Arriverait-on enfin � faire de la vieillesse un th�me tout bonnement humain et donc susceptible, en tant que tel, de donner � penser pour tenter de mieux vivre�?
—�La fondation Eisei�–�d�pendante du laboratoire �ponyme�–�publie (puf 2005) Le grand �ge de la vie un recueil de deux conf�rences et d’un entretien suivis de plusieurs commentaires. Il y est question de la vieillesse d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui et des probl�mes mat�riels, �thiques, culturels que pose � nos soci�t�s l’allongement de la vie.
— En 2006, un roman d’H�l�na Mariensk� intitul� Rh�sus (�ditions P.O.L.) prend aussi la vieillesse pour th�me mais sur un mode caricatural, voire burlesque qui n’est pas sans rappeler le film de Marco Ferreri La grande bouffe�–�et qui, comme lui, donne � penser.
— Et fin janvier 2007, Arte proposait Les myst�res de Monte Sana, un documentaire-fiction de Leo Singer et Nicolas Wadimoff, qui m�le information scientifique d’aujourd’hui et projection dans le futur�: la culture des cellules-souches d’un organisme promet en effet aux corps us�s (� condition qu’ils soient assortis de portefeuilles bien garnis) des lendemains renouvelables�–�et qui chantent...
Un rapide inventaire de ces trois documents nous permettra peut-�tre de dresser un �tat des lieux et de d�gager quelques questions cl�s de la broussaille des difficult�s th�oriques et pratiques entra�n�es par le grand �ge aujourd’hui�–�et plus encore demain et apr�s-demain .
I) De la vieillesse magnifi�e � la vieillesse marginalis�e et m�me expuls�e du monde des vivants�:
Tel est l’intitul� � l’ancienne -parfaitement explicite- du premier texte, celui de la conf�rence de l’anthropologue Maurice Godelier. Il appara�t d’embl�e que la vieillesse n’est plus ce qu’elle �tait.
Dans une ethnie de Nouvelle-Guin�e�–�les Baruya, telle que l’a observ�e Maurice Godelier autour de 1960, on devient vieux vers la cinquantaine. Aristote faisait � peu pr�s la m�me estimation au 4e si�cle avant notre �re. Pour l’un comme pour les autres, d�passer 70 ans, c’est se muer en monument historique. Le 4e �ge d’aujourd’hui et surtout de chez nous est un produit du progr�s technique et social. On comprend d�s lors que la pr�sence massive du 3e �ge et l’augmentation r�guli�re du 4e �ge d�s�quilibrent le paysage social et donnent � la vieillesse une inqui�tante visibilit�. L’anthropologue se doit de rappeler que le statut des personnes �g�es varie dans l’espace et dans le temps selon la totalit� sociale du lieu et de l’�poque, totalit� constitu�e, par ��des rapports politico-religieux qui d�bordent et traversent les rapports de parenté ». L’ �tude de soci�t�s diff�rentes, en mettant en lumi�re les vari�t�s et les variations de ce statut- doit contribuer � l’�laboration d’une anthropologie de la vieillesse qui n’en est qu’� ses balbutiements. Il faudrait d’abord �tablir une ��matrice des transformations et des diff�rences�� du traitement du grand �ge � travers l’histoire avant d’en arriver l� o� nous en sommes.
C’est dire qu’il ne faut pas chercher dans les soci�t�s traditionnelles, quelle que soit leur organisation (pr�dominance du lignage patrilin�aire ou matrilin�aire ou division en classes) un mod�le de traitement du grand �ge. En tant que gardiens du patrimoine culturel, d’interm�diaires privil�gi�s entre le monde des vivants et celui des anc�tres, les vieillards ont souvent une place de choix dans les soci�t�s dites primitives. Et il faut comprendre que l’abandon ou le meurtre des vieux dans certains groupes n’est pas une pure et simple �limination. Avant d’�tre abandonn� sur la glace, le vieil Inuit a choisi la femme enceinte porteuse de l’enfant dans lequel il se r�incarnera�; ailleurs, la victime deviendra l’anc�tre tut�laire... Croyances et comportements tendent � maintenir la coh�sion organique du groupe, dans la mort comme dans la vie. C’est cette coh�sion qui est mise � mal dans nos soci�t�s�: l’allongement de la vie r�v�le brutalement la pr�sence massive de la vieillesse�–�pr�sence g�n�ratrice de ruptures et de d�sordres dont il faut d’abord�–�modestement�–�� faire le constat.
