Repères pour l'études des mythes


Élément de décoration d'un portique de l'Alhambra
La science et le mythe

Le mythe du naturel
Parution intégrale in Hommes et Faits juin 2001

Illel Kieser

Parmi les mythes modernes qui hantent les sociétés industrialisées, il en est qui a pris lentement de l’ampleur, il s’agit du recours au naturel, dans l’alimentation mais également dans tous les domaines de la vie sociale et domestique…

Phénomène isolé il y a trente ou quarante ans, c’est maintenant une affaire industrielle. La publicité recourt volontiers à ce slogan pour vendre un produit ou une marque. On pourrait penser qu’il s’agit d’une « tendance » parfaitement louable qui tend à s’opposer à l’artificialité de nos sociétés. Est-ce bien vrai ?

Ne s’agit-il pas aussi d’une volonté masquée de se protéger des « méfaits » de la société, vécue de plus en plus comme inhumaine et impitoyable ? N’y a-t-il pas d’autres ressorts à ce mouvement ?

Nous sommes là au confluent de nombreux réseaux d'idées et de pratiques. Les médecines douces, les aliments naturels existent depuis l'avènement de l'industrialisation et du phénomène d'urbanisation systématique qui atteint maintenant la planète entière. Dans les boutiques diététiques se croisent maintenant deux clientèles : celle qui appartient à une vieille bourgeoisie issue de la société industrielle, une clientèle plus moderne, « branchée ». Il y a dix ans, aucun grand distributeur n’offrait de produits diététiques dans ses magasins. Désormais les rayons consacrés au naturel ont tendance à s’allonger. Les produits se sont diversifiés, cela va de l’alimentaire aux médicaments en passant par les produits de beauté…

Le naturel envahit l’ensemble de la sphère quotidienne et pas seulement sur le plan alimentaire. Le fameux « jogging », exercice rituel sensé préserver notre bonne forme fut un de ces premiers rituels à nous envahir.

Tous les discours sur le recours au naturel ont des points communs. Il y est question de sauver le corps et l'âme par des exercices rituels appropriés qui sont d'ordre alimentaire, respiratoire, mais aussi sexuel et gymnique. La finalité est de sauvegarder la pureté et la santé « d’origine ». Celle de l’enfance ? Pas sûr ! Peut-être bien qu’il s’agirait d’un état d’avant l’humanité, une sorte de paradis où la santé serait éternelle.

Et si la publicité ou les discours moderniste évitent le recours à des idées de type religieux, les images suggérées évoquent inévitablement des idéologies que la plupart des religions ont déjà véhiculées.

S’il s’agit d’un produit laitier, par exemple, on évoquera un enfant et une vache parfaitement complices, le tout évoluant dans une nature radieuse aux couleurs de vieux catéchisme. Ailleurs, c’est un ours qui viendra lécher le visage de son bienfaiteur, un jeune homme qui sait vivre en alliance avec la nature. Le but visé est bien de « sauver » quelque chose qui aurait été altéré, souillé… Les images utilisées, la paix avec la nature.

Le but de ces rites propitiatoires[1] est de débarrasser le corps des souillures de la civilisation. Pour cela, il convient de choisir des aliments indemnes de toute pollution industrielle en empruntant des circuits commerciaux garantissant les qualités requises. Si nous sacrifions des bêtes pour notre alimentation, il faut qu'elles soient exemptes de tout souillure chimique, antibiotique ou virale. On réinvente le « hallal »[2].

Il y a de la passion dans cette volonté actuelle de purification ou de dépollution, c’est selon. L’épisode dramatique de la maladie de la vache folle, celui de la fièvre aphteuse l’a assez démontré. Des nations entières mobilisées pour éradiquer un mal dont on ne sait pas vraiment s’il fera dix victimes ou bien dix mille. Quant à la fièvre aphteuse, elle est inoffensive. La science et ses prêtres experts perd la boussole et c’est la rumeur qui s’amplifie, laquelle se nourrit alors de contenus archaïques. Les bûchers, les fumées acres éveillent de lointains souvenirs qu’on croyait à jamais effacés…

Avant que ces rites modernes ne contaminent des nations entières, les adeptes du Nouvel Âge avaient déjà expérimenté ce qui est désormais pour nous si familier.

Dans les années 70 ce mouvement – plus tard appelé, mouvement du Troisième Millénaire – préfigura nombres de transformations morales qui nous paraissent maintenant banales. La volonté de purification de l’âme et du corps date de ces années.

Et ces mouvements étaient si bien inscrit dans une culture de la purification qu’ils nous apportent d’autres éléments d’information que ne nous donne pas l’analyse des comportements contemporains.

En effet, la vie de l'adepte du troisième millénaire faisait une large part à des exercices spirituels pour renforcer la pureté de sa relation à la Mère Nature. Méditations diverses, massages, exercices taoïstes ou chamaniques, tantrisme pour les plus jeunes. Autant de possibilités offertes à l'initié pour entrer en communion avec la déesse Terre. Ces gestes traduisaient une ferveur tout à fait étonnante chez de jeunes personnes.

Depuis, la ferveur a fait place à l’égoïsme et à l’individualisme forcené d’une société hédoniste. Et les rites spiritualistes du Nouvel Âge ont envahi le monde sous une forme certes moins folklorique, plus banalisée. Mais la finalité diffère-t-elle ? Qui consisterait à renouer de manière plus ou moins consciente avec des croyances naturalistes de renouveau de l’alliance avec la Nature mère.

