Les fées

 

 

Clémence Ramnoux – Agrégée de Philosophie

Parution originale, Psyché, N° 3, janvier 1944

 

Tous les pays qui n’ont plus de légende seront condamnés à mourir de froid.
Patrice de la tour du pin

 

 

Les Fées. 1

1.       Les personnages. 2

2.       Déesses guerrières et fées démoniaques. 5

3.       Le secret des légendes. 7

4.       Dialectique des images. 8

 

 

Nous étudierons ici sous le nom de «fées» non pas ce que le Folklore appelle communément des fées, mais les « types », ou, si l’on préfère employer le vocabulaire de la psychanalyse, les « imago » féminines qui engendreront dans l’imagination populaire le type commun de la fée, ou de la sorcière. Elles se présentent d’ailleurs quelquefois comme des femmes, et quelquefois comme des déesses. Cette précaution recouvre une prise de position : je ne suis pas une fervente sentimentale de Folklore ; je ne crois pas qu’on sauve l’âme d’un peuple en sauvant des débris de légende. Le Folklore est un produit de décomposition, un résidu de désintégration. Le type commun de la fée est une forme où se perdent en s’édulcorant une pluralité de types mythiques anciens. Je crois qu’il faut chercher « en remontant aux dieux », en retournant aux mythologies fortes. Il faut chercher encore en découvrant à l’intérieur de l’homme « moderne » les sources de la pensée par images. J’aime mieux les mythes de William Blake que les contes de bonne femme. J’aime mieux les « anges » de Patrice de La Tour du Pin. Guillevic est plus près de nous restituer- la légende que les folklo-ristes. Ceci pour les poètes. Autre chose pour les savants : recueillir des débris de légende c’est pour eux comme ramasser des tessons de poterie. Ils refont un mythe avec comme un paléontologiste refait un squelette. Vous ferez d’ailleurs leur joie en les mettant en présence de constructions assez imposantes et de vieille date ; il est tout de même plus facile de faire de l’archéologie à Pompéi que dans la campagne de Glozel. Ceci dit, j’aurai d’abord à m’excuser, parce que le dossier que j’ai dépouillé, à savoir les légendes recueillies et traduites dans les « textes irlandais » de Windisch et Stokes, et les mythes et récits traduits par d’Arbois de Jubainville, est un dossier non exhaustif, d’ailleurs spécifiquement irlandais. J’aurai ensuite à déplorer que le matériel mythologique celtique soit si visiblement corrodé. Les images qui nous sont livrées sont le produit de quelles transformations ? Combien de réfractions ont-elles subies ? Quel ferment les a travaillées ? Elles sont là, dans ces vieux récits, et presque toutes portent une âpre saveur de paganisme héroïque, et quelques-unes le reflet d’un monde divin.

Pourtant si je les saisis, elles me semblent se métamorphoser ; on dirait que je palpe par derrière d’autres formes de plus haute taille. Je pressens encore autre chose. C’est une « queste » qui expose à toutes les illusions. Mais ne sommes-nous pas plusieurs à la tenter, érudits en mythes ou poètes, Argonautes impénitents, incorrigibles « chasseurs d’anges ». Le pardon des poètes m’est sûrement acquis. Quant aux érudits, je tâcherai de déférer à leurs rites ; si je le fais mal c’est que je suis un enfant parmi eux ; je réclame l’indulgence toujours facilement accordée aux enfants.

Mais il est une troisième famille de chercheurs à laquelle j’aurais voulu encore tendre la main, et ce sont les psychanalystes. Le travail des comparatistes parviendra sans doute à nous restituer la figure primitive de « mythes communs ». Partant de ce fonds commun, divers peuples ont forgé diverses légendes. On nous fera reconnaître leur cousinage à leurs homologies. On cherchera s’il existe des stades de la transformation, et pour chacun un sens permanent de l’altération. Or si l’on postule, et c’est une hypothèse plausible, que des lois communes commandent les transformations des images de la conscience collective et des images de la conscience individuelle, il paraîtra naturel de comparer l’histoire reconstruite des légendes à l’histoire d’un rêve obsédant. Ne sommes-nous pas parvenus à un moment de la recherche où les ponts jetés du domaine propre à la recherche psychanalytique au domaine de l’histoire des mythes doivent se multiplier. Je chercherai ici simplement à mettre les figures féminines de la légende irlandaise dans une lumière telle qu’elles tentent l’interprétation du psychanalyste. Ce n’est rien qu’un essai. La légende fournirait une matière première à la psychanalyse. La psychanalyse lancerait des hypothèses sur la signification des images et le sens de leur transformation. A son tour la légende corrigerait la psychanalyse en lui imposant le sens cosmique de l’image, si elle était tentée de l’oublier. C’est ainsi que j’entrevois le travail possible de l’avenir. Il éclairera sans doute notre connaissance de l’homme. Mais le vrai plaisir que j’y pense trouver, et le vrai profit, faut-il le dire, c’est l’habitude de vivre parmi ces formes, leur familiarité, la présence perpétuelle de leur énigme et, en conséquence, une initiation de l’homme moderne au merveilleux.

1.      Les personnages

a)     Les habitantes[1] des Sîd

Un sîd est une colline, un tertre ou un tumulus. Et ces tertres couvrent des trous par où l’ici-bas communique avec l’au-delà. Comme il existe des trous dans la terre, il existe aussi des trous dans le temps, c’est-à-dire des temps où les frontières de l’autre monde s’abaissent : la nuit de Samain, notre jour des morts. En tout temps d’ailleurs, entre le monde des hommes et le monde de dessous, le Sîd, les limites restent incertaines. Il existe une terre ambiguë, faite de grèves, de forêts non défrichées et de marécages ; faite aussi d’eau : le lac, l’étang ou la mer par où on embarque pour un inconnu mystérieux et dangereux. L’île des hommes n’est rien qu’une condensation à peine plus solide sur un au-delà mouvant à saveur de terre sauvage et de mer.