II) La personne �g�e dans les monoth�ismes
Le monoth�isme, dit Joseph Ma�la, inscrit d’embl�e la totalit� de l’existence humaine dans l’enveloppement d’une volont� divine si bien que s’unissent ��dans l’�ge d’un homme le temps de l’homme et le temps de Dieu��. La vieillesse ne saurait donc en �tre exclue. Le regard sur la personne �g�e dans chacun des trois monoth�ismes est plus affaire de nuances que de diff�rences profondes�:
—�Dans le juda�sme, s’il est ordonn� d’honorer p�re et m�re, la vieillesse n’a pas de statut d�fini. Pourtant, ce sont souvent des vieillards qui, volens nolens, r�alisent les desseins de Dieu sur le peuple qu’il a �lu. Ainsi Abraham et la lign�e des patriarches. Il y a une sagesse biblique li�e � l’�ge (Dieu se sert de la longue dur�e qu’il accorde � des individus �lus pour agir dans le monde qu’il a cr��) mais totalement d�finie par l’accueil de la volont� de Dieu. Sarah peut enfanter � 90 ans, Abraham mourir paisiblement � 175 ans ��rassasi� de jours��...
— Le christianisme semble plus ��jeuniste���: J�sus -sauveur du monde- meurt jeune et si la tradition en fait le descendant -pauvre- de David, c’est pour exalter la filiation divine plut�t que le lignage humain. La c�l�bration de sa naissance et de sa r�surrection sont les temps forts de la liturgie chr�tienne. D�sormais la vie est � lire dans la lumi�re de l’�ternit�. Ce qui fait la dignit� de la vieillesse, c’est qu’elle rapproche la vie de l’�ternit�.
—�Le Coran,�–�m�me si les al�as de l’histoire ont entretenu ou r�habilit� les hi�rarchies tribales en terres d’islam�–, tend � pr�senter la communaut� des croyants comme fondement de l’organisation politique et sociale. Dans une telle perspective, aucun �ge n’est privil�gi�. On comprend qu’apr�s l’Evangile, le Coran ne fasse que reprendre le commandement biblique�: Tu honoreras ton p�re et ta m�re.
Dans les monoth�ismes, c’est donc bien le rapport de l’homme � Dieu, qui r�gule les rapports entre les g�n�rations, quelles que soient par ailleurs les particularit�s politiques et �conomiques des soci�t�s consid�r�es. Il revient aux lois et aux coutumes de se conformer au commandement divin...
J’ajouterai que cela se traduit, chez juifs, chr�tiens et musulmans de stricte ob�dience, par une sacralisation de la vie, laquelle devient ainsi intouchable. Que naissent pour mourir bien vite les enfants du sida�! Que survivent malades condamn�s et vieillards accabl�s de jours qui adressent en vain aux hommes l’humble pri�re que Mo�se adressait � Dieu�:
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre...
III) Vieillesse et long�vit�: comment penser le proc�s de la vie�?
Le philosophe Fran�ois Jullien part d’un constat�: la pens�e occidentale, de l’antiquit� grecque � Kant, si elle a vu la vieillesse comme �tat�–�lamentable par ci, v�n�rable par l�–�a �t� incapable de la penser comme proc�s immanent � la continuit� de la vie. M�me si Platon pose la question du passage de l’�tre au non-�tre, m�me si Aristote s’applique � situer le changement dans le mouvement qui va d’un commencement � une fin, ni l’un ni l’autre n’arrivent � penser la transition dans un processus aux limites ind�finissables. Avec la pens�e grecque, la philosophie occidentale reste longtemps arrim�e � l’id�e de l’�tre-substance qui supporte le changement mais ne change pas�; selon le principe de non-contradiction, il n’y a pas de moyen terme entre l’�tre et le non-�tre. Seul Montaigne fait avec finesse le constat du vieillissement comme affaiblissement progressif qui conduit assez doucement la vie vers la mort, laquelle est donc son ach�vement.
La pens�e chinoise, elle, parce qu’elle voit la vie comme inscrite dans le mouvement et la continuit� du monde, s’applique � comprendre ��les transformations silencieuses��. Toutes se rattachent � deux processus compl�mentaires de modification/transformation et de modification/continuation. Le premier couple exprime le d�lestage, le renouvellement, le deuxi�me l’engrangement et la dur�e�–�et l’un ne va pas sans l’autre. Ainsi va le monde dans la succession des saisons. Ainsi va la vie dans la succession de ses �ges inscrite dans la respiration du monde. La vieillesse est d�tente, rel�chement avant le repos de la mort dit le philosophe tao�ste Zhuangzi contemporain d’Aristote. Quelque deux si�cles avant lui, le grand Confucius voyait dans la vieillesse une sorte d’accomplissement par l’adh�sion enfin pacifi�e du d�sir � l’ordre du monde, le rite �tant l’effectuation visible de cet ordre dans l’activit� humaine.
