de ce qui protège là contre. »

 

« Déesse gaie », au bandeau luisant et qui porte le flambeau (cf. Hymne à Déméter, 24 sq., 52 sqq.), celle qui « nourrit la jeunesse » (Théog. 450) elle est « nuit », et non pas la « noire Nuit » issue du Chaos et mère de la mort, mais la nuit étoilée, propice.

Hécate, dont le mythe a évolué, peut se montrer secourable pour ses fidèles, mais redoutable pour les sacrilèges. Le double aspect, esquissé chez Hésiode, quand associée à Hermès, « elle sait dans les étables faire croître le bétail, (...) s’il plaît à son cœur, elle fait de peu beaucoup, et en réduit beaucoup à peu. »[60]

Hésiode souligne essentiellement son aspect bienveillant. C’est à peine s’il suggère, en trois vers, que sa puissance peut s’inverser : sa seule exigence, à ce stade est d’être révérée.

 

L’abondance dont elle peut être pourvoyeuse nous ramène à la période de l’Âge d’or, thème largement exploité dans le mythe de Médée.

Nostalgie de l’Âge d’or

“ Plût au Ciel que la nef Argo, en son vol vers le terre de Colchide, n’eût point franchi les Symplégades de sombre azur, que dans les vallons du Pélion le pin ne fût jamais tombé sous la hache, et n’eût pas armé de rames les mains des preux qui firent pour Pélias la conquête de la Toison d’or ! ”[61]

 

Dans la bouche de la Nourrice qui ouvre la tragédie d’Euripide, la chute du premier pin qui servit à la construction d’Argo devient la cause première des malheurs de Médée, et même de l’humanité toute entière. Le pin tombé sous la main de l’homme représente l’avènement de la civilisation technique dans une société déjà vouée à la nostalgie de l’Âge d’or. Le mythe de l’Âge d’or est attaché à la conception d’une Terre-mère bienfaitrice,[62] à laquelle s’oppose la mer aux dangers innombrables.

 

Médée est représentée aux Grandes Dionysies, en mars 431, moment où éclate, selon Thucydide la guerre du Péloponnèse. La tragédie d’Euripide traduit l’inquiétude du poète devant l’évolution de la Grèce et du monde face aux propagandistes de la colonisation. Ennius, chez les Latins, reprend à son compte l’ouverture d’Euripide, en accentuant le thème de l’arbre.

“ Plût au Ciel que dans le bois de Pélion la poutre de sapin ne fût pas tombée à terre, fendue par les haches, que de là n’eût point été mis en branle le prélude de l’entreprise du navire qu’on appelle aujourd’hui du nom d’Argo, parce que c’est à son bord que l’élite des Argiens fut transportée lorsqu’elle alla réclamer aux Colques la toison du bélier... ”[63]

 

Le premier vers de cette tragédie “ Plût au ciel... terre ”, est, selon Ptolémée Chennos [64]: “  Le vers tragique le plus cité dans toute l’œuvre de Cicéron[65] ”

Le thème rencontre un grand succès dans la tradition littéraire latine, dans un terroir qui voue une grande haine à la mer et à ce qu’elle apporte de fléaux.

 

Que ce soit chez Catulle[66], Tibulle[67], Argo née du pin tombé sous la hache de l’homme est associé à la violence et à la mort.

 

Horace franchit un pas supplémentaire : “ Les Îles Fortunées, où la terre chaque année, rend à l’homme Cérès sans labour ; où toujours, la vigne fleurit sans qu’on l’émonde... Vers cette terre n’ont point dirigé leur course, sous les rames de l’Argo, les pins assemblés et la Colchidienne impudique n’a point porté ses pas... ”[68]

 

Chez Ovide, l’allusion est on ne peut plus explicite : Argo, le premier navire construit par l’homme, annonce et provoque la disparition de l’Age d’or : “ L ’Âge d’or naquit le premier, qui, sans répression, sans loi, pratiquait de lui-même la bonne foi et la vertu... Jamais encore le pin, abattu sur ses montagnes pour visiter un monde étranger, n’était descendu sur la plaine liquide... L’Âge qui a la dureté du fer est venu le dernier. Aussitôt ont fait irruption sur cette ère d’un métal plus vil les crimes de toute sorte... Le marin livra ses voiles aux vents.[69]

 

La faute c’est le mélange, il faut se garder pur ( cf. le vin merus, réservé aux femmes). L’évocation du thème dépasse largement l’histoire du couple Médée /Jason et concerne l’ensemble des “ mortels ”, prenant ainsi valeur universelle : “ Ah ! Plût au Ciel que pour empêcher les mortels de fatiguer de leurs rames les vastes mers... ”[70] Les Îles Fortunées, séjour éternel des héros méritants, après qu’ils aient accompli leur œuvre, figurent le vestige de l’Âge d’or. Si Argo n’y a pas sa place, c’est qu’il est responsable de la fin du temps bienheureux de l’abondance obtenue sans effort. Désormais Argo véhicule le désordre, la souillure et la mort.

 

Selon Lucain :“ De là, pour la première fois, la mer fut outragée, quand Argo, encore novice, mêla des peuples inconnus sur un rivage souillé, mit le premier la race des mortels avec les flots et les ondes furieuses, et ajouta aux destins une mort nouvelle. ”[71]

 

Dès l’Antiquité, les nostalgiques de l’Âge d’or affrontent les panégyristes du progrès, chantre de la conquête de la civilisation grecque sur la barbarie. Ainsi, le premier semble-t-il, dès la fin du VIIe siècle avant J.-C., Mimnerme de Colophon, dont un fragment célèbre la conquête accomplie sur “ le beau cours de l’Océan. ”

 

L’apologie de la civilisation technique trouve une expression plus explicite chez Sophocle, dans un chœur d’Antigone : “ Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme. Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où soufflent le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque années sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales. Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets, l’homme a l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts... Parole, pensée vive comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui même... Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seulement, il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède. Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien. Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de sa ville et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi. Il montera alors très haut dans sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où il laisse le crime le contaminer par bravade... ”[72]

 

Ces derniers vers laissent apparaître l’idée d’une transgression, située au plan humain, celle de l’homme face aux institutions humaines. L’infraction contre la loi des hommes et aussi contre la justice divine. La contamination par le crime éveillent l’écho d’une faute évoquée par les nostalgiques de l’Âge d’or.

L’intervention de l’homme à “ souillé ” la nature :

“ C'est à toi maîtresse que j'apporte cette couronne tressée par mes soins. Elle vient d'une prairie sans tache, où le berger n'ose paître son troupeau, où le fer n'a jamais passé. Cette prairie sans tache, l'abeille la parcourt au printemps, et Pudeur l'entretient de la rosée des eaux vives pour ceux qui, sans études, ont naturellement en partage une vertu étendue à toute chose; à eux de la moissonner : les pervers n'y ont pas droit. Donc, chère maîtresse, pour ta chevelure d'or accepte ce bandeau d'une main pieuse. Car seul entre les mortels, j'ai le privilège de vivre à tes côtés et de converser avec toi...[73] ”

 

Nostalgie du paradis perdu de l’Âge d’or et éloge de la conquête civilisatrice se retrouvent curieusement ensemble mêlées dans la Médée de Sénèque. Le thème y connaît en effet un développement d’une ampleur spectaculaire, puisqu’il occupe deux chœurs, les plus longs, sur quatre que comporte la tragédie. Ils évoquent la nostalgie de l’âge d’or (302 sqq.), la responsabilité d’Argo dans sa perte (335 sqq.).

 

Mais le final du chœur explose en un hymne à la gloire des conquêtes de l’homme : “ Désormais, les flots sont vaincus et subissent la loi de tous... Toutes les bornes ont été renversées... Dans un certain nombre d’années, un temps viendra où l’Océan ouvrira les barrières du monde et où l’on découvrira une terre immense. ”[74]

 

Là, l’ouverture annoncée passe par une phase de désordre : “ les bornes renversées ” et développe dans le chœur suivant le thème du “ châtiment, ” annoncé plus haut, comme prix de “l’audace ” : “ Dur fut le châtiment de l’audacieux navire qui parcourut une série de dangers effrayants... ”[75] “ Tous ceux qui touchèrent les rames illustres de l’audacieux navire... tous, par une fin terrible, expièrent la profanation du maritime empire.

 

Parcourant les siècles, Argo connaît une singulière résurgence dans le xristos paskôn de Grégoire de Nazianze ou d’un Byzantin plus tardif.

Composant une sorte de pastiche fait d’emprunts aux tragédies d’Euripide, il construit un drame consacré à la Passion du Christ. Or le début, qui déroule les événements ayant conduit à la crucifixion depuis le serpent tentateur (ophis) de la Genèse, suit de très près le prologue de la Médée  d’Euripide.

« Plût au Ciel que dans la prairie n’eût point rampé le serpent

que dans les vallons ne se fut point caché en embuscade le serpent/dragon rusé.

La malheureuse mère des hommes trompée (...)

Le cœur éperdu d’amour elle n’aurait pas été détournée par la ruse de l’ordre divin

et pour avoir persuadé son époux de manger du fruit de la terre...  ».

Le principe est le même que celui rapporté par B. Teyssèdre à propos de la Genèse revue par Philon.

C’est pourquoi notre quête des origines nous conduit à un détour obligé par la Genèse et les textes de l’antiquité assyro-babylonienne, dans lesquelles B. Teyssèdre poursuit la trace de la création du Diable, comme synthèse d’une longue lignée de démons femelles.

À la profondeur

La Femme-serpent = de kourê à ophis = de virgo à virago

« L’esthétique, c’est le péché, c’est la femme en l’homme, c’est le serpent dans la femme. »[76]

Aux temps anciens, quand nos parents habitaient un jardin bien irrigué et le serpent né de la terre parlait le langage des hommes. S’insinuant près de la femme, il lui reprocha de tarder à cueillir le fruit qui lui permettrait de discerner le bien du mal. La femme, comme chacun sait “ d’humeur instable et vagabonde ”, mangea le fruit, en donna à l’homme. Tous deux furent métamorphosés. Ils passèrent ex akakias kai aplothtos êthôn eis panourgian, d’un état caractérisé par “ l’absence de mal ” et “ l’unité indivise des façons d’être ”, à un autre état dont Rabelais retiendra le nom la “ panurgie ”, et qui doit se définir à partir de son contraire comme “ duplicité maligne, rusée ” »

 

Le récit de la Genèse repensé par Philon, surchargé de moralité, modèle judéo-chrétien sur lequel “ l’Europe a élaboré un modèle d’universalité qui incluait d’emblée son droit à l’exclusion....Ce qui nous sépare de Philon, c’est que l’unité de l’homme ne réside plus en Dieu mais en la déesse Raison. Le Paradis n’en finit plus d’être perdu (...) : le Serpent séduisit la Femme. Ce reptile est la plus rusée des bêtes des champs (GN,3,1). Il a pour attribut “ l’astuce ”, il le prouve par ses effets, puisque ses victimes découvriront après la faute leur propre attribut, la faiblesse foncière qui les expose sans défense, leur “ nudité ” c’est-à-dire la sagesse.

 

Qui fallait-il séduire ? La femme, Havvah, “ la vie ”. “ Adam donna pour nom à sa femme zôê, Vie ”. Le serpent, commente Philon “ est l’ami conseiller de Vie ”. De quelle vie ? La faute a dissipé l’esprit-souffle divin en âmes-souffles individuelles. Les deux concepts hébreux, ruah et nephesh, ont pour équivalents approchés pneuma et psuchê. La séduction qui rompit “ l’unité indivise ” par sa “ panurgie ” entraîna la chute de la “ vie pneumatique ” vers les “ vies psychiques ”.