Dans le Sîd il habite un peuple : le peuple de la déesse Dana ; ce sont de vieux habitants de l’île chassés par l’invasion des hommes Gaels. Ils ont fui par-dessous  ; ils ont pris l’au-delà pour leur partage. Ce sont aussi des dieux ou les héritiers des vieux dieux. Pourtant ce sont des vaincus. On les sent à peine comme supérieurs, certainement pas comme maîtres. Au reste on se marie avec leurs femmes ; on va aussi se faire soigner dans un Sîd accueillant.

b)     Fées séduisantes

Une fée c’est une femme du peuple de la déesse Dana. Elle est particulièrement mignonne, particulièrement séduisante ou particulièrement redoutable. Elle est toujours apte à devenir ou excessivement séduisante ou excessivement redoutable. Elle apparaît au cours d’une promenade, d’une partie de chasse ou de guerre, toujours à peu près de la même façon, assise ou debout sur une petite colline ; on la reconnaît à sa robe, à sa broche et à son diadème. Elle apparaît aussi en rêve, ou sous la forme d’oiseaux. Elle disparaît en rentrant sous terre ou sous l’eau. Il arrive encore qu’elle entre tout simplement dans la maison et prenne la place de la ménagère absente. Ou bien elle entre dans le corps d’une femme, par un mode plus ou moins original de conception ; c’est d’ailleurs probablement au fond la même chose ; et ainsi la fée se fait fille des hommes. Au reste on n’est jamais tout à fait sûr qu’une fille des hommes ne soit pas une fée. Elle est, pourrait-on dire, apte à devenir fée. Ces apparitions sont toutes gracieuses : généralement elles veulent dire que la fée est amoureuse d’un homme. Mais il faut se méfier. La fée sans doute comble l’élu de ses bienfaits : elle guérit[2], elle met la prospérité au foyer[3], elle engendre des héros. Mais l’homme élu est plus ou moins un homme marqué. Il vit pourrait-on dire avec un penchant vers l’au-delà. C’est un veuf[4] – le mari de Mâcha. C’est un vieillard qui n’attend plus d’enfants[5] – le père de Deirdre. C’est un héros du clan de la terre sauvage[6] – Oscar fils d’Ossian. Ou bien c’est en effet le héros de la tribu, le grand guerrier défenseur de la terre, c’est Cûchulainn[7], mais il arrive alors cette étrange histoire que l’amour de la fée, en l’occurrence la femme du grand Manannan, dieu de la mer, soutire au héros sa vigueur : il tombe en rêverie ; il ne sort plus de son lit  ; il ne vaut plus rien pour se battre. Bref il faut que la vraie femme, Emer, lutte, et fort énergiquement, et d’ailleurs triomphalement, contre la femme du grand Manannan pour ramener Cûchulainn à elle, à ses devoirs d’homme et à la terre. Tout se passe donc comme si la fée tirait à l’autre monde. Elle capte la force mâle de l’homme. Elle exerce une puissance absorbante. Ceci pour le type séduisant. Mais déjà l’image tend à se dédoubler[8].

c)     La fée forte

Par exemple dans la légende de Etain « Fairhair » – à la claire chevelure –, mariée à Oscar, il apparaît une première fée sur la colline, et cette fée provoque les héros à la course  ; elle bat les héros à la course. Seulement au dernier moment, quand on est parvenu dans le Sîd, cette fée trop bonne coureuse et légèrement marquée de virilité, s’éclipse pour faire place à une autre, féminine, gracieuse et excellente ménagère.

Mâcha. — Mâcha[9] est à la fois la meilleure coureuse et la ménagère la plus costaude et la mieux entendue du pays. C’est elle qui s’est installée dans la maison du veuf Cronnchû. Et depuis qu’elle la tient, la maison prospère. Mais son mari vend son secret : il se vante d’avoir une femme qui court plus vite que les chevaux du roi. Le roi Conchobar la force de courir, bien qu’elle ait demandé un délai parce qu’elle était enceinte. Elle meurt au bout de la course en mettant deux jumeaux au monde, et en prononçant une malédiction dont l’effet est de faire souffrir à tous les nommes du pays le mal de l’enfantement en les privant de leur valeur guerrière. Nous retrouvons ici associés les thèmes de la fée qui visite l’homme, la. fée qui court plus vite que tout le monde, l’homme privé de sa valeur mâle. La force de Mâcha est féminine et bienfaisante d’abord ; elle devient malfaisante, elle se tourne contre l’homme, par la faute de celui-ci : on a vendu ses secrets ; on l’a forcée de courir enceinte. Il existe d’ailleurs une autre Mâcha[10] à qui l’on a fait tort, et qui se fait pour venger ses torts, reine despotique et guerrière. Elle apparaît aux cinq fils du roi, ses cousins, comme une sorcière, horriblement laide mais très séduisante tout de même : elle séduit les cinq fils du roi, et elle lie les cinq fils du roi. Rappelons encore Ness[11] la mère du roi Conchobar : elle s’appelait d’abord la facile  ; elle est devenue lapas facile, et une redoutable guerrière, pour se venger, parce qu’on avait tué ses tuteurs.

d)     La transformation du type

Nous assistons ici à la transmutation du type : du plus féminin au plus viril, du puissant et bienfaisant au malfaisant  ; de la déesse à la démone, ou de la fée à la sorcière. Chaque fois c’est bien la même qui change  ; et c’est par la faute de l’homme qu’elle se change. Mais notons bien que la fée même bonne exerce une puissance absorbante. Le type féminin fort et bienfaisant apparaît relativement rare. Il tourne avec une redoutable facilité au type reine guerrière, virago, démone ou sorcière, et celui-ci abonde. Par tous ces traits la légende irlandaise assume un caractère dramatique, violent, et un peu, ou très cruel. Cette couleur la définit, avec la présence palpable d’un au-delà absorbant.