Cela est étrange car nous pouvons dire qu’une minorité d’individus, réunis par un même idéal a anticipé les changements d’une société. Cela s’était déjà produit dans le passé. Ainsi le mouvement romantique allemand préfigure largement l’apparition du Surréalisme. Mais c’est une autre affaire !

Le Nouvel Age préfigurait-il un retour à une mystique de la Nature ?

Chez le jeune adepte de la religion naturelle du Troisième Millénaire, l'acte banal se nourrit d'abord d'une idéologie et il s'agit autant de sauver son corps et sa planète que de purifier son âme. Cette splendide ferveur trouve son origine dans la vieille illusion romantique du retour à la Nature mais elle rejoint aussi les fondements de toute forme d’animisme. Pourtant ce n’est qu’une illusion aveugle car la Terre est polluée jusqu'au fond de la forêt la plus sombre, jusque dans les déserts les plus hostiles. Cela est un fait incontournable et indéniable que nous ne pouvons affronter par la seule force de bonnes intentions. Car si nos savants ont décidé de s'enivrer, il n'y a  aucune raison que la situation change. Quand nos savants étaient raisonnables et prudents, déjà les arbres mouraient, que sera-ce dans leur ivresse ?[3] Ce recours aux idéologies du Nouvel Age, traduisait-il la nostalgie et le désespoir d'une jeunesse qui refusait déjà le néant du conformisme, le nivellement du raz de marée libéral en voulant s'en abstraire ? Si on lit les magazines, les revues scientifiques de cette époque – années 70 – on retrouve les mêmes questions que nos experts s’arrachent actuellement devant les télévisions et auxquelles ils répondent par les mêmes certitudes fanfaronnes.

Pourtant, il ne fait aucun doute qu'y transparaissent également les traits encore grossiers des idéologies du futur. Avec leur manière de traverser les académismes et de rejoindre d'autres paroles – celles des penseurs arabes, africains ou sud-américains –, ces idées acquièrent une force qui va au-delà de la place qu'on leur accorde.

Les cultures occidentales du nord sont fondées sur le monothéisme et la notion d’Unité comme fusion dans un grand tout. Cela a forgé les mentalités jusque dans les activités quotidiennes les plus banales. Nous recherchons Le produit idéal, si ce n’est le/la compagnon/compagne idéal/e pour partager notre vie. Les héros modernes demeurent, un temps certes très éphémère, « Le héros du siècle ». Et comme, une seule expérience ne suffit pas à embrasser la totalité du monde, nous recommençons inlassablement, en quête d’un prochain unique et définitif… parfois dans une lutte féroce.

Les peuples plus proches du polythéisme et donc habitués à considérer la Nature et l’univers sous des aspects multiples pourront plus facilement faire face à la diversification des activités humaines désormais inscrites dans une globalisation qui aplanira de plus en plus les particularismes. Le respect de la différence ne pourra vraiment se concevoir que dans l’abandon de notre vision unitaire du monde et de la vie.[4]

Conclusion

On ne peut nier qu’il existe une ambiguïté certaine dans le recours féroce au naturel. D’une part, il existe actuellement un mouvement de ralentissement ou de freinage de l’envahissement par les produits exclusivement artificiels – quoiqu’il faille s’interroger sur ce terme – et il s’agit d’une volonté délibérée de diversification des matières premières qui entraîne fatalement une évolution des modes de production. Il s’agit aussi du résultat d’une prise de conscience globale que le « tout artificiel » correspondait à une utopie.

Mais, nous ne pouvons nier que notre volonté de recourir à des produits absolument naturels renvoie à une crainte qui ne se dit pas, la peur inavouée des pollutions par ce qui nous reste de naturel, notre corps. Et, à lui donner du naturel comme aliment, comme huile solaire ou comme vêtement nous espérons le débarrasser de ses attributs sauvages.

L’ambiguïté est donc double : c’est la crainte de la part animale de notre corps qui nous pousse à le saturer de naturel. Ce qui voudrait dire que nous souhaitons que les fabricants de toutes sortes nous produisent des objets ou des aliments à base de produits naturels. Nous voudrions, en quelque sorte, qu’ils mobilisent toute leur technologie pour changer la composition des produits. Dans le même temps, nous allons aux limites de l’absurde, faire de notre corps un objet assujetti à notre volonté.

Dans le même temps, nous justifions ce besoin en « naturel » par un refus de l’artificialité de la technologie, en invoquant les abus que celle-ci génère. Nous ne voulons pas de l’inhumanité des sciences et des techniques sauf si elles nous protègent de nos démons. La nature a perdu ses monstres et ce sont désormais deux espaces que les démons menacent, notre corps matière et notre espace psychique intérieur. Il n’est qu’à voir les obsessions qui s’exposent dans les scénarios de films : la dévastation provoqué par des virus indomptables ou bien la submersion de notre conscience par la folie. Comme ce fut le cas pour Héraklès. Mais nous ne sommes pas des héros ! À moins que …



[1] – Qui rend la divinité favorable et, par extension tout acte qui rend le fidèle pur pour accéder à la divinité.

[2] – L’équivalent musulman du Kacher.

[3] – On pourra noter que dans le monde contemporain, les hommes de sciences nous projettent vers des horizons fantastiques qui tendent à montrer une science invincible et conquérante. Rien n'est pire que cette ivresse factice et génératrice d'écran à une réalité bien plus triviale.

[4] – Il en va de même pour le règlement de problèmes aussi importants que le respect des particularismes régionaux dans une Europe en construction. Si nous n’abandonnons pas notre vision unitaire au profit d’une représentation différenciée du monde en la traduisant en termes politico-juridiques, l’Europe demeurera un enfançon.

Illel Kieser, le 12/06/2001
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