C’est de la vie par l’âme, non par l’esprit, que le serpent est “ ami ”, et les images ne se dérobent pas qui fourniraient à ce genre d’amitié toute sa pertinence : Pour la femme, Vie suspendue à la sensation et aux chairs, nous disons que le serpent c’est la jouissance qui se tortille et s’enroule, incapable de se mettre sur pieds, toujours à ras du sol, rampant vers les seuls biens de la terre, cherchant les retraites qui sont au-dedans du corps, pour ainsi comme se nichant comme en des replis (orugmasin) et crevasses (casmasin) en chacun des sens. ”[77]

“ Les premiers coïts (sunodoi) du mâle et de la femelle ont pour guide-initiateur la jouissance ”.[78]

 

Ce qui traverse les cultures, c’est la bête qui choisit pour “ retraites ” les “ replis et les crevasses ” du corps féminin. Les participes allongés et sinueux iluspômenên, poluplokôtatên, katabeblêmenên, (se tortillant, s’enroulant, rasant le bas) font retour à l’allure ophidienne. Or pour le Juif, il évoque Léviathan monté de l’Abîme, dont le “ serpent tortueux ” est l’attribut. En cette figure sous-entendue la rencontre d’Eros et de Thanatos est immédiate. Le “ conseiller de la vie est venu de la mort ” (l’abîme). La citation de Philon ne s’arrête pas à la femme. Elle s’étend et se laisse subrepticement pressentir quand les “ replis et crevasses ” sans cesser d’évoquer  le sexe féminin, ont apprêté leur nid en “ chacun des sens ”. La litanie du serpent-jouissance se prolonge : conseiller de l’homme, se plaisant à saccager ce qui vaut mieux que lui, tout adonné à faire mourir par ses morsures venimeuses bien qu’indolores.

Bernard Teyssèdre souligne que ce passage d’Éros à Thanatos, cette rétroversion du sperme qui donne la vie vers le venin qui tue aura bouleversé l’économie libidinale. Le soubassement du pénis-serpent traversant les cultures reçoit des connotations qui pour être culturelles, n’en sont pas moins saturées de charges émotives intenses. Ces affects, inséparables des concepts restituent à la phrase sa portée.

Or, le rapport de la « jouissance » (êdonê) à la “ sensation ” (aisthêsis) est médiatisé par la femme.

Est déclarée jouissance illicite, celle qui n’a pas pour finalité la maternité. Le serpent représente donc la pire jouissance, la jouissance illicite. Philon le déclare en toutes lettres : “ Pour la femme, la jouissance est par elle-même souillure ” (mochthêra). Par nature la femme n’y a pas droit ; contre nature, elle se l’approprie par magie. Elle est toujours peu ou prou sorcière.[79] Le serpent-jouissance ne corrompt l’homme qu’en passant par elle. Il fomente “ impostures et tromperies ”, il appâte, puis “ harponne ” sa victime ; il la ligote tout entière en remontant des sensations vers l’intellect empêtré dans leurs liens. Dans le couple conjugal à deux pôles, l’un est dominant, l’autre dominé. Le dominateur, c’est l’intellect o êgemonikos nous, semence de l’esprit-souffle divin, don du phallus. La dominée, bien sûr, c’est “ la mère des vivants ”, Vie, non pas pneumatique en Dieu mais vie psychique “ suspendue à la sensation et aux chairs ”. C’est la femme. Et c’est la part de la femme en l’homme.

 

Ce rôle médiateur est observable dans la manière dont la jouissance s’installe dans le serpent. Le point de vue descriptif (l’anatomie au sens large) est transposé au plan moral : le serpent est un animal sans patte affaissé de tout son long sur son ventre, qui se nourrit de mottes de terre et transmet par ses dents un venin mortel. Ces trois caractères se retrouve dans l’homme asservit à la jouissance (parallèle décevant : le modèle de la bête atteint sa limite !). Car les animaux ne sont portés à la jouissance que par le sens gustatif et génital, alors que l’homme l’est aussi par les autres sensations, lui qui poursuit tous les objets visibles et audibles qui peuvent apporter délectation aux oreilles et aux yeux.

 

Cette jouissance de surcroît à l’homme par rapport à l’animal, c’est l’esthétique. Là se découvrira un pendant au venin de mort, car l’esthétique refuse de convoler avec les cieux. Elle a pour caractère propre de rompre “ l’unité indivise ” des esprit-souffles en Dieu, de lui référer la multiplicité morcelée des âmes-souffles individuelles... La perversion qu’est la jouissance a pour effet l’inversion de toutes les valeurs : elle subvertie la hiérarchie des sexes, l’ordre social et l’harmonie cosmique. A toutes ces subversions il fallait un responsable : c’est la femme. Ou par dédoublement, c’est la part de féminité en l’homme, le tortillis du serpent au creux de la femme jouissance.

 

Sous le signe d’une esthétique généralisée, les lignes de maléfices se rassemblent. Eve cachant Léviathan dans son ventre, l’âme-Vie suspendue (...), c’est la prostituée, la maquerelle, la sorcière qui excite les sens par ses “ philtres d’enchantement ”. Elle promettait le plaisir d’amour, elle apporte bien davantage : l’ensemble du monde sensible et imaginaire qui met la pensée en relation avec les corps. L’aboutissement du philosophe n’a plus rien des lascivités qui miroitaient. C’est la doctrine stoïcienne de la perception.

 

Était-il nécessaire de l’introduire par le péché à double visage d’entremetteuse et de magicienne, par la jouissance montée en Eve, avec Léviathan de l’abîme ? Philon l’a pensé : ses impostures et tromperies, la jouissance n’ose pas les présenter à l’homme, mais à la femme, et par elle à lui. Car en nous l’intellect joue le rôle de l’homme, et la sensation de la femme.

 

La jouissance absorbe donc en premier lieu et fréquente les sensations, par lesquelles ensuite elle abuse en l’envoûtant l’intellect hégémonique ; car chacune des sensations est excitée par ses philtres d’enchantement[80] :

·       la vue par la variété des couleurs et des figures (qui l’ensorcellent) ;

·       l’ouïe par la mélodie des sons ;

·       le goût par la délectation des saveurs ;

·       l’odorat par les bonnes odeurs des parfums qui s’exhalent.

 

Quand elles ont reçu ces dons, les sensations, à la façon de jolies servantes, les apportent au jugement raisonnable comme à leur maître, avec les concours de la persuasion, afin qu’il n’en repousse absolument rien. Et lui, aussitôt leurré, de prince qu’il était devient sujet ; de maître, esclave ; de citoyen, banni ; d’immortel, mortel.

 

Bref, il ne faut pas ignorer que la jouissance, semblable à une courtisane, à une putain, concupisce de copuler avec un amant et cherche des entremetteuses qui le lui fassent harponner. Or, ce sont les sensations qui lui amènent, en entremetteuses et proxénètes, l’amant. Une fois qu’elle les a  prises au leurre, elle a tôt fait de subjuguer l’intellect. en faisant pénétrer au dedans les apparences du dehors, elle les lui annoncent et les lui représentent, imprimant en lui les empreintes de chacune d’elles et suscitant l’affect correspondant. Car l’intellect, semblable à une cire, reçoit les images qui lui viennent par les sens et c’est par elles qu’il saisit les corps.

Le venin et les eaux vives

L’Océan souterrain n’est pas toujours chargé de valeurs négatives dans la Bible : il est relié à la fécondité et la Terre promise est décrite comme “ un pays de cours d’eau, de sources qui sourdent de l’Abîme dans les vallées comme dans les montagnes (Dt. 8,7).

 

L’idée essentielle est la toute-puissance de Dieu sur les eaux. C’est lui qui les appelle et les répand à la  surface du sol. Dans un sens pessimiste : s’il retient les eaux, c’est la sécheresse, s’il les relâche, elles bouleversent la terre (Job,12,15). Mais cela signifie le plus souvent qu’il distribue la pluie bienfaisante, qu’il contient la mer entre ses limites pour empêcher le retour au Chaos (P.S. 104,9).

 

Si l’Abîme des eaux est ambivalent, c’est en héritage d’un lointain passé. A Sumer, patrie du Déluge, le dieu de la végétation Dumu-zid-ab-zu “ fils fidèle de l’Océan d’en-bas ” meurt pour renaître. L’Ab-zu est l’assise cosmique, la masse aquatique sous-jacente à la terre des morts. Principe à la fois d’énergie fécondante et d’écoulement perpétuel. D’en bas montent “ avec allégresse ” les sources qui à travers pluie et rivière retournent au  pays d’où elle sont venues. En-ki maître des eaux souterraines habite un Éden sans maladie ni vieillesse ni malignité, où même les bêtes vivent en paix. L’Abîme est sa “ maison de sagesse ”. L’idée a laissé sa trace chez les Juifs. “ L’Abîme et la sagesse, qui peut les sonder ? ” Il fallait déclarer à la Sagesse personnifiée : “ J’ai marché dans la profondeur de l’Abîme ”.

 

Dumu-zid descendu au pays d’où l’homme ne remonte pas, a été investi  par Inanna du “ regard de mort ”. Il aspire à changer de forme, à mettre son corps en harmonie avec son lieu. Il lève les bras vers le dieu solaire et prie : “ O, dieu UD, fais que mes mains deviennent les mains de quelque bêtes rampante ! Fais que mes pieds deviennent les pieds de quelque bête rampante. ”

La bête rampante, est-ce proprement le reptile ? Elle n’est en tout cas point dépourvue de pattes ! (Le mot se traduit tantôt par “ reptile, tantôt par bestiole aussi bien insectes que lézard...). Elle participe sans autre précision au registre chtonien où Ishara, gardienne des serments, prend la forme d’un scorpion et Ningishzidda “ seigneur du vrai bois ” devient un serpent cornu.

 

Ainsi un serpent veille sur l’arbre de vie, auprès de la gerbe de Nisiba qui promet de plantureuses récoltes, mais dans le même temps le voisinage du très redouté scorpion renforce le côté négatif des autres “ rampants ” qui partagent son domaine. Les venins des crocs et des dards se répondent. Un même mot les désigne en Akkadien, imtu : “ bave mauvaise ”. De même l’infernale Lamashtu : “ venin de serpent, venin de scorpion ”, tel est son imtu Les Assyriens l’ont représenté debout, à tête de lion, tenant de chaque main une hydre bicéphale. Le roi des génies des airs, Pazuzu aux quatre ailes peut-être doté d’une queue de scorpion, tout comme Ardat lili, la vierge dévoreuse d’enfants. En Égypte le jeune Horus, piqué par un scorpion, fut sauvé par la magie de sa mère Isis.

 

L’effroi peut servir la “ bonne cause ”, quand les serpents enlacés sous forme de caducée reçoivent pour protecteur une paire de dragons, attributs du dieu Ningis... D’aspect féroce, ils se dressent sur des pattes armées de serres et tiennent de leur main griffue une hampe. Ils sont ailés, leur corps ondulant et leur tête sont un mélange de vipère et de panthère, leur coiffe est cornue, leur queue s’achève en dard de scorpion. Mais souvent le serpent n’a pas pour rôle premier d’intimider l’impie. Venimeux, il fait cause commune avec ces porteurs de miasmes que sont les démons. Le vent de maladie se “ glisse partout comme un serpent ”. Samanum, démon de peste, est un dragon à gueule de lion, pattes d’aigle, queue d’écrevisse ; en dépit de sa description, il est appelé insatiable“ vers rouge ”. Les premiers monstres que la mer enfanta pour combattre Marduk sont des serpents géants, dragons en furie, l’hydre et le dragon rouge.