Je vois sans doute se dresser une fois sur la colline une figure haute « comme le mât d’un grand navire »[12], inspirant la révérence et une crainte, même une horreur, mais pas encore tournée à la répulsion. Entre l’apparition séduisante et l’apparition terrifiante, il y a donc place pour une apparition émerveillante, bien qu’ici la merveille se colore d’angoisse, mais enfin une angoisse qu’on aime à sentir. J’aurais bien voulu la voir revenir ; mais elle est exceptionnelle, et fixe un moment instable de la sensibilité. A moins qu’on ne veuille la deviner derrière des figures plus graciles, ou comme le bon envers d’apparitions plus redoutables. Mais ce sont jeux d’imagination, permis chacun pour sa jouissance propre, défendus devant la science sévère. A moins justement qu’on ne prouve qu’il existe des lois de la transmutation, lesquelles autoriseraient à inférer de l’existence d’un type fort répulsif l’existence d’un type fort attractif. Je sais par la science et par l’archéologie qu’il a existé en Irlande comme en Gaule de grandes déesses mères ; elles portent en Irlande les noms de Anne, Ana, Brigitte. Je ne les ai pas rencontrées dans les légendes. Mme Sjoestedt[13] fait état de textes des Dischenschas et du glossaire de Cormac : des « lieux dits » portent leur nom. Je sais par la science et l’archéologie que ces déesses se présentent en triade, et j’ai bien cherché le trio féminin lumineux : mais je n’ai trouvé dans les textes, et ceci aussi souvent que l’on veut, que des trios de sorcières. Il est vrai que j’ai rencontré un singulier double « trio parallèle », masculin celui-ci, mais je l’exploite, parce qu’il me permet d’inférer par analogie sur le clavier féminin. Il y aurait d’ailleurs lieu d’étudier à part le passage d’une même figure du masculin au féminin.

e)     Les deux trios[14]

II existe donc un trio bienfaisant : Le Sombre, la Bataille et l’Aigle  ; l’un guérit avec des herbes  ; l’autre donne tout ce qu’on lui demande ; le troisième a le pouvoir de satisfaire tous les besoins du monde, et il endort avec de la musique. Et il existe en face un trio malfaisant, trois hommes rouges, avec des chiens rouges et des armes envenimées : Mauvais présage, Ruine et Besoin. Ils sèment l’épidémie, la famine, la mort. Le grand héros Finn utilise le premier contre le second. Seulement le trio bienfaisant porte déjà des noms redoutables, signe que l’imagination a hésité à le sentir bon ou mauvais ; et les guerriers de Finn ont peur de lui (parce qu’ils n’obéissent pas à la loi des hommes, parce qu’ils couchent à part enfermés dans un cercle de feu), et manifestent contre lui une hostilité  ; en sorte que Finn est obligé de les renvoyer bien qu’il les aime. Y a-t-il là deux trios inverses ou un seul trio à manifestation ambivalente, susceptible de se dédoubler? La cause de la transformation, si transformation il y a, est même suggérée, ou avouée : ils ne sont pas mauvais, on en a peur ; et à côté il y en a de mauvais ; et peut-être que les mauvais ce sont ceux dont on a peur. Voici donc pourquoi il ne serait pas absurde de supposer, même si on ignorait l’existence de déesses lumineuses, que le trio démoniaque : La Morrigan, la Bodb, Nemain ou Mâcha la rouge, recouvre par ambivalence un trio divin. A fortiori si on en connaît l’existence. Je ne suis pas sûre que les couples de parèdres, masculin-féminin, si fréquents dans l’archéologie et le mythe, ne recouvrent pas une ambivalence de ce genre, quoique d’un autre sens. Il reste donc simplement à noter que le double trio féminin, ou le trio à puissance ambivalente, existant, il a fini par ne plus être vu que sous la forme démoniaque des déesses rutilantes, et senti que comme excitateur de carnage. Et il reste à chercher pourquoi les choses se passent ainsi dans l’imagination des hommes. En tout cas les choses se sont passées ainsi dans l’imagination des Celtes. L’inconscient celte, si inconscient il y a, enfante des figures ambiguës qui tournent facilement au monstrueux. Les images lumineuses, les séduisantes, les fortes, manifestent un penchant à l’altération démoniaque. Nous allons avoir une belle galerie de viragos. Mais avant d’y passer faisons encore une place dans la galerie des « images fortes » à Tailte et aux mères du héros Cûchulainn.

Tailte. — Tailte[15] est la fille d’un roi d’outre-mer qui porte le nom de la « grande plaine ». L’outre-mer, c’est toujours un peu l’au-delà. La grande plaine c’est aussi l’au-delà. Les titres à une origine divine sont patents. Elle a été mariée à un roi des Fir Bolg, ce peuple plus ancien chassé par le peuple de la déesse Dana, d’ailleurs senti comme apparenté aux « Fomore », aux « puissances dangereuses » qui peuplent les îles derrière la mer. Elle a été vaincue et réduite en esclavage, et prise pour femme par un des « Tuath de Danan ». Voilà qui donne à l’image des couleurs suffisamment sombres. Elle défriche toute une plaine et la plante de trèfles. Elle devient la mère nourricière du dieu Lug. Voilà qui. témoigne de son caractère fécond et bienfaisant. Muette et sombre esclave, mère vénérable et féconde : tel est le double aspect de Tailte. Elle n’est exactement assimilable à aucune autre. Son énigme demeure.