 

La  solution élégante de la Genèse fut de distribuer les aspects positifs et négatifs dans le temps. A l’origine, le serpent suscite quelque secrète admiration... Puis ce fut la chute sémantiquement fatale, lors sa “ ruse ” provoqua la “ nudité ” (arum pour les deux), de nos premiers parents.

La lignée des monstres femelles de Lilith à Mélusine

B. Teyssèdre rapporte que les fils d’Israël ne se comportaient pas différemment des autres Sémites. C’est aux morts, non à Dieu qu’ils avaient jadis destiné les prémices des fruits, les premiers nés de leur bétail et peut-être de leurs enfants.[81].

La coutume a dû se perpétuer longtemps car la Bible, portée à passer sous silence des offrandes qu’elle réprouve comme détournements sacrilèges, confirme leur existence de façon négative... La loi de Moïse ne se lasse pas de lancer l’anathème sur des rites qu’on aurait pu croire depuis longtemps oubliés, si l’insistance même de leur interdiction toujours en vain renouvelée ne témoignait de leur vitalité :

“ On ne trouvera chez toi personne qui fasse passer au feu son fils ou sa fille, qui pratique divination, incantation, mantique ou magie, personne qui use de charmes, qui interroge les spectres et devins, qui invoque les morts. ” (DT,18,10-11).

En dépit des affirmations réitérées que Yahvé seul est Dieu et que les “ autres dieux ”, adorés par les autres peuples sont des non-dieu, que les défunts sont emprisonnés dans leur Shéol souterrain et qu’il est à la fois inutile et impie de chercher à apaiser leur vindicte par des offrandes, il faut retrouver dans la terreur sacrée devant la survie des ancêtres, le terreau très profond, très ancien.

 

En Égypte, les “ Esprits ” Akhou appartiennent au monde des morts. Ceux qui figurent sur les listes des souverains mythiques ont un statut intermédiaire entre dieux et hommes, trop élevé pour se soucier des vivants. Mais souvent il s’agit de défunts moins illustres et selon qu’ils sont comblés ou négligés par leur familles. Ils se comportent en génies bénéfiques ou malveillants. En langue copte, ils prendront le sens de “ démons ”. L’Égypte des pharaons a cru aux “ revenants ”...

 

En Grèce, la Nékyïa de l’Odyssée reste dans toutes les mémoires : cette remontée d’ombres exténuées que l’offrande du sang doit revigorer quand le héros les consulte sur sa destinée. Midi, qui partage le jour, est réservé pour les libations aux morts. C’est le moment fatidique où Hécate, reine de ceux qui ont trépassé “ avant l’heure ” envoie chez les vivants le spectre de l’Empuse, et où apparaissent, avides de vengeance, les fantômes des cadavres qui n’ont pas reçu les honneurs funèbres. Sur les tombeaux, l’image apotropaïque de Sirènes sert à détourner d’autres vampires, leur semblable, de sucer le sang des gisants. Aux abords de l’ère chrétienne, en Attique, les tablettes d’exécration évoquent au côté des divinités infernales, Hadès le dieu « d’en-bas », Perséphone, Hermès le go-between, Hécate et les Moires, d’inattendus “ anges souterrains ”, aggeloi katacthonoi.

Terreurs nocturnes et démons femelles

La sagesse promet au fidèle que son sommeil lui sera doux et ne sera troublé d’aucune “ terreur nocturne ” (Prov.3, 25). Que désignent ces terreurs nocturnes ? Des cauchemars ? Peut-être, mais “ le sommeil de la nuit enfante des monstres ”, ou plutôt les mauvais rêves sont à peine distincts des démons qui les provoquent. Le Talmud, dans une étymologie fantaisiste fait venir les Lilin de Laylah, “ la nuit ”. Comme elles hantent le désert, elles s’apparentent à Lilith, “ tapie ” parmi les ruines.

“ Hécate gisant au cœur de mon foyer ”, dira la Médée d’Euripide.

Ces démons ont pour caractère particulier d’être femelles...Certains ont voulu ne voir dans la Lilith d’Isaïe qu’un volatile nocturne - un engoulevent (34,14). Le plus ancien manuscrit du prophète leur a fourni une confirmation équivoque, car à l’encontre du manuscrit canonique, il emploie le mot au pluriel, Lilioth. Le sens paraît être “ celles qui appartiennent à la nuit ” sans préciser s’il s’agit d’oiseaux.

Un passage très controversé de Job sur le sort du méchant serait peut-être à lire ainsi :

·       Le premier-né de la mort ronge ses membres ;

·       on l’arrache à l’abri protecteur de sa tent ;

·       pour le traîner devant le roi des frayeur ;

·       les lilioth s’installent dans ce qui fut sa demeur ;

·       et une pluie de soufre se répand sur son bercail.

18,13b-15

 

Le roi des frayeurs serait-il un émule de l’infernal nergal ? Le premier-né de la mort serait-il la peste personnifiée ? La pluie de soufre apporte puanteur et stérilité qui conviennent aux Lilioth des décombres...

Puanteur du Shéol, des Lemniennes, des Harpyes

“ En Égypte, où sévit le Typhon, les bouffées de chaleur font monter des marais des miasmes pestilentiels [82]. Pour l’Église latine, dès le VIe siècle, la peste est morbus meridianus, la maladie de midi ou du Midi. C’est à midi que Smertiza, la Vierge de la Peste apparaît en Lusace. [83]

 

Qu’on se souvienne du formulaire magique contre “ la Lilith qui s’est emparée de Saul fils de Qish et a rendu confuses ses pensées. ” Que l’on compare cette inscription apotropaïque d’Arslan Tash : “  À celle qui vole dans l’obscurité des maisons, va-t-en vite, ô Lilith ”. On conclura que les Lilioth d’Isaïe ou de Job passerait difficilement pour de simples oiseaux, quand les sorciers leur imputaient folie et maladie.

 

Babylone assemblait en trio Lilitu et lilû, “ démone sans époux ” et “ démon qui n’a point pris femme ”, avec Ardat-Lili, “ belle vierge ” désirable et inassouvie, “ démone qui ravit la lumière ”. Voici un diagnostic magico-médical :

Hécate au triple visage et dieu du seuil au double visage

Si une femme, quand elle tombe malade, son accès la prend toujours pendant la nuit : prise du démon de lilû. [84]

 

Ardat-Lili est la plus redoutée. Une tablette la représente sous forme de louve à queue de scorpion, en train de dévorer une fillette. [85] Le trait distinctif qui fonde sa malignité a préexisté de millénaires à la psychanalyse : c’est la frustration. Ni épouse ni mère, elle “ qui n’a pas connu la jouissance, qui n’a pas enlevé son vêtement devant le giron de son mari ”, elle “ qui n’a pas de lait dans les seins ”, telle est la ravisseuse de la progéniture dont elle est privée, la jalouse qui s’introduit par la fenêtre auprès des jeunes filles pour les rendre stériles. C’est elle encore le vent de maladie ou d’impuissance qui ”souffle dans la maison de l’homme ”

 

Le rôle de la sinistre triade est de porter à son paroxysme l’un des traits caractéristique aux “ vents mauvais ” : ils “ ne prennent pas femme, n’ont pas d’enfants ”, ils “ attaquent et détruisent la vigueur sexuelle de l‘homme. ” Ardat-lili a pour émules Hallulaja, la courtillière qui rôde la nuit sur les routes pour agresser le passant. Kiskill Undakkarra “ la servante qui s’approprie la lumière ”. SAMÄNUM, “ le ver rouge ” empêche le sevrage du nourrisson, arrête à contretemps les menstrues, mais en revanche provoque “ les pluies rouges ”, “ les crues pareilles à du sang ”.

 

D’entre tous les monstres se détache Lamastu. Fille du ciel, elle en fut chassée “ à cause de son esprit-souffle mauvais ”. Stérile, elle feint d’ignorer que ses mamelles n’ont point de lait :

“Apportez-moi vos enfants que je les allaite, et vos petites filles que j’en sois la gardienne ! A vos petites filles je veux donner le sein !”

 

Comme nulle mère ne l’écoute, la ravisseuse “ enlève l’enfant à la nourrice ”. Envieuse, “ elle compte les mois de la femme enceinte, elle inscrit leurs jours sur le mur de la maison ”. Elle se glisse dans la chambre de la parturiente, cherche à toucher sept fois le ventre de la mère pour tuer le bébé. Le rituel contre l’avortement prescrit de protéger la femme en couches par des pierres amulettes fixées à diverse parties du corps par des ligatures magiques qui noueront ses membres et en interdiront l’accès aux maléfices des sorcières. Le portrait de Lamatsu est un cumul d’horreurs :

“ Sa face est d’une lionne-déesse au visage pâle, ses oreilles d’un âne, ses seins sont nus, ses cheveux hirsutes, ses mains souillées (de sang), ses doigts longs, ses ongles trop longs, ses pieds comme ceux de (l’oiseau démon) Anzu, sont venin est le venin du serpent, son venin est le venin du scorpion ”. [86]

 

Si effrayante, cette démone, abondamment représentée sur les amulettes, qu’elle aura surimprimé son image aux noms du trio Lilitu/Lilu/Ardat Lili pour aggraver les “ terreurs nocturnes des Juifs ”, leurs Lilin et Lilioth.

 

Une remarque ajoute à la complexité, c’est qu’en Canaan, le mot terreur a pu être un archaïque nom divin. Il intervient dans un texte unique de la Bible, quand Jacob et Laban prennent pour garant du contrat délimitant leur territoire “ la terreur d’Isaac ” (GN, 31, 42-53). L’expression a parfois été traduite par “ le parent (ancêtre) d’Isaac ”. Un antique dieu cananéen “ terreur ” a pu se dégrader sur place en mauvais génie des ancêtres, puis se mêler aux terreurs nocturnes qui montent du pays souterrain, elles-mêmes confondues avec la parenté babylonienne de Lilitu. Par condensation, les Lilin et Lilioth bibliques auront produit le personnage de Lilith, autour duquel vont graviter tant de légendes rabbiniques.

 

L’image, tardivement a pu être complétée à partir de modèles grecs. Cela expliquerait comment Lilith “ l’inassouvie ” la frustrée, est devenue “ l’insatiable ”, la lubrique. Deux groupes de figures classiques se seraient superposés. D’un côté, l’Empuse, envoyé par Hécate, reine des Enfers, à l’heure où l’on sacrifie aux morts,[87] et où la terre tremble[88]. Les Stryges et les Lamies sont ses équivalents latins. D’un autre côté les génies incubes, comme la Sphynge qu’un vase archaïque montre tomber du ciel sur un adolescent endormi.[89] Cette synthèse, la littérature hellénistique l’a déjà accomplie. Selon Philostrate, c’est par les plaisirs de l’amour que l’Empuse charme ceux qu’elle médite de dévorer.[90] Les Sirènes, les oiseaux tentateurs d’Ulysse, sont devenues les succubes qui mettent à profit le sommeil de mortels non seulement pour leur insuffler des rêves érotiques, mais pour s’accoupler avec eux. Horace ne l’ignore pas, ni Apulée, ni même Joseph le Pharisien[91]. Or ces démones sont, comme Lilith, lubriques par frustration : jeunes filles elles s’obstinaient à demeurer vierges, refusant les présents d’Aphrodite, qui, par dépit, les métamorphosa en oiseaux[92]. Comme elle, ce sont des ravisseuses, presque des vampires. Elles endorment de leur chant ceux qu’elles veulent lacérer. Leur bouche est “ ensanglantée ”. on les représente agrippant de leurs serres une tête humaine...