Scathach Vathach Aiffé. — Quant aux mères, éducatrices et amantes[16] du héros Cûchulainn, elles se présentent d’abord comme des pas commodes, Le héros Cûchulainn croise à maintes reprises sur sa route h femme terrible. Il finira d’ailleurs par succomber à la ruse de trois sorcières. Mais le héros Cûchulainn se laisse rarement impressionner par la vision de la démone, une fois pourtant par son cri. Ordinairement il se bat avec elle. Très exactement il la brutalise. Et cela lui réussit parfaitement. Arrivant au château de Scathach, la reine guerrière, guerrière dont il sollicite l’initiation aux vertus et aux exercices du parfait héros, il rencontre d’abord sa fille, qui tombe du coup amoureuse de lui ; comme premier jeu il se bat avec Vathach et lui casse le doigt ; elle l’en aime naturellement davantage. Vathach lui dit ensuite ce qu’il faut faire pour arracher à Scathach les secrets de la nourriture héroïque : il la surprend, la renverse, lui plante l’épée entre les seins, et conquiert par cet exploit toute sa sollicitude. Au service de Scathach il livre combat à l’autre fameuse guerrière Aiffé : il l’emporte « comme un paquet », la « jette par terre avec violence » ; Aiffé cède ses services, son amour, et lui met au monde un fils. La femme revêt donc encore dans cette légende un double caractère : le terrible d’abord : il faut la surmonter à force d’audace virile  ; le fécond, le bienfaisant ensuite, à condition qu’il ait été conquis de haute lutte ; mais en tout cas jamais le doux.

2.      Déesses guerrières et fées démoniaques

La Bodb — Une nuit[17] le héros Cûchulainn est réveillé par un cri terrifiant qui le jette hors de lui, hors du lit et hors de la maison. Il rencontre sur la route une femme toute rouge, montée sur un char attelé de chevaux rouges, avec un long manteau rouge qui traîne par derrière. Un homme l’accompagne, conduisant une vache. Cûchulainn interpelle l’homme qui « emmène une vache du pays » ; la femme répond ; Cûchulainn s’indigne : « C’est à l’homme de répondre », « il ne mérite pas son nom ». La femme riposte avec insolence. Cûchulainn lui saute dessus et la mate. La femme se change en oiseau. Il se livre alors entre la déesse et le héros un duel de menaces magiques. Elle s’enroulera à son pied comme une anguille. Elle happera son bras comme une louve ; elle sèmera la terreur dans ses armées comme une vache en colère. Mais Cûchulainn retourne la menace à chaque coup, et à chaque coup ajoute : « Et tu n’auras pas alors le secours et la guérison de moi. » II sort vainqueur du débat épique.

La reine Medb. — Autre figure de « reine guerrière », de « mère terrible », la reine Medb. Elle ne voulait pas se marier. C’est un génie caché sous la forme d’un vers qui lui a conseillé de prendre un mari accommodant[18]. Dans le royaume de Connaught et à la cour du Roi Ailill, elle est la très savante qui interprète tous les signes, la très vaillante qui monte toutes les guerres. Elle est aussi la mère de sept héros[19]. Toutefois non seulement le roi Ailill vit dans son ombre, ses fils encore viennent se plaindre parce que : « on ne leur a pas donné une bonne éducation guerrière », on a « laissé dépérir leur force ». Brève scène d’ailleurs, quoique remarquable : Les fils auront tôt fait dans la même légende de « séduire des femmes », de « conquérir des vaches », bref, de gagner leurs titres héroïques. Mais quand ses fils sont en danger, c’est Medb que la messagère des « Tuath de Danan » prévient ; c’est Medb qui équipe une armée et vole au secours. C’est Medb l’adversaire épique u Roi Conchobar[20].

La Morrigan. — La Morrigan[21] appartient à l’épopée mythique Point n’est besoin dans son cas de rechercher l’être surnaturel sous la forme humaine. Elle se présente d’emblée à l’échelle cosmique, de « la taille des dieux ». Avant la bataille de Mag-Tured elle a invité le grand dieu Dagda à la rejoindre à sa maison près du gué. « L’un des pieds de la femme dans l’eau touchait Allod-Eche au sud ; l’autre pied également dans l’eau touchait Lescuin au nord. Neuf tresses flottaient détachées de sa tête. Dagda s’unit à elle. Dès lors cet endroit s’appela le lit des époux. » Elle prédit à Dagda l’arrivée des Fomore, et le jour de la bataille « elle versait du sang d’Indech plein ses deux mains à l’armée qui attendait l’ennemi au gué ». Ce gué s’appela « gué de l’anéantissement ».

Fées démoniaques mineures. — Les petites sœurs de la Bodb et de la Morrigan sont légion. Gracieuses et méchantes à la fois, elles se montrent toujours dans les mêmes circonstances, elles jouent toutes le même rôle, et ce rôle consiste à jeter par astuce les hommes les uns contre les autres : Une fée[22] apparaît la nuit en rêve au roi Eocho-Boc. Le roi pense la reconnaître bien qu’il ne l’ait jamais vue. C’est qu’elle vivait dans le Sîd d’à côté : sa « présence » était familière. Elle lui rendra service « parce qu’il est brave et bon défenseur de la terre ». Elle lui annonce une prochaine expédition : « II conviendrait à sa gloire » d’être équipé pour éblouir tout le monde, et elle y pourvoit. Une autre fée, ou la même, apparaît un peu plus loin à un autre roi ; même comédie ou comédie analogue : « Je te préviens qu’il va passer à tel endroit un équipage. » « II serait honteux pour toi de ne pas intervenir... » « Tu ferais bien d’envoyer encore plus de guerriers. » C’est en substance toujours la même tactique. Résultat : le choc se produit. Total : « quarante fils de roi ce jour-là sont tombés », « quatre-vingts rois fils de rois du pays du Munster moururent de douleur à cause de ces fils ».