... Lilith des temps rabbiniques est pire que ses ancêtres de Babylone. Ailée, nocturne, errante, elle est “ étrangleuse ” des nouveau-nés et “ si elle n’en trouve pas à dévorer, elle se retourne contre sa propre progéniture. ”[93]

... Adam fut visité en son sommeil par les esprits femelles qui accouchaient de nuées démoniaques sous formes de vils crapauds ? Lilith, condensé de ces fantasmes, devint la mère de démons sans nombre, leur reine. Ces légendes sont certes tardives. Mais en ajoutant aux ténèbres souterraines, à la mort, aux vents porteurs de maladies les souillures du sexe, elles parachèvent la configuration émotive de la nuit.

Le démon de midi

Midi est l’heure où les odeurs du Shéol atteignent le maximum de pestilence.

Or, l’odeur mauvaise est associée aux Lemniennes et aux Harpies, oiseaux monstrueux qui se présentent au moment du repas.

Ces deux types de démons femelles sont rencontrées par les Argonautes.

... “ Midi le Juste ” n’est pas une heure quelconque. Aucune n’a autant de connivence avec la mort.

 

Mieux vaudrait faire le partage, dans cette thématique très riche, entre ce qui est proprement grec, ou proprement sémite, ou commun à de multiples cultures. Qu’y a-t-il de particulier aux Grecs ? Les affinités électives entre midi et beaucoup de leurs figures mythologiques. Pan et les Aegyptans, les Satyres, Atalantes, Nymphes, Sirènes ?

 

La façon dont se partage le jour : au matin le sacrifice aux grands dieux ouraniens de victimes blanches qu’on immole la tête levée vers le ciel ; mais après l’heure de libation aux morts, l’offrande aux divinités chthoniennes de bêtes immolées tête basse [94].

 

La coutume de fermer les rideaux des temples et d’en interdire l’accès à midi, parce que toute présence humaine y devient dangereuse à l’heure où se manifestent les dieux infernaux Hadès et Perséphone, où, Hécate, souveraine des âmes en peine, envoie rôder le spectre de l’Empuse [95], où remontent les fantômes assoiffés de sang que le soleil a libérés en visitant de nuit l’empire d’en bas [96] et Stace, Thébaïde IV.

 

Pourtant bien des légendes qui passent pour grecques se fondent sur un terreau commun à plusieurs civilisations. Ainsi, à l’époque d’Euripide la figure de ce qui deviendra la sorcière est complètement constituée. Noircie encore par Sénèque, qui l’enrichira de motifs rituels.

 

De l’étude de Teyssèdre se dégagent les étapes de la construction d’un type de féminin, par contamination entre des cultures différentes, qui débouche sur une totalité cohérente, antithétique du masculin.

 

La quête des Argonautes est ponctuée de rencontre avec différents aspects du féminin, dont Médée figure la synthèse. Parallèlement à l’élaboration d’une figure masculine, s’élabore son antithèse au féminin. La conquête des Argonautes, confrérie masculine, comparable à celle des Egrégores, retrace les étapes de la prise du pouvoir de l’une sur l’autre.

A la contrainte d’une quête masculine imposée, Jason s’en plaint assez, à laquelle correspond une contrainte du féminin. Redécouvrir cela aujourd’hui, c’est affirmer, à l’appui du mythe, l’existence d’une égalité du masculin et du féminin, fondée sur la cohérence, et contredit la thèse d’une féminin éternellement associé au Chaos, contredit par le perpétuel renvoi des Héros solaires contre les héroïnes de l’ombre.

L’appropriation du symbole solaire par un panthéon exclusivement masculin n’est pas, nous le verrons bientôt, une donnée d’origine, mais le résultat d’une longue évolution.

L’entéléchie

Aristote, An., 2,1 ; Métaph., 8,3,9...

En- "parfait, complet, sans défaut"

Telos- : "achèvement, terme, réalisation"

Ecô- : "porter" ; d'où : "activité, énergie agissante et efficace"

Par opposition à :

ulê : la matière inerte

dynamis : la puissance pour agir mais qui peut ne pas agir

énergéia : énergie agissante mais qui peut ne pas aboutir

L’entelechie est ce qui porte en soi sa fin/finalité, c’est-à-dire la réalisation.

 

Selon le De Generatione animalium, le principe de la génération des individus[97], dont l'analogie permet de s’élever à celui qui anime l'univers, est un premier moteur à l'action démiurgique[98], bien différent en cela de la pure forme, du moteur immobile. Il réside dans le sperme et consiste en un mouvement émané du générateur ; ce dernier représente à l'état d'achèvement ce qu'est en puissance la matière de la génération tou gennesantos o esti dunamei.[99]

 

C'est en effet une loi générale de la production, tant naturelle qu'artificielle, qu'elle s'effectue par l'action d'un être qui est en acte ce que le produit à réaliser n'est encore qu'en puissance. Ainsi, ce qui donne au corps vivant son organisation, aux organes leur constitution essentielle, ce ne sont pas les agents matériels, comme le chaud et le froid ; il en est de la génération comme de la fabrication : le chaud et le froid peuvent amollir ou durcir le fer ; mais ce qui en fait une épée, c'est le mouvement des outils qui porte en lui  l'essence constitutive, propriété de l'art.

 

L’accent est mis sur le dynamisme de la cause motrice. Le principe de la génération, du développement de l'embryon, est un mouvement qui continue le mouvement de croissance du parent mâle ; le sperme, qui véhicule ce mouvement, est en effet l'excédent raffiné de la nutrition ; il communique ce mouvement au gamète femelle, le sang menstruel, qui est lui aussi un excédent de la nutrition, lequel contient en puissance toutes les parties du rejeton, y compris l'ambiguïté du sexe  mais à qui il manque seulement le principe moteur, qu'Aristote appelle ici le principe de l'âme. Le parent femelle fournit donc à la génération toute la matière ; le parent mâle au contraire n'apporte rien de matériel ; aucune partie du rejeton ne vient de lui ; le liquide séminal, véhicule matériel du principe vital se dissout, se volatilise ; il agit à la façon de la présure qui fait cailler le lait, mais ne se retrouve nulle part dans les parties agglomérées. Il semble s'agir ici d'un effort pour différencier nettement la cause motrice de la cause formelle. Elle apparaît ici comme une puissance active qui correspond à la virtualité. Aristote donne lui même comme exemple de cette puissance active, au sens traditionnel de dynamis.

 

La conception dynamiste de la nature; au-delà du mouvement des outils, il y a l'activité psychique, la puissance active de l'art ; pareillement, le sperme, qui possède le mouvement en acte, dont le mouvement effectif communique à la matière, aux menstrues, une impulsion organisatrice, le sperme accomplit dans la génération un rôle correspondant à celui des outils dans la fabrication ; il n'est qu'un instrument au service d'une puissance active, la nature, qui réside dans le mâle.

 

Mais comment saisir l'activité pure autrement que par la réflexion dialectique ? On est alors rejeté vers des considérations médicales familières aux écoles médicales de l'Antiquité auxquelles se réfère Aristote quand il s'interroge sur l'origine de l'âme dans le processus de génération. Il admet que tout principe dont l'activité s'exerce au moyen d'un corps ne peut exister sans ce corps, de même qu'on ne peut marcher sans pied ; si donc on admet l'âme rationnelle, l'esprit pur, le noûs, qui pense sans organe, dont l'activité n’est attachée à aucun organe particulier. Il s'ensuit que toute âme, en tant que puissance, doit avoir communauté avec un corps, c'est-à-dire une espèce matérielle distincte des quatre éléments, et plus divine qu'eux ; et la hiérarchie des activités de l'âme correspondent à des degrés de pureté de cette espèce ou nature : physis. Celle-ci est ce qu'on appelle le chaud, déjà cité comme exemple de la puissance active. Aristote est l'héritier d’une tradition médicale, selon laquelle tout être vivant contient une sorte de ‘chaleur’ innée.

Une nouvelle cosmogonie

E. R. Dodds a montré que dans la Grèce classique[100], les vieilles croyances en côtoient de nouvelles. Ainsi, la croyance en des messagers divins objectifs qui parlent à l'homme dans ses rêves et ses visions coexiste avec l'idée neuve qui rapporte ces expériences à une puissance occulte immanente en l'homme. Nous devons  le mettre en relation avec l'apparition à la période classique de nouvelles théories qui coexistent avec les anciennes croyances en des dieux objectifs : comme si la divinité s'intériorisait. Ce qui va donner naissance à un mouvement puritaniste.

 

Chez Pindare, le corps de l'homme subit l'appel de la mort qui a toute maîtrise, mais une image de la vie subsiste encore vivante, et cela seul vient des dieux. Elle sommeille quand les membres sont actifs, mais quand l'homme dort, elle montre souvent dans les rêves, quelque décision de joie ou d'adversité à venir." frgt 116

 

Xénophon énonce cette doctrine en simple prose et fournit le lien logique que la poésie a le droit d'omettre : “C'est dans le sommeil que l'âme (psuchê) montre le mieux sa nature divine ; dans le sommeil, elle jouit d'une certaine prescience intuitive ; et cela semble-t-il, parce que dans le sommeil elle est plus libre." et il ajoute que dans la mort, elle est encore plus libre. De même les Mystères, permettent à l'initié de " voir la fin (finalité) de sa vie".

 

On trouve les mêmes affirmations chez Aristote et Platon. Ce sont là des éléments d'une nouvelle structure culturelle, non dans la notion de survie après la mort, qui est loin d'être neuve : de toute éternité, on a nourri les cadavres, meublé les tombes. Mais dans les époques antérieures, on ignorait la distinction âme/corps : ils étaient consubstantiels, ni celle de récompense ou de punition après la mort, ni l'équation psuchê/homme vivant : œdipe pour parler de lui-même dit alternativement « mon sôma » ou « ma psuchê ».

 

Les textes de Pindare et de Xénophon laissent entendre que l'activité psychique et l'activité corporelle varient en raison inverse. Ils sont à la base de ce qu'on a appelé le puritanisme grec. De nombreux témoignages relatent l'existence de chamans grecs, grands jeûneurs.

Cette observation qui est un facteur essentiel de la culture chamanique qu'on peut encore observer aujourd'hui en Sibérie[101], Scandinavie jusqu'en Indonésie.

 

Or, cette nouveauté intervient au moment où la figure d'Hécate et d'autres divinités qui lui sont assimilées développe véritablement sa fonction infernale. Mais il est également en relation avec les figures maternelles du féminin comme Artémis, elle est kourotrophos, "nourrice et nourricière”. C'est à cette époque dans la 1ère partie du premier millénaire que des déesses de la période archaïque sont réduites à l'état de déesses secondaires, et très spécialisées, ainsi Ilithyie, spécialisée dans la protection des femmes en couche, bientôt assimilée à Artémis.

Hécate est, d'autre part, liée à Artémis, la déesse aux chiens, la furieuse chasseresse de la nuit à qui l'on sacrifie des chiens au carrefour et dans cette configuration spatiale apparaît le principe de l'union, d'une réunion des contraires.[102] Comme Médée, qui peut être principe de rupture, de scission, Hécate est aussi le lien qui unit les contraires.

Évolution parallèle de Médée et d’Hécate

Chez Euripide Médée invoque Hécate, assise dans le muchos, « les profondeurs du foyer »[103]

La parenté des deux déesses appartient à la tradition. Hécate est la mère de Médée dans la version de Dionysios Skytobrachion. C’est dans la tradition latine qu’elle est le plus souvent invoquée par la magicienne.