Jetons au vol une dernière belle image[23] : toutes les petites fées de l’île, un géant les tenait prisonnières ; Cûchulainn a abattu le géant ; de l’Est, de l’Ouest toutes sortent, toutes se précipitent, toutes s’ébrouent dans le sang du géant abattu.

Deirdre. — Ai-je tort de rapprocher ces très cruelles de la toute tendre Deirdre[24]. À tout le moins je pressens leur cousinage. Si j’insiste c’est qu’elle est sans doute la figure féminine la plus attachante de la légende irlandaise. C’est aussi parce que le public parisien la connaît par une pièce récemment représentée au Théâtre des Mathu-rins. Mais le théâtre a négligé des éléments précieux de la légende. D’abord la naissance merveilleuse : un druide a reçu l’hospitalité d’un vieux couple auquel il prédit contre toute vraisemblance la naissance d’une fille ; et cette fille « sera la cause de la mort de beaucoup d’hommes ». Le vieil Irlandais, comme Abraham en semblables circonstances, commence par se montrer incrédule. Il chasse le druide pour sa prédiction stupide. Mais le druide parti, la femme effectivement se trouve enceinte. Alors le vieil Irlandais s’afflige et pleure « de ne pas en avoir demandé davantage ». Seulement dans son cas la prédiction n’est pas une prédiction de salut. C’est une prédiction de ruine. Pour détourner le destin, il fait élever la fille loin des hommes, en confiant son éducation à une seule vieille femme. Ici le thème évoque « la vida es sueno » de Calderon. Très exactement elle est élevée dans un tertre sous la terre, aussi bien dire « dans un Sîd ». Si nous hésitions à en faire une fée, que ceci nous serve de signe. Elle a dû être renvoyée, une fois née, sous la terre. Le héros Cûchulainn lui aussi a été renvoyé, une fois né, et même deux fois né, du sein maternel dans l’au-delà, et il a fallu le concevoir trois fois de suite[25]. On ne parle à Deirdre naturellement ni des hommes ni de l’amour. Mais une nuit un jeune chasseur s’est endormi sur le tertre : il rêve de fées, il appelle : Elle, de dessous la terre, entend l’homme, pressent l’amour ; elle fait rentrer le chasseur dans sa maison.

Telles sont les beautés que le théâtre a remplacées par l’histoire d’un Conchobar-Arnolphe faisant élever à la campagne une Agnès-Deirdre. Passons rapidement sur le reste mieux connu de la légende. Le roi Conchobar veut se réserver Deirdre, mais Deirdre est tombée amoureuse de Naisi. Alors Naisi et ses deux frères (le trio masculin) emportent Deirdre au delà de la mer où ils vivent heureux dans la nature sauvage. Mais Conchobar, par grande trahison, fait revenir les trois frères en promettant mensongèrement son amitié. En vain Deirdre devine, Deirdre pleure, Deirdre prophétise. Les trois frères sont attirés par l’image de leur patrie. Ce n’est pas non plus la seule fois dans la légende que l’image de la patrie fascine le héros, le détourne de sa route, ou précipite son destin. Dans la tragédie Conchobar fait assassiner les trois frères à leur retour, et Deirdre se poignarde sur la tombe ouverte de son amant. Dans la légende, il se déroule une bataille à multiples épisodes où les héros s’entre-tuent, les palais s’embrasent, dans une vraie conflagration du jugement dernier. Naisi abattu, Deirdre se précipite pour boire le sang de son amant. Mais elle survit, elle languit ; et c’est un peu plus tard qu’elle meurt en tombant de son char et se fracassant la tête contre un mur. J’ai écrit exprès une conflagration de jugement dernier. C’est en effet une sorte de fin du monde, la fin d’un monde, celui d’Emain Mâcha et du royaume de Conchobar, que provoque Deirdre, un vrai crépuscule des héros. Il faut savoir lire cette légende en la rehaussant au niveau des mythes eschatologiques  ; c’est lui rendre sa vraie valeur.

Sans doute nous y retrouvons l’histoire classique d’une guerre provoquée par une rivalité d’hommes autour d’une femme. Mais il y a plus. Deirdre est un agent du destin. Elle accomplit un ordre prévu. Les fées dans la légende irlandaise jouent le rôle d’agents du destin. Elles déterminent des catastrophes. Les autres le font par leur malignité. Celle-ci le fait par sa grâce. Mais au fond l’opération est la même. Les hommes se précipitent à cause d’elle les uns sur les autres, et à leur ruine. Il n’y a pas jusqu’au dernier geste de Deirdre, le geste de l’amour extrême qui la précipite à genoux pour boire le sang de Naisi mort, qui n’évoque le geste vengeur de petites fées se baignant dans le sang du géant abattu : l’un et l’autre évoquent un rite. Une fois de plus je crois voir se profiler l’ombre divine de « la Morrigan » versant aux soldats dans l’eau du gué à pleines mains le sang d’Indech.

Il est rare de trouver un si beau drame humain capable d’éveiller de telles résonances religieuses. Cette légende à la vérité compte parmi les plus grandes, celles qui méritent de porter un message aux hommes de tous les temps. Mais elle nous intéresse encore à un autre titre. C’est qu’on y saisit en acte deux métamorphoses : la transmutation de l’être surnaturel en héroïne romanesque ; la transmutation du mythe en histoire de guerre et d’amour. Il est presque trop facile de dépister l’être surnaturel sous le masque humain de Deirdre. Il est plus difficile et plus aventureux de percevoir par delà la fureur des héros irlandais et les palais brûlants d’Emain Mâcha, le fracas des écroulements cosmiques. Après tout c’est une hypothèse. Si elle est vraie il se serait produit dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, une descente de plan, avec condensation à l’étage inférieur, et déformation proportionnée. D’autres histoires trahissent plus visiblement l’affrontement des forces surnaturelles. Après tout celle-ci est bien aussi belle que l’histoire d’Hélène, certainement moins charnelle et plus mystérieuse. Seulement dans d’autres histoires les dieux doublent plus visiblement les héros. Dans celle-ci, rien de tel. Le mythe sous le conte, il faut le deviner et presque l’inventer, au risque de lâcher le frein de la saine critique, et sans même savoir si on a tout à fait raison d’aggraver le sens d’une aussi belle histoire. Mais a-t-on jamais tout à fait tort de solliciter les légendes ? Si ces belles énigmes après tout nous font un peu plus sentir, un peu plus penser, un peu plus rêver qu’il n’est absolument raisonnable, c’est qu’elles ne sont pas tout à fait mortes pour nous, ou du moins c’est qu’en nous la fonction du merveilleux n’est pas encore tout à fait éteinte.

3.      Le secret des légendes

Est-il possible de traiter les légendes comme un rêve, et d’en chercher la signification en leur appliquant les méthodes de la psychanalyse ? Ou bien faut-il poser ici le signal : « route barrée, danger ? » Ou bien faut-il attendre ?

J’ai souvent été frappée par l’allure de rêve que prennent des fragments entiers de légende. Et ceci est encore plus marqué dans la légende galloise que dans la légende irlandaise. J’ai même été tentée d’opérer un découpage, d’isoler les morceaux à caractère visionnaire accentué, de les sortir de la gangue du remplissage. Mais ceci ne peut se faire que par tact, et se justifie mal par méthode. J’ai donc fait autre chose, j’ai constitué des galeries d’images groupées par affinités. Pour la qualité des images, je ne dis pas leur qualité esthétique, mais leur qualité symbolique, leur valeur d’archétype, je suis obligée de m’adresser aux professionnels. de la psychanalyse, ceux qui manient la matière plastique des rêves. C’est à eux de dire s’ils reconnaissent leur matériel. Pour mener tout à fait à bien la besogne il faudrait à la fois être parfaitement imprégné de l’atmosphère d’un cycle de légendes, manier souplement son matériel d’images, savoir dans quels contextes différents se représente le même personnage,  la  même  aventure  et  posséder une  grande  expérience d’analyste. Je ne suis pas analyste professionnelle, je me contente d’interroger. Je signale des thèmes qui me paraissent simplement symptomatiques : la présence obsédante de l’au-delà — la perméabilité de la terre—les départs sur la mer — l’intervention perpétuelle d’êtres sortis des Sîd, principalement féminins — leur puissance attractive — j’ai relevé exprès le caractère ambivalent de la fée même bonne — son dédoublement occasionnel en fée ménagère guérisseuse, et fée rivale de l’homme fée qui gagne la course — ses transmutations fréquentes au type virago, reine guerrière, sorcière ou démone — l’éclipsé des « grandes mères » par les « déesses de carnage » — le caractère franchement monstrueux ou démoniaque pris par celles-ci — la cruauté des petites fées — la présence d’un conflit entre le « héros » et la « femme terrible » manifesté par de « terribles prises dé corps », de non moins redoutables « prises de bec » — le thème de l’homme privé de sa virilité — les dons de la femme arrachés par violence — voire : la rivalité d’une femme et d’une fée autour du héros, l’une le tirant de l’au-delà, sous l’eau, l’autre le ramenant à la terre, à ses devoirs d’homme — l’intervention déterminante de l’être féminin malin ou gracieux, dans d’énormes conflits où les héros s’entre-tuent — le renouvellement perpétuel de ce drame, à la vérité thème sans, cesse renaissant de cette légende violente.