Chez Apollonios, c’est dans le temple d’Hécate qu’a lieu le premier rendez-vous de Jason et de Médée. C’est dans le lieu sacré que la magicienne, après une nuit de doute et d’angoisse, donne à Jason les drogues utiles à vaincre le dragon. En Jason « pénétra une force terrible, indicible, intrépide[104] »

Pendant le voyage retour, selon Nymphis[105] Médée élève un temple à Hécate en Paphlagonie. D’après Apollonios[106], ce sont les Argonautes eux-mêmes, sur le conseil de Médée, qui accomplissent le sacrifice dans le même lieu, à l’embouchure du fleuve. Contrairement aux rituels solaires, abondamment décrits dans le Livre I, ceux destinés à Hécate sont indicibles : « Et certes, tous les préparatifs que faisait la jeune fille pour célébrer le sacrifice - que nul n’en soit instruit et que mon cœur ne me pousse pas à les chanter ! - j’ai scrupule à les dire. »

Alors qu’elle n’entre pas dans la lignée généalogique d’Hélios chez Hésiode, la généalogie établie par Dionysios Skytobrachion, elle est doublement intégrée à la famille régnant en Colchide : Persès, son aïeul y devient fils du Soleil d’une part ; de l’autre, elle épouse son oncle paternel Aétès, dont naissent deux filles : Circé, sœur d’Aétès dans les versions aantérieures, et Médée.

Le clan des sorcières, sous la tutelle de leur patronne, Hécate, s’élargit : Médée se trouve entourée d’une famille de sorcières, sa cousine Pasiphaé, d’une soeur, Circé, et d’une mère, Hécate, qui relègue Idye/Eideya « celle qui sait », l’Océanide « aux belles joues » de la version hésiodique.

Mais au lien de filiation s’ajoute celui de l’initiation : « Au palais d’Aiétés vit une jeune fille que la déesse Hécate a particulièrement instruite dans l’art de préparer toutes les drogues procurées par la terre et l’immensité de l’onde. »[107] De cette manière, Médée se trouve investie du même pouvoir que donnait Hésiode à Hécate « sur la terre et sur la mer inféconde[108] »

La tradition la plus ancienne fait de Médée la fille de l’Océanide Idye « celle qui sait ». Dans la tradition plus récente sa mère est Hécate.

Le changement de généalogie est lié au passage de la déesse bienfaisante à la sorcière maléfique. Fille d’une Océanide, Médée est en relation avec les puissances élémentaires énumérées par Hésiode dans la Théogonie. Fille d’Hécate, elle reste liée au monde divin, mais surtout associée à la déesse nocturne que l’on invoque aux carrefours, lors de pratiques magiques.

L’identité de la mère et de la fille est consommée dans ce passage d’Apollonios : « La déesse, fille du Titan, qui venait de se lever à l’horizon, la Lune, en la voyant (Médée) aller à l’aventure, se réjouit avec délectation et se dit en elle-même ‘je ne suis donc pas la seule à m’égarer vers la grotte du Latmos, ni la seule à brûler pour le bel Endymion ! Ah, que de fois, chienne, tes perfides incantations m’ont rappelé mon amour...’ »[109]

La description qu’en fait Valérius Flaccus, à la fin du Ier siècle ap. J.-C., dans ses Argonautiques, composée sur le modèle d’Apollonios, ne laisse plus aucun doute, quand la frêle jeune fille laisse éclater sa colère et ses menaces contre les Argonautes prêts à trahir[110]. Telle une Bacchante « transportée de fureur », ses plaintes semblent des hurlements de loup ou des rugissements de lion.[111]

 

Hécate comme Médée peut être considérée comme principe de rupture, de scission. Elle est aussi le lien qui unit les contraires. La déesse renvoie enfin comme Médée, dans la mens masculine des poètes et des artistes, à l'image de la mère terrible, d'une mère animale et dévorante, assoiffée de sang.

La divinité de Médée

La tradition littéraire présente une Médée humaine : son histoire se déroule chez les hommes, elle en a tous les attributs. Néanmoins, dans la version la plus ancienne, son appartenance divine est nettement attestée, par sa généalogie, à tel point qu’Hésiode l’inclut à son catalogue des « déesses immortelles entrées au lit des hommes qui leur ont enfanté des enfants pareils aux dieux »[112] attestant de sa nature immortelle.

Pindare, quant à lui rappelle la « prophétie que la fille inspirée d’Aétès, la princesse de Colchide, proféra jadis de sa bouche immortelle[113] »

De même, Musée la considère comme immortelle[114].

Au témoignage des écrivains s’ajoute celui Parméniscos[115], des scholiastes de Pindare et d’Elien[116], d’un culte rendu aux enfants de Médée à Corinthe.

Pausanias[117]ajoute que sur l’Acrocorinthe se dresse un temple d’Aphrodite. Or, d’après la scholiaste de Pindare, c’est Médée qui, sur l’ordre d’Héra, fonda à Corinthe le culte d’Aphrodite.

Les hypothèses de Dürrbach, reprises par Will[118] est que ces informations  constituent l’indice d’un culte très ancien de Médée. Selon Will, il y aurait eu deux sanctuaires primitifs de Médée. elle aurait été chassée de l’un par Héra, de l’autre par Aphrodite. La présence de Médée se devinerait encore au temple d’Aphrodite par une représentation d’Hélios, dont la statue côtoie celle d’Aphrodite et d’Eros.

Enfin, l’épithète medeia est associée à Artémis sur une stèle datée de la première moitié du iiie siècle av. J.-C.[119]

Ces indices réunis permettraient de supposer que la déesse olympienne aurait supplanté une ancienne divinité, comme Artémis iphigineia le fit d’Iphigénie ou Artémis calliste de la déesse Callisto. L’implantation de sanctuaires d’un culte nouveau sur d’anciens sites dédiés à des divinités plus anciennes, ainsi effacées de la mémoire, est un procédé constant que l’on retrouve en de nombreux lieux.

L’épisode corinthien vient étayer la thèse de la divinité de Médée.

Médée y enterre ses enfants, selon Euripide, dans le but de les rendre immortels. Or, qui d’autre qu’une divinité possède le pouvoir de donner l’immortalité ?

Cette péripétie est une reprise d’Eumélos : Médée enterre ses enfants à la naissance, non pour les tuer mais pour les rendre immortels.

Les pratiques d’immortalisation sont présentes dans d’autres mythes, souvent sous les auspices du feu. Ainsi Déméter, chez Apollonios[120] dans des versions inspirées de son Hymne homérique.

La plus ancienne relation qui en soit faite remonte aux Chants Cypriens de Satasinos de Milet, probablement du début du VIIe siècle av. J.-C.

C’est alors très certainement aussi à la nature divine de Médée que l’on peut rattacher la pratique magique qui consiste à rajeunir un homme en le faisant bouillir dans un chaudron.

L’étroite relation avec Héra renforce encore l’hypothèse. Outre l’épisode d’Eumélos rapporté plus haut, elles assument toutes deux la fonction de protectrice de Jason. Chez Homère déjà, Héra sauve Argo[121].

Chez Pindare, Médée est un instrument entre les mains de la déesse, l’expression de sa volonté. Elle se présente comme l’auxiliaire, l’exécutrice de la déesse, son double à l’échelle humaine.

Ainsi Médée, associée à plusieurs représentantes du Panthéon olympien figure dans une fonction de médiatrice de l’action divine, mais aussi pourrait être le vestige d’une déesse, dont nous allons essayer de préciser les caractères, chassée par les Olympiennes, honorées par les envahisseurs indoeuropéens. Comme le suggère Will elle devient dès lors[122] aletis, l’errante, en quête d’un lieu où agir et être honorée.

C’est en effet par la fuite et l’exil que se concluent tous les épisodes du mythe.

La déesse-Mère

Parmi les hypothèses le plus couramment formulées, sur cette Médée, déesse évacuée du panthéon olympien, reviennent celle d’une divinité chtonienne, selon Wilamowitz[123] et Carl Robert[124], d’une divinité agraire pour Haas[125] ou encore d’une hypostase de la Terre-Mère d’après Will[126]. Les trois hypothèses ne sont pas, nous le verrons incompatibles.

Chacune de ces interprétations mettent en lumière des traits importants de la figure mythique.

Les aspects chtonien et agraire constituent deux de ses caractères principaux.

La capitale du royaume d’Aétès est Aia, « le pays sans nom » comme Gaia, chez Homère et les Tragiques, c’est la terre, le pays, contrée mystérieuse située vers l’Orient, là où le Soleil se lève.

L’ensevelissement des enfants a pu être mis en relation avec un rituel agraire : la plante meurt et la sémence  enfouie dans la terre renaît.

Le caractère agraire soutenu par le thème de la mort et de la renaissance conduit à évoquer le mythe de Déméter.

la tragédie d’Euripide en garde trace, quand elle évoque le télê « mystère, cérémonie secrète »[127]. C’est du même vocable que sont appelées les cérémonies d’Eleusis en l’honneur de Déméter et de sa fille Korè-Perséphone.

Comme Déméter, Médée pratique des cérémonies magiques d’immortalisation, elle utilise un char aux dragons ailés, et enfin, elle s’unit à un mortel, pratiquement homonyme de Jason, à une lettre près : Iasion[128].

Or cette union succède directement chez Hésiode, à celle de Médée et de Jason. Elle est écrite en tels termes qu’elle semble développer la simple mention faisant de Médée « la florissante épouse » de l’Argonaute. « Démeter, divine entre les déesses, donna le jour à Ploutos, unie d’amour charmant au héros Iasion, dans une jachère trois fois retournée, au gras pays de Crète ; et Ploutos, bienfaisant, va parcourant toute la terre et le vaste dos de la mer, et du premier passant au bras de qui il tombe, il fait un riche et lui octroie large opulence »[129].

Outre le rite agraire, c’est une évocation de l’Age d’or, abondance de biens obtenus sans efforts, nous aurons a y revenir.

Le rapprochement entre Déméter et Médée est renforcée par l’onomastique. Will[130] rapproche en effet Médée des noms des hypostases de la déesse-mère, toutes magiciennes : Hécamède[131], l’Agamède de l’Iliade[132] « experte à tous les poisons que nourrit la vaste terre », Mégamède[133],   Périmède[134], également associée à Médée chez Properce[135].

La racine Med-, nous l’avons déjà souligné, en relation avec l’imagination, l’invention, la préparation, la méditation, mais aussi l’action de « veiller, prendre des mesures pour », sert aussi à la compositon des termes latins meditare et medicare.

En plus d’être magiciennes habiles à préparer les plantes, ces héroïnes ont en commun d’être des mères prolifiques.

L’importance du thème de la fécondité de Médée — les versions anciennes la font mère de sept garçons et de sept filles — la mettent en relation avec Artémis medeia, déesse du règne végétal. Déesse de l’arbre, des moissons, des sources, mais aussi de l’accouchement.

Artémis, dans son aspect infernal et lunaire, fut identifiée dès la première moitié du Ve siècle avec Hécate, puis avec Séléné.

Enfin, la localisation des origines de Médée en Colchide font d’elle un possible intermédiaire entre les déesses honorées dans le Proche-Orient, Ischtar/Inana et les déesses de caractères semblables, révérées partout en Grèce.

Les étapes de l’évolution de la figure mythique de Médée, depuis le temps où, « vierge aux yeux qui pétillent » fille de l’Océanide Idye « celle qui sait », jusqu’à la mère meurtrière, dévouée à Hécate, présentent des analogies avec la Grande Déesse, à laquelle Jean Przyluski a consacré un ouvrage du même titre.