Et sans doute tout ceci me paraît dénoncer une âme agitée, tumultueuse, déchirée de conflits. Faut-il parler d’une forte tendance régressive, d’une introversion marquée : attraction de l’au-delà, emprise du rêve, nostalgie d’une musique qui endort, en conflit avec le goût de l’aventure, une agressivité impulsive, capable de déchaînements sans contrôle,, peut-être d’autant plus impulsive ou difficile à contrôler que l’aspiration au rêve se fait plus irrésistible. Faut-il parler d’une âme hantée de peurs et d’attractions contradictoires, symbolisées par la mer, ou la femme. Tout ce qui vient de la mer est divin ; c’est la mer, les îles dans la mer qui sont habitées par les puissances mauvaises. C’est de là que viennent les invasions. C’est par là qu’on tente l’aventure. Une obsession de l’invasion, une tentation de l’évasion, sous la terre. Une difficulté à vivre : caractère, difficile et dramatique des relations entre l’homme et la femme. D’où peut-être le singulier rayonnement de la figure qui polarise toutes les forces de défense : Cûchelainn, le bon chien de garde : celui qui empêche qu’on emporte les vaches du pays, qui arrache aux femmes leur bienfait, qui mate la démone ; mais aussi celui qui tente aventure hors du pays, qui razzie les vaches, qui séduit des femmes. Et sans doute tout ceci est. possible, tout ceci est séduisant. Mais nous demandons aux légendes trop ou trop peu : trop parce que nous n’avons peut-être pas le droit d’étendre la signification que certaines images semblent porter pour la psyché moderne à la psyché des peuples anciens: ne succombons-nous, pas à la tentation d’annexer, d’accaparer le mythe et le conte pour traduire nos propres conflits ? Et dans ce cas il s’agit d’une légende où nous avons déjà peine à distinguer les éléments vraiment anciens et incontestablement païens, des éléments ajoutés par le christianisme, ou trahissant le conflit entre paganisme et christianisme. Il se peut après tout que les façons diverses dont les divers peuples européens ont surmonté ou pas surmonté ce conflit soient constitutives de leurs caractères. Trop peu parce que nous n’aurons pas épuisé les possibilités des images en les pliant à symboliser le drame intérieur de l’âme. Elles se laissent faire bien sûr. Le jeu est presque trop facile. Mais elles n’ont pas tout dit. Le jeu nous laisse mécontents. Un halo de mystère demeure. On leur soupçonne une autre signification, plus grandiose, une valeur cosmique, et peut-être même aussi aux images de nos rêves, du moins de certains de nos rêves. Alors au lieu de tirer la légende au rêve, il faudrait peut-être, en sens inverse, hausser le rêve à la légende.

4.      Dialectique des images

Au point où j’en suis, il me semble pouvoir tirer de la méditation des légendes une autre leçon. Celle-ci n’intéresse pas la psyché particulière d’un peuple, mais les lois mêmes du monde de l’image, j’ai signalé à diverses reprises des faits de transmutation : passage de l’image attractive à l’image répulsive, ou passage du type masculin à l’homologue féminin (mais celui-ci je le tiens en réserve). Maintenant je pose la question aux analystes : n’assistent-ils pas à des transmutations de ce genre ? Si on les signale dans la légende, et que eux les connaissent dans le rêve, la rencontre a valeur de vérification. Mais j’ai bien envie de pratiquer une distinction plus subtile : je la propose à titre de suggestion, car il est vraiment difficile que je donne ici toutes mes raisons et tous mes faits ; mais enfin je crois voit plusieurs sens de la transmutation. Il y a ce que j’appelle la transmutation horizontale ou la conversion : par exemple le passage du merveilleux en terrifiant, mais au même étage, avec le même caractère divin, grandiose, sacré. Au fond elle est l’écart extrême d’une ambivalence foncière : le merveilleux est toujours sur le penchant du très aimable ou du très redoutable. Une orientation, une attitude, une inflexion de l’âme du sujet adorant suffit à déterminer le passage. [Citons par exemple dans la Bhagavad-Gîtâ, au livre XI, la transformation de l’image du dieu manifesté]. Il y a la transmutation verticale ou l’inversion : du merveilleux à l’horrible, du très bienfaisant au très malfaisant, du sacré au démoniaque. Il n’est d’ailleurs pas toujours facile de distinguer d’emblée le sacré du démoniaque. Il existe aussi un séduisant démoniaque. Une image très merveilleuse, par exemple la fée « haute comme le mât d’un grand navire » peut se convertir en image redoutable, ou s’invertir en image démoniaque. Elle peut s’édulcorer en fée séductrice, et s’invertir en démone séduisante, qui se reconvertira en sorcière. Il existe une singulière dialectique de l’image. Il existe aussi à côté de l’inversion démoniaque une autre forme, l’inversion grotesque. Par exemple le dieu Dagda, un des grands dieux lumineux du Panthéon celtique pourtant, apparaît comme un géant à panse gonflée, à bourse pendante, vêtu d’une tunique trop courte qui ne cache ni les fesses ni les organes génitaux[26]. Le grotesque est aussi l’indécent. Mais cette figure grotesque est probablement la même qui apparaît ailleurs comme une forme fantastique tendant des bras tentaculaires pour happer les héros de garde sur la tour[27]. Ici la conversion se fait du grotesque au démoniaque. Le dieu Dagda est inversé soit dans le genre grotesque, soit dans le genre démoniaque. Je crois le grotesque une défense contre le démoniaque, un affaiblissement, on rit au lieu de trembler ; mais peut-être est-il aussi bien une défense d’un très singulier nous-mêmes contre la tension du sacré, le produit d’une détente ou d’une protestation. Dans le cas des trois sorciers bienfaisants opposés aux trois sorciers malfaisants, il semble bien qu’il y ait une inversion ; et la peur y engage. Le type des trois sorciers bienfaisants était sans doute lui-même un type affaibli, dégénéré, de quelque trio divin. Naturellement tout ceci est trop systématique, mais il faut raidir ses définitions pour travailler, quitte à garder le sens de l’infinie flexibilité des images.