La Grande Déesse

Il note en effet que le mythe révèle la nature de la Déesse-Mère dont nous approfondirons plus loin la fonction et l’impact au point de vue psychologique, ici initié par l’auteur.

L’idée fondamentale est la notion de mère, celle d’une déesse responsable de la reproduction :

" Celle qui a engendré tous les dieux est à plus forte raison l'origine des hommes et des autres êtres."[136]

S’appuyant sur la thèse de Glotz[137], il démontre que le culte de la Grande Déesse s’est constitué, dans les temps préhelléniques, par la fusion de divers cultes locaux. On est parvenu alors à l’idée d’une divinité universelle par un travail de synthèse qui réunit dans une même figure les attributs de plusieurs divinités.

La lente élaboration de cette figure complexe passe par l’étape de la Grande-Mère. D’abord, Nourricière qui subvient aux besoins élémentaires par la générosité de sa nature abondante mais sauvage. Puis à un stade plus élaboré de civilisation, sa nature devient double, comme l’activité des hommes. Dans le règne végétal, elle synthétise l’Arbre et le Grain ; dans le règne animal, elle est maîtresse des bêtes sauvages et des animaux domestiques. Pendant une très longue période de temps, elle a été représentée sous forme humaine entre deux animaux affrontés.

Pour s’assurer le secours de sa puissance efficace, le mana, les hommes lui consacrent des lieux sacrés, souvent dans les bois, condensateurs d’énergie, avant de lui construire des palais semblables à ceux des rois.

La première étape de l’évolution se ferait par le passage de la nymphe locale anonyme à une Déesse nommée.

Selon Przyluski, la déesse a souvent une nature végétale. Son nom peut signifier « Dieu Sacré ». Esprit élémentaire du lieu, que figuraient chez les Grecs des divinités secondaires comme les Océanides, esprits des ruisseaux et des sources, et les Nymphes peuplant la campagne, les forêts et les eaux, suivantes d’Artémis.

 

Le lieu saint est un paysage complet : pierres, eaux, arbres qui désignaient la déesse - Mère. Le lieu saint est comme la statuette, d'abord un instrument magique. Toutefois comme il émeut fortement l'intelligence, l'imagination, la sensibilité, il est propre à exciter la fonction symbolique de la psyché.

 

L’évolution est parallèle de celle de l’organisation sociale. Selon Przyluski, la notion de personne mythique se serait “ condensée autour de deux représentations auditive et visuelle[138] : un nom et une forme. ” Mais l’expérience magico-religieuse enseigne que l’élaboration de la figure mythique se fait plutôt à partir de “ la force du nom ».[139]

 

Quand elle commande à une troupe de nymphes des eaux et des bois. Nous pouvons Désormais parler d'une déesse-mère.

A cette promotion de la mère correspond, comme on peut le constater dans les civilisations aniconiques, où le processus magico-religieux fonctionne de la même manière, en l’absence de représentations.

 

« Deux grands moments sont à considérer dans l’évolution des mythes et de leurs symboles. Les hommes des premières sociétés et des communautés agraires considèrent surtout des aspects locaux de la force magico-religieuse. Leur horizon est limité. Plus tard le mouvement des échanges matériels et spirituels, favorisé par la formation des grandes unités territoriales brise le particularisme agraire. Le développement des sociétés urbaines oriente alors les esprits vers la vision d’un univers centralisé. »[140] Devenue déesse, elle acquiert peu à peu une légende, parce que son histoire est liée à celle du pouvoir local.

« (...) dans leur plus large extension, mythes et institutions  sont l’aboutissement logique de deux séries concommittantes : l’unification se poursuit parallèlement dans l’ordre politique et religieux ; la royauté universelle est l’aspect juridique du mythe de la grande déesse. »[141]

La civilisation babylonienne, puis celle des Assyro-Babyloniens a élaboré un système fondé sur l’idée d’unité du cosmos : tout ce qui est vit de la même vie, les hommes, les animaux, les plantes, les astres eux-mêmes passent par des périodes de croissance et de déclin. La Grande Déesse règne sur ce cosmos unifié.

 

L’extension du culte de la Déesse, appelée Tanaïs, divinité des eaux, et donc aussi mère des sources venues du monde souterrain, à l’Occident, avant l’invasion indo-européenne permet d’expliquer la légende hellénique des Danaïdes. Elles sont filles de Danaos. Le changement de sexe laisse supposer le passage d’une gynécocratie à une organisation sociale différente. Le caractère sanguinaire de la légende rapporte en outre qu’à l’exception d’une seule, les Danaïdes massacrent leurs époux, trait qu’elles partagent avec les Lemniennes et autres Amazones, mais aussi avec la Grande déesse cruelle et meurtrière.

 

La Déesse est mère des eaux, l’eau est source de la vie : la Grande-Mère est déesse de la fécondité. Mais présidant à la reproduction des êtres, elle pourvoit également à leur destruction :

« La grande Déesse est Belliqueuse, parce que la guerre est une activité meurtrière... La mort des uns qui permet aux autres de naître et de grandir. »[142]

Avant l’époque historique en effet on observe nombre d’institutions, liées au peu de ressources dont dispose l’humanité, obligée de limiter pour cette raison le nombre des vivants : l’infanticide, le meurtre des vieillards au profit des jeunes, des filles au bénéfice des garçons.

 

La Déesse-Mère incarne cette cruelle nécessité, c’est pourquoi elle préside aux combats dans les sociétés archaïques orientales. Mais souvent les hommes, pour se la rendre propice la gratifiaient d’épithètes sucrées : “ la Douce, l’Immaculée ”.

Les attributs de la Déesse

Le faisceau de verges, resté vivace dans certaines légendes laconiennes sont révélatrices du caractère sanguinaire d’Artémis : la flagellation rapportée par Lycurgue devant l’effigie de la déesse pourraient être le vestige d’anciens sacrifices humains, qui, disparus progressivement dans le monde méditerranéen, ont survécu longtemps en Inde. Il ne manque pas en outre de rappeler les torches portées par Démeter, ou les serpents que dans certaines représentations, tient Hécate[143], parfois figurée, comme Shiva, de deux paires de bras en torsion.

« Chacun de nous, en observant ses frayeurs irréfléchies, peut en découvrir des vestiges. Dans la mentalité archaïque, l'homme et la nature sont superposés et confondus. Le Sacré, la Nature, et l’Homme sont confondus. Le polymorphisme est accepté par la conscience religieuse, parce que l'unité du lieu saint est sous-jacente ce qui revient à dire que la cosmogonie cimente le moi archaïque morcelé une nouvelle transformation de symboles. Le procès d'individuation qui aboutit à la notion de personne humaine est comparable à celui qui dans une société mythique transforme la nymphe anonyme en déesse. »

Selon lui le passage de l'Homo Faber à l'Homo Sapiens permet l'art, le langage articulé, la religion et la cueillette, la domestication des animaux. On passe de l’assujettissement à la nature à l’affranchissement progressif par l'outil et la technique. Alors entre l'action et la pensée pour ou sur celle-ci s'intercale une bande libre à partir de laquelle l'homme peut entrer en contact avec un autre dieu.

 

La religion naissante toute imprégnée de magie est intermédiaire entre la technique et les religions plus évoluées.

Présidant à l’origine au renouveau et à la fécondité, la Déesse Mère a vu son rôle s’élargir et elle est devenur Grande Déesse. A ses côtés sont apparus des personnages mi-hommes mi-taureaux, de sorte que la fusion est réalisée entre la maîtresse des animaux et celle des hommes. Plus tard la Grande Déesse se confond avec la disque solaire dans une même entité mythique et le disque solaire suffit à la représenter.

Au culte de la grande Mère, devenue maîtresse de l'univers, se sont adaptés des symboles universels : le globe solaire, le lotus, l'arbre cosmique transformés en axe du monde. Dès lors, Grande déesse va être confondue avec l'image du soleil.

 

Après avoir été la maîtresse des animaux, continue Przyluski[144] la déesse est devenue l'épouse de deux consorts mâles, puis a formé un couple avec un seul époux. La première série est magique, les deux autres sont surtout mythiques. Cet immense déploiement de force magique, où concourent la danse, le bruit. Ce sont les gestes obscènes pour faire sortir de sa retraite hivernale la grande déesse japonaise Amaterasu.

 

Ensuite, la Déesse mariée, son statut a besoin d'être précisé par la tradition orale ou écrite.

Évolution de la religion au rituel

Au lieu d'opposer la magie à la religion, distinguons plutôt, nous dit Przyluski, une religion primitive magique et rituelle à laquelle succèdent des religions de plus en plus représentatives et mythiques.

De la déesse Mère au Dieu Père

Polyandrie et Monogamie.

“ Ainsi partout où l'homme s'est élevé de bonne heure à une plus grande prospérité, les dieux agraires forment un couple par l'union du Grand Dieu et de la Grande Déesse. ”

Encore convient-il de moduler. Dans une vision dialectique, le couple est dans une relation d’union/combat. La pléthore d’un des termes entraîne l’écrasement de l’autre, et suscite un tiers régulateur.

Or, ce que nous savons de l'évolution des croyances indiquent que la triade est antérieur au couple.

La déesse mère est en effet flanquée de deux acolytes.

Facteurs de l'évolution religieuse

·       Dans un premier temps, la mère est seule.

·       Puis apparaît le premier couple : celui de la mère et de son fils vénéré, subordonné.

·       Le jeune Dieu est à la fois fils et Amant, parce qu'il est le substitut d'une déesse qui était la fille de la Grande Mère.

 

Plus tard, on la retrouve mère de deux enfants de sexe différent.

Trois périodes se succèdent : la mère seule, puis avec un seul enfant et enfin deux enfants. Ce nouveau couple se substitue à la Mère : ainsi du couple de jumeaux, Artémis-Apollon. Finalement, la mère est remplacée par un grand Dieu.

 

Przyluski réfute la thèse selon laquelle les religions ont évolué de la magie à la religion puis à l'athéisme. Il n'y aurait pas de discontinuité entre le magique et le religieux. Le rite fait place au mythe. Et le mythe rapporte la relation des rites entre eux. Puis par différenciations successives viennent les dogmes.

« La mythologie est une masse peu cohérente. L'ensemble des dogmes, la gnose est une structure. » (Cf.p. 202.)

Le culte de la grande déesse prépare l'irruption d'une religion universelle.

 

Des valeurs nouvelles se créent au plan individuel, il accède au monisme, plan d’accès à l'autonomie de la personne dans la communauté. La conscience se concentre, se condense, contribue à unifier la conduite individuelle puis se donne un objet (polarisation des énergies) totalement autonome.

 

Y a-t-il passage de culte de la Grande Déesse à d'autres ? Ce n’est pas sûr. Il se pourrait bien que les différenciations s'opèrent. Mais l'Immaculée, la Douce, la Grande est là tout au long de l'Histoire.

 

Le nom de la déesse est à rapprocher de illimité, infini, les grandes étendues les Terres Vierges qui doivent être défendues.

 

Toutes les civilisations antiques qu’étudie Przyluski, de l’Indus aux rives de l’Atlantique, sont le résultat de croisements d’influence dont il faut suivre migrations et enchevêtrements, depuis l’âge de pierre jusqu’à leurs formes plus élaborées. Aux pointes extrêmes, les mondes antiques sont moins différents que l’on aurait pu le croire.

A l’âge de pierre, la Grande déesse présidait-elle déjà à la vie et à la mort des êtres ?