A côté des lois de transmutation il doit bien exister quelque chose comme des descentes de plan, des dégradations au sens étymologique. Par exemple j’ai parlé d’une fée grandiose et merveilleuse, et d’une fée séduisante et édulcorée. Tous ces êtres ne sont pas placés au même étage de sensibilité, ou notre sensibilité ne monte pas au même étiage pour les concevoir. La transformation d’une épopée cosmogonique en épopée pseudo-historique, celle d’un mythe eschatologique en roman, que j’ai cru pouvoir signaler dans la légende de Deirdre, la transformation du mythe en histoire, l’humanisation des dieux, tous ces phénomènes relèvent sans doute des mêmes causes, condensation à un étage inférieur avec altération proportionnée des images. Il existe naturellement une tendance à la descente, une manie d’historiciser les aventures des dieux  ; mais il existe aussi une tendance à la montée, une disposition à lire le drame humain en termes d’aventures merveilleuses ou divines – le sens poétique n’est peut-être rien de plus – ; et de singuliers dédoublements : par exemple un combat au ciel réfracté en combat simultané sur la terre ; une autre forme de l’ambivalence : un être humain senti comme réalisant sous nos yeux une aventure merveilleuse. On peut dire que le souci de dater, de situer dans la carte du temps est un symptôme de la tendance à « humaniser les dieux ». Au contraire l’indifférence à la chronologie, le jeu libre des transpositions dans le temps, et l’espace, symptôme d’une aspiration à « recréer les archétypes ». Apprendra-t-on aux Français qu’une certaine et fort racinienne « abstraction » est éminemment poétique ? Nos contemporains s’amusent aussi quelquefois à jouer des transpositions dans le temps ou l’espace, et ceci s’accorde parfaitement avec leur nostalgie de merveilleux. Je pense que l’abstraction poétique a toujours été chez nous un succédané au merveilleux disparu.

Bref, nous voudrions bien posséder ces secrets. Qui n’en profiterait ? La science des mythes, parce qu’elle disposerait de lois pour diriger ses travaux de reconstruction. Elle pourrait inférer l’existence d’un type de la présence de son type converti ou inversé. Elle pourrait déceler son influence permanente : par exemple, il existe peu d’œuvres françaises aussi chargées de celticité que celle de Rabelais. Seulement les types sont comiques ou grotesques. Affaire de caractère, ou de système ? Il était si malin. Mais Gargantua nous rappelle tout de même un peu le Dagda indécent ; et avec le Dagda indécent, il y a une possibilité de Dagda terrifiant, et de Dagda sublime. La psychologie des peuples, parce que la déformation des mythes, si elle se fait dans un sens permanent, trahit une dominante du caractère. L’esthétique, parce que ces mystères nous placent à la source de la genèse du comique, du tragique, du poétique ; sens comique, cela veut dire : besoin de se défendre contre quelque chose, quelque monstre grondant derrière la porte ; sen spoé-tique : hantise des archétypes, divination du mythe disparu. La morale enfin, parce que l’inversion a pourtant bien quelque chose à faire avec le bien et le mal. O le très sage Zoroastre qui a pris soin de dénommer, donc de dénoncer, donc de conjurer les formes exactement inverses de tous ses archanges. Le clef ouvre de multiples portes. Elle brille et elle tente. Mais qui la tend ? Est-ce une bonne fée qui montre le chemin, ou une mauvaise qui nous égare ?

Clémence Ramnoux – Agrégée de philosophie.



[1] – Cf. M. L. Sjœstedt : Dieux et héros des celtes.

[2]Cf. acallam NA SENARAH : Visite de Caille à Assaroe. Windisch Stokes, IV, p. 254.

[3]Cf. Neuvaine des Ulates. D'Arbois de Jubainville. Cours de littérature celtique. V, p. 320, 327.

[4] – Neuvaine des Ulates, déjà cité.

[5]Cf. Meurtre des fils d'Uisnech, 3e rédaction, d'arbois de jubainville. Cours de littérature celtique, I, p. 236.

[6]acallam na senorah : Histoire de Etain « Fairhair » : Windisch Stokes, IV, p. 227.

[7]Cûchulainn malade et alité, d'Arbois de Jubainville, I, 174, 215.

[8] – Cf. acallam na senorah : Histoire de Etain « Fairhair », déjà citée. Windisch Stokes, IV, p. 228.

[9] – Neuvaine des Ulates déjà citée. Cours de littérature celtique, V, p. 326-327.

[10] – M. L. Sjoestedt, déjà cité, p. 40.

[11] – D'Arbois de Jubainville : Naissance de Conchobar. Cours de littérature celtique. V, p. 5.

[12] – Acallam na senorah : Histoire du pont de la femme morte. Windisch Stokes, 4, p. 236.

[13] – Cf. M. I,. Sjoestedt, déjà cité, p. 35-36.

[14] – Acallam na senorah : Histoire de la chênaie de la Conspiration. Windlsch Stokes. IV, p. 237, 238  ; idem, p. 239, 240.

[15] – Cf. D'Arbois de Jubainville : Bataille de la Moytura. Cours de littérature celtique. I, p. 399.

[16]Cûchulainn fait sa cour à Emer. Cours de littérature celtique, p. 39 à 49.

[17]Tain : Bo Regamna. Windisch Stokes. II, 2, p. 248 à 254.

[18] – Cf. « Do Cuphur in da muccado ». Windish-Stokes. III, I, p. 256

[19]Tain bo Regamon. Windisch-Stokes. II, 2, p. 231 à 238

[20]Tochmare Ferbe. Windrisch Stokes. III, 2, p. 515.

[21] – Cf. Bataille de la Moytura. Cours de littérature celtique. V, p. 427.

[22] – Cf. Tain bo Dartada. Windrisch-Stokes. II, 2, p. 199 à 206.

[23]Exil des fils de Doël. Windrisch Stokes. II, i, p. 206.

[24]Meurtre des fils d'Uisnech, 3e rédaction. Cours de littérature celtique, p. 236-286.

[25]Conception de Cûchulainn. Cours de littérature celtique. V, p. 36-37-38.

[26] – Cf. Bataille de la Moytura. Cours de littérature celtique. V, p. 427.

[27] – Cf. Festin de Bricriu. Cours de littérature celtique. V, p. 136-137.

Plan du site – Vers le haut de page En savoir plus sur L'auteur
Envoyez vos commentaires et vos questions au régisseur du site. Copyright © — 1997 Lierre & Coudrier éditeur