Dès l’époque paléolithique, s’ébauche un culte rendu à la protectrice des êtres, créatrice de la vie. C’est ce que révèlent des sanctuaires labyrinthes, premières grottes sacrées de l’Occident, qui abritent dans le giron de la nature des représentations animales et humaines, dont une multiplicité de femelles gravides.

Lorsque la Mère, déesse des eaux et de la guerre à la fois, souvent cruelle et lascive, entité tour à tour bénéfique et maléfique, réapparaît, le culte reste tributaire de ses commencements. Il faudra longtemps avant que le progrès de la spiritualisation, en relation avec l’organisation sociale et les conquêtes de la technique, puisse resteindre les pouvoir de la Brillante Reine du monde. C’est au prix d’une longue ascension de conquête que le Dieu Père arrivera à faire triompher ses pouvoirs masculins. En suivant à la trace l’histoire de la Déesse Mère, on décèle les raisons de cette rivalité et de ces luttes. Dans un univers gynécocratique, où vie et mort apparaissent comme un même phénomène, connu et inconnu, chaque dissociation ouvre un progrès nouveau.

Les sanctuaires de la Déesse Mère ont évoqué les paradis élémentaires, où l’eau, la pierre et l’arbre s’associaient, forces composantes de tous les paysages sacrés, encerclé par l’espace profane, jusqu’à la période hellénistique. Apparue la première après le Chaos, la déesse Mère n’a pas seulement dansé au milieu d’un chœur de nymphes. Elle figure ensemble les aspects antithétiques d’une nature nourricière et sauvage.

Dans le vieux monde, c’est en Crète et en Inde que se sont révélées deux civilisations aux structures et aux forces éducatives originales, qui s’éclairent l’une l’autre.

L’observation du culte de la Grande Déesse, à partir de ses formes originelles permet d’observer les transformations linguistiques, psycho-sociales, qui évoluent en même temps que la religion.

 

La grande crise traversée par le monde antique encore mal connue, mais pourraient en garder quelques traces les mythes grecs, considéré comme une totalité, qui marqueraient alors le passage du ritualisme magique à la mythologie religieuse ; ils auraient relaté le moment décisif où la Terre-Mère vient s’allier elle-même avec le Dieu triomphant, quand le monde entre en équilibre. Précédemment, dyades et triades auraient préparé ce moment où s’est consacrée la vie sociale et morale.

Magicienne, barbare, infanticide, voici enfin le féminin monstrueux !

L’image et ses représentations

La divinité de l’époque archaïque (paléolithique) n’est pas à proprement parler une déesse, mais une entité indifférenciée chargée d’assurer la fécondité. Elle engendre par elle-même sans principe mâle. Sa fonction est adaptée aux conditions de vie des sociétés qui la vénèrent. Avec l’apparition de la civilisation, elle devient plus complexe. Elle devient double dans les sociétés agraires : Arbre et Grain dans le monde végétal, maîtresse des fauves et maîtresse des animaux domestiques, dans le monde animal.

 

Potnia thêrôn : se présente en Crête dès l’époque égéenne sous trois aspects : déesse aux lions, déesse aux oiseaux, déesse aux serpents. Ainsi chez des peuples divers et pendant une très longue durée, la déesse a été représentée sous forme humaine entre deux animaux affrontés. Il n’est pas exclu que dès l’origine, son attitude fut double, pacifique et conquérante. L’évolution des représentations refléterait les phases de l’évolution technique : chasseresse, dompteuse, maîtresse des animaux domestiques, aspects qui viennent s’ajouter à sa fonction de maîtresse de la fécondité, spécifiquement divine, puis plus tard créatrice.

 

Mais rien ne permet d’affirmer que dans l’esprit du croyant une des fonctions prédomine sur les autres. Du caducée, tige autour de laquelle s’enroulent deux serpents symétriques, à la déesse aux serpents.

Avant d’être attachée à un lieu saint cosmique, la déesse l’est à des lieux saints locaux. Ses avatars sont multiples :

·       végétaux : essence forestière ou graine ;

·       animaux : sauvages ou domestiques.

Tout ce qui nous parvenu des cultes locaux confirme cette diversité : la Grande-Mère était adorée comme divinité du pin, du figuier, de la vigne, du blé ; elle était louve, épervière, loutre, castor, vache ou biche...

 

La personnalité de la Grande Déesse apparaît comme la somme de ses avatars, est la garantie pour le héros d’une royauté universelle.

L’unification des aspects différenciés de la déesse correspond à l’unification/centralisation du pouvoir et du culte et l’assurance de la stabilité de l’univers.

Nous avons affaire ici à des représentations qui ne sauraient faire apparaître l’ensemble des caractérisations de l’image-affect. Il est néanmoins possible de repérer :

— La qualité psychique mise en œuvre à travers la figure mythique. Le nom associé à la généalogie renvoie ici à quelque chose de l’ordre d’une sagesse fondée sur la prévoyance. Dans les versions littéraires postérieures, revient le leitmotiv qui en substance signifie : si j’avais su ce qui m’attendait, jamais je n’aurais suivi Jason. La prévoyance est au centre des préoccupations de ce couple de héros.

— L’affect associé, la peur suscitée par Echidna et Scylla, dévoreuses de passants, face auxquelles il n’est de recours que la fuite. C’est le conseil que donne Héra à Jason dans l’Odyssée : “ Scylla n’est pas une mortelle : c’est un fléau immortel (...) On ne peut s’en défendre ; le mieux est de fuir. ”[145]

— La finalité de l’action : la fuite devant l’inexplicable permet de préserver la vie du héros et d’assurer son retour en terre grecque civilisée.

— La dialectique masculin/féminin : face à un féminin monstrueux, le masculin adopte un profil bas.

Médée, déesse civilisatrice ?

Figure transitionnelle[146] de la Grande déesse, honorée en Grèce, mais aussi, particulièrement dans tout le Proche-Orient, destinée à médiatiser l’énergie d’Hécate, dont nous avons montré les liens d’identité qu’elle entretenait avec celle qu’elle nomme, encore chez Euripide, sa « maîtresse », Médée a subi en trois siècles une évolution qui connaît des périodes d’accélération.

Inconnue chez Homère, qui évoque néanmoins Jason, elle apparaît au viie siècle chez Hésiode, alors que, après quatre siècle de « Dark Age », de 1200 à 800, le régime des cités finit de se constituer. Elle est alors la « vierge aux yeux qui pétillent » petite-fille du Soleil, mais, en arrière-plan de cette représentation, s’enroule la queue du monstrueux serpent Echidna. Par là, Médée, en même temps que son caractère ambivalent de médiatrice entre le Monde-d’en-Haut et le Monde-d’en-Bas, signe son appartenance à la lignée des monstres, terreur des hommes et des Hommes, tout comme les Lemniennes, les Danaïdes ou les Amazones ; comme aussi les démons funestes qui tuent, vampirisent, stérilisent, venus du Proche et Moyen-orient, Tiamat, Ishtar, Inana, Lilith, Sphinge, Harpyes, Sirènes, Empuses, Lamies, Gorgones, Striges, vouivres.

Cette identité descriptive est bientôt transposée au plan moral, intellectuel et psychologique : Barbare, détentrice d’un savoir magique traditionnel et prêtresse de la Déesse, elle est ravie par un Grec, dont elle se fait l’auxiliaire dans la conquête. En cela, elle est porteuse d’un message de progrès civilisateur, fondé sur une pédagogie de la peur.

Par là, elle manifeste aussi son ambivalence : à la fin du Ve siècle en Grèce, alors que meurt la démocratie athénienne, le mythe est complètement constitué qui la fige, elle qui savait ressusciter les morts, pour l’éternité dans le rôle de mère meurtrière.

La rationalisation du mythe, qui finit de s’opérer alors ensevelit celle qui fut médiatrice entre les vivants et les morts, pour ne garder que le souvenir de son « humeur sauvage » aux relents « de bile amère » et de mélancolie.

Mais en tant que principe de vie et de mort, la figure sombre de Médée continue à ramper dans les souterrains de la culture, et surgit, en kairô[147], dans l’Histoire, pour semer la terreur, réclamant les honneurs qui lui sont dus.

 

Catherine Barbé, Paris 1996

Parution originale, Lierre & Coudrier, 1997. Deuxième édition Hommes & Faits, avril 2002


[1]Théogonie, 957-962. Il est à noter que ce passage sert de transition avec le début du catalogue des “Immortelles entrées au lit des hommes mortels, qui leur ont enfanté des enfants pareils aux dieux ”, dont la première évoquée est Déméter : “Divine entre les déesses, (elle), donna le jour à Ploutos, unie d’amour à Jasion. Faut-il admettre une équivalence entre le couple Médée/Jason et Déméter/Jasion, que confirmerait la reprise presque immédiate, un peu plus développée de l’histoire de Jason et Médée ?

[2]Ibid., v.992-1003.

[3]Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Chantraine.

[4] Théog., 295 sqq.

[5]Od., XII, 89 sqq.

[6] — Eur. Médée,1338 sqq.

[7] — Cf. Il., VI, 181 sq. : “ ...lion par devant, dragon par derrière, chimère au milieu..Son haleine terrible est un jaillissement de flamme ardentes. ”

[8]Théog., 820 sqq.

[9] — Selon une autre tradition, Typhon était un fils d’Héra, qu’elle avait engendré elle-même, sans le secours d’aucun principe masculin, comme elle avait fait Héphaïstos. In Dict. de la Myth., Grimal.

[10] — Hésiode ne donne pas de Typhon un portrait complet, mais insiste sur la partie supérieur du corps et ses attributs, contrairement à Echidna. dont la description est complète.

[11] — Grimal, “ Typhon ”.

[12]Théog., 843 sqq.

[13]Ibid, 664 sqq.

[14]Ibid., 16.

[15]Dict.Chantraine.

[16]Ibid.

[17] — Hom. Wörter 148-154.

[18]Ibid., 957 sqq.

[19]Ibid., 992 sqq.

[20]Ibid., 967.

[21] — Le mot est à double sens : il renvoie d’une part à la scène finale de la tragédie d’Euripide, où Médée s’enfuit sur le char du soleil. D’autre par, c’est de son incursion sur la scène tragique que Médée tire sa renommée, voire sa popularité. Aujourd’hui encore, ce sont les nombreuses reprises de tragédies et opéras anciens, ou des créations théâtrales modernes qui la font connaître du public.

[22] — D’après le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, de Chantraine.

[23] — Sur le problème du lien  entre la structure du monde mythique et la structure linguistique, voir E. Cassirer: Langage et mythe — à propos des Noms de Dieux, ch.IV, p.61 sqq.

[24] — Pour plus de précision, on se reportera à l’ouvrage Marcel. Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligenceLa Mêtis des Grecs, cité en bibliographie.

[25] — Celui de Roger Boussinot, Bordas, 1988.

[26] — Duarte Mimoso-Ruiz, Médée antique et moderne, aspects rituels et socio-politiques d'un mythe, éd. Ophrys, 1982, Paris (en bibliographie).

[27] — Hérodote, Histoires, livre VII, 197. — Hygin : Fabulae, "Ino", p.2.

[28] — Pindare, Pyth.IV, v. 183 sq et Néméenne III, v.92 sq.

[29] — Selon Homère, Od.,XI, 256 sqq, Pélias serait le roi légitime d'Iolcos; mais déjà chez Hésiode, il apparaît comme un dangereux usurpateur.

[30] — Hygin, op. cit., III : le mobile est aussi la Toison d'or.

[31] — Eumelos, frag.3.

[32] — Hérodote, Hist.,VII, 62.

[33] — Scholiaste d’Euripide, Médée, 10 et d’Appol. de Rhodes, IV, 814 ; Od., 11, 471-540, qui suivent en cela la version initiale d’Hésiode, où Médée figure au Catalogue des “ Immortelles entrées au lit des hommes mortels ”.

[34] -D'après Dictionnaire de la Mythologie, Pierre Grimal,"Argonautes", "Jason", "Médée". Et Duarte Mimozo Ruiz, op.cit.,p.11 sqq.

[35]La maladie de l’âme, Les Belles Lettres, 1981.

[36]Corpus hippocratique, V.K.308.

[37] — Hippocrate, Aphorismes, 6e section, &23, IV, L568.

[38] — Op. Cit., P.125.

[39] — La conquête de la Toison d’or, évoquée brièvement dans l’Odyssée, serait historiquement antérieure à la guerre de Troie. Voir notes.

[40] — Cf. La version du mythe fondateur des Masaï : il est centré sur les femmes, leur idéal de vie, rendu impossible par le massacre des troupeaux, ce qui a obligé les masaïs à se faire cultivateurs, eux les mangeurs de viande. les hommes aujourd’hui sont chétifs et il leur est difficile de nourrir leurs enfants. De là provient le mythe fondateur matriarcal : les chasseresses rencontrent les guerriers qui les fouillent dans leur intimité et ainsi naquit la fécondité et l’asservissement de la femme masaï. leur idéal de vie est de garder un mari assez longtemps pour avoir des enfants, les voir grandir, voir ses fils amener leurs femmes dans le village et avoir ainsi des petits enfants. Ce qui signifie un vie bien remplie.

[41]Argonautiques, I,850.

[42] — Hésiode et Pindare.

[43]Pyth.IV, v.217-223.

[44] — V.1.

[45] — Eur., v.406.

[46]Ibid., 746.

[47]Ibid., v.954 sq.

[48]Ibid., p.124 sq.

[49] — Moreau, op.cit, p.69, note 43.

[50] — Voir bibliographie.

[51] — Trad. M. Delcourt.

[52] — Apollonios, I, 1140-49.

[53] — Son nom après sa transformation en déesse marine.

[54] — Adler, p.103.

[55]Médée antique et moderne, p.120/1.

[56] — A la triade mâle Zeus-Poseïdon, Hadès s’opposent les trois déesses Déméter-Hécate-Artémis.

[57]Travaux, 724 sqq.

[58] — « Hécate et la propreté », Pallas, p.26.

[59]La religion grecque, 1981, p.83-84.

[60]Théogonie, 442 sqq.

[61] — Euripide, Médée, 1-6.

[62] — Hésiode, Travaux, 112-119.

[63]Medea exsul, frgt 246, 1 sqq.

[64]Kainê istoria, 18.

[65]De Fato, 15, 35 ; Pro Caelio, 8, 18 ; De Inventione, I,49,91 ; Topica, 16,61 ; De Nat. deorum, III, 30,75 ; De Finibus, I,2,5.

[66] — Catulle, 64,105-111 ; 147-153 ; 171-176 ; 397-406.

[67] — Tibulle, Elégies, 1, 3, 35-50.

[68]Epodes, XVI,42 sqq.

[69] — Ovide, Métamorphoses, I, 89-97.

[70]Ibid., I,127sqq.

[71]Pharsale, III,192.

[72]Antigone, trad. P.Mazon.

[73] — Euripide, Hipp., 74 sqq.; à mettre en relation avec la pureté, , la culture contemporaine, les mises en garde de l’écologie : c’est l’homme qui souille pollue la nature, contre l’idéal de pureté.

[74] — 364-379.

[75] — 339 sqq.

[76] — La Naissance du Diable, p.10 : les pages qui suivent s’inspirent de très près de Bernard Teyssèdre, dont nous avons tenté de resituer le propos au plus près de ce qu’il a écrit, n’hésitant pas à nous couler dans son style incomparablement imagé, qui ne saurait, sans dommage pour le sens, être réduit à une paraphrase sans âme.

[77] — Philon, De Agricultura, 97.

[78] — Id., De Opificio Mundi, 161.

[79] — “ La plupart des femmes sont familières de la sorcellerie ” (Talmud de Babylon, sanhédrin 67a); “ Il faut dire l’hérésie des sorcières, non des sorciers ; ceux-ci sont peu de chose ” (Sprenger, Malleus). Un contemporain de Louis XIII écrit encore: “ Pour un sorcier, dix mille sorcières ” (cité par Michelet, La Sorcière, 1862, p. V).

[80] — Dialectique masculin/féminin : et non dualité.

L’intellect au sens où B. Teyssèdre l’entend : l’appréhension consciente du monde et non, selon l’acception la plus courante aujourd’hui, le passage au filtre de la raison. L’intellect n’a donc ici rien à voir avec une quelconque rationalisation mais renvoie à la conscience et, par là, à une mise en œuvre.

[81] — Cet usage, attesté à Carthage par le récit de Diodore de Sicile et par des cadavres d’enfants découverts sous des stèles, est dénoncé au V° siècle A.D. encore  par Isaac  d’Antioche chez les “ Arabes sauvages ”. Le plus souvent et très tôt, un sacrifice animal a été substitué à celui d’un enfant (dès le VI° siècle B.C., une inscription punique de Malte évoque le molk d’un agneau à Ba’al. Le ‘sacrifice d’Abraham’ en est la transposition biblique. Cela n’exclut pas que l’on ait persisté à immoler des enfants lors de rituels conjuratoires contre des périls exceptionnels : ainsi le Roi Moab , Mesha, immole son propre fils pour conjurer la menace israélite (2 Rois, 3,27).

[82] — Plutarque, De Isid. et Osir., 41, 52, 79.

[83] — R.Caillois, Bibl. 90.

[84] — P.Haupt, Akkadische und Sumerische Keibschrifttexte, 88-89, 11,31. Sur ces “ démones ” babyloniennes, M.Leibovici, bibl. 4, p.87sq.

[85] — R. du Mesnil du Buisson, dans Mélanges syriens, I, p.421 sq ; Albright dans Bull. of American Schools of Oriental Research, VI, p.5-11.

[86] — Cité par Thureau-Dangin dans Revue d’Assyriologie et d’Archéologie orientale, 18, p.170.

[87] — Scolie sur Aristophane, Grenouilles, 293.

[88] — Aristote, Météor.II, 8, 6 ; Pline, Hist.nat. II, 195 ; Lucien, Philops, 22. Le tremblement de terre manifeste les puissances de l’Hadès, dont Hécate est reine.

[89] — Lilith est assimilée à Lamia par la Vulgate (J.P. Migne, Dict. de Philologie sacrée, art. Lamia. c’est aussi une styge (Robertson, Thesaurus linguae sanctae) : elles ont en commun “ de sucer la mœlle des os ”.

[90]Vie d’Appolonios de Tyane, IV, 25.

[91] — Horace, Epodes, 11, 22 ; Apulée, Métam. 1,6 ; Josèphe, Ant. Jud. 17, 64.

[92] — Scholie d’Eustache sur Odyssée, XII, 39.

[93] — J.Bril, bibl.,89.

[94] — Eustache, Scholie sur Iliade, VIII, 66. Schol. sur Apoll. de Rh., I, 587.

[95] — Commentaire de Servius sur Virgile, Géorgiques, IV, 401 ; Scholie sur Aristophane, Grenouilles, 293. Héraclide du Pont, cité par Proclus, in Platon Rep., II, 119. À midi, Antigone sacrifie à son père : Soph. Antig. 415-417. Culte d’Hadès et de Perséphone à midi dans la vallée du philops.

[96]Hymne homérique à Hélios, 11-14.

[97] — Aristote, De generatione animalium, B,2,735, a 27-28.

[98]Ibid.,B,1,734,b,22-23.

[99]Ibid., B,1,734,b,34-36 entelecheia.

[100]Les Grecs et l’irrationnel, Flammarion, 1977.

[101] — Observer est un bien grand mot : les études quelque peu négligentes des premiers chercheurs sur le terrain, alliée aux interdits du régime soviétique et à sa volonté de voir disparaître les cultures traditionnelles sur laquelle le régime actuel ne semble pas revenir, nous donnent fort peu d’informations.

[102] — C. G.JUNG, Métamorphoses de l'âme et ses symboles, 2e partie, ch. VII, p.615.

[103] — Sur le caractère chtonien du "muchos", voir J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, ch. III, p.125.

[104]Op.cit. III, 1256.

[105] — In Jacoby, FGH, IIIb, 432F8.

[106]Op;cit; IV, 241-252.

[107]Op.cit., III, 528 sq.

[108]Théogonie, 413.

[109]Op. cit., IV, 54 sqq.

[110] — VIII, 415.

[111] — VIII, 446.

[112]Théogonie, 1019 sq.

[113]Pythique, IV, 10-11.

[114] — D’après la scholie d’Euripide, Médée, 9.

[115] — D’après la scholie d’Euripide, Médée, 264/273.

[116] — Scholie de Pindare, Ol., XIII, 74=53. Elien, Histoires variées, V, 21.

[117] — Pausanias, II, 5,1.

[118] — Will, Korinthiaka, p.117, n.1.

[119] — Voir A.N.Oikonomidès, « Artemis Medeia, an Unpublished Funerary Stele in the J.P.Getty Museum », ZPE, 45, 1982, p.115-119.

[120] — Apollonios de Rhodes, IV,865-879.

[121]Od, XII, 62-72.

[122]Etymologicon magnum.

[123] — U.von Wilamowitz, Griechiche Tragödie, Medea, p.9 sq., cité par Séchan, « La légende de Médée ».

[124] — Carl Robert, Griechiche Heldensage, p.185 sq., cité par Séchan, Ibid.

[125] — Volker Haas, « Jasons Raub des Goldenes Vliesses im Lichte hetithischer Quellen » Aus Unterricht und Forschung, 7,1975, p.227-233.

[126] — Will, op.cit., p.104 sqq.

[127] — Euripide, Médée, v.1392.

[128]Théogonie, 970.

[129]Ibid., 969-74

[130]Op.cit., p. 122.

[131]Il., XI, 624 sqq.

[132] — XI, 740.

[133] — Apollodore, II,4,10.

[134] — Théocrite, Magiciennes, 15-16.

[135] — II, 4, 8-9.

[136]Ibid.

[137]La Civilisation égéenne, p.288.

[138] — C’est le même chose que de réduire aujourd’hui l’image à ce qui se passe sur l’écran (voir introduction).

[139]La grande Déesse, op. Cit. p.56.

[140]Ibid., p.62.

[141]Op.cit., p.65.

[142]Op.cit., p.28.

[143] — Voir en Annexe, la Déesse aux serpents du Musée d’Héraklion.

[144]Op.cit., p.155.

[145] — XII, v. 120-122.

[146] — Nous utilisons le terme dans le sens où l’emploie Winnicot quand il parle « d’objet transitionnel », qui désigne un objet matériel qui a une valeur élective pour le nourrisson et le jeune enfant. Cet objet assure une transition entre deux mondes ou deux modes de relation au monde. Il ‘l Baz Kieser en a étendu la définition au monde adulte en qualifiant ainsi tout objet capable de faire pont entre deux réalités. Ainsi, comme l’ours en peluche de l’enfant, le totem des sociétés dites traditionnelles assure le lien et la différenciation entre la réalité intérieure et l’extérieure.

[147] — Au moment opportun.

Créé le 3 avril 1997
Plan du site – Vers le haut de page En savoir plus sur Hommes et Faits
Envoyez vos commentaires et vos questions au régisseur du site. Copyright © — 1997 Lierre & Coudrier éditeur