Ces deux images de la vieillesse, loin d’�tre antagonistes, sugg�rent une m�me �conomie de la long�vit� par une bonne gestion de ce souffle �nerg�tique qui constitue notre capital de vie. Il s’agit, non pas comme tend � le faire la pens�e technicienne de l’occident, de plier la vie � des mod�les pr�fabriqu�s de sant�, de jeunesse, mais de ��nourrir la vie�� comme le fait le bon jardinier pour les plantes de son jardin. La m�decine chinoise, si elle s’efforce de traiter la maladie, est avant tout soucieuse de maintenir la sant� par une sage utilisation des �nergies vitales jusqu’� leur extinction dans la mort. Fran�ois Jullien souligne�–�avec une �vidente satisfaction�–�qu’un texte de Kant, dans Le conflit des facult�s, s’�l�ve contre la m�dicalisation des troubles de la vieillesse�: seule une volont� attentive peut �tre capable de g�rer raisonnablement l’usage des derni�res ressources de la vie. Alors que l’on a vu dans ces propos le signe d’une pens�e s�nile, Fran�ois Jullien y voit au contraire l’expression d’une pens�e toujours en �veil, capable de se mettre � l’�coute du corps. La pens�e kantienne, quintessence du rationalisme occidental, rejoint ainsi la sagesse chinoise �minemment pragmatique. L’intelligence abat les fronti�res d’espace et de temps.
C’est pourtant par une interrogation que Fran�ois Jullien conclut son expos� de l’exhortation chinoise � nourrir la vie�: ��Mais est-ce en termes de rendement (et de capital) que nous voulons aborder la vie���?
Question qui s’adresse aux successeurs de Mao comme � la descendance -peut-�tre d�voy�e- de Kant.
IV) Aper�us
Ce titre regroupe six interventions qui jettent leur coup de sonde dans le marigot du grand �ge...
1)Claudine Attias-Donfut, sociologue, s’inqui�te du refus du vieillissement par ceux qui vieillissent, de son co�t �conomique et social, les besoins d’assistance augmentant avec l’�ge alors que les liens sociaux se distendent, ce qui fait des vieux des immigr�s dans le temps. Pourtant, ��le lien interg�n�rationnel�� reste ��le lien vital�� par excellence�: c’est par lui qu’une g�n�ration s’affirme en s’opposant aux g�n�rations pr�c�dentes et que l’humanit� s’assure une sorte d’immortalit� par la succession des g�n�rations et la transmission de l’h�ritage culturel.
2)Marie de Hennezel �crivain et femme de terrain (elle a travaill� � Paris dans le premier centre de soins palliatifs) rappelle les deux visages antagonistes de la vieillesse�: d�cr�pitude physique et mentale, s�r�nit� rayonnante. Avec l’allongement de la vie, la prolif�ration de maisons de retraite-mouroirs, c’est la premi�re image qui tend � l’emporter. Il y a urgence � traiter le grand �ge de fa�on � sauvegarder son humanit�.
3)Serge Koster, enseignant et �crivain, reprend la m�me distinction pour sugg�rer que le vieillard est susceptible d’exercer une fascination �rotique quand il figure la sagesse, ou la puissance du talent... Sont donn�s des exemples, masculins �videmment (le Booz de la bible, Picasso...) mais on pourrait citer la femme de l’�crivain Stevenson, Marguerite Duras...
4)Serge Marti, journaliste, souligne quelques effets �conomiques de l’allongement de la vie�: d’une part, en tant que retrait� aux revenus assur�s, le vieillard en bonne sant� est un consommateur qui joue un r�le positif dans l’�quilibre �conomique�; d’autre part l’allongement de la vie entra�ne des soins de sant� et d’assistance qui gr�vent lourdement les budgets sociaux. C’est de fa�on plut�t inqui�tante que le pouvoir gris modifie l’aspect et le fonctionnement de nos soci�t�s.
5)Robert Misrahi, philosophe, plaide pour un dynamisme du grand �ge lequel requiert le recours aux techniques bio-m�dicales susceptibles de maintenir la sant� physique et mentale et une p�dagogie du temps qui permette � la conscience d’assumer activement la pl�nitude et la dur�e du pr�sent au lieu de se perdre dans le regret du pass� ou l’angoisse d’un manque d’avenir. Durer pour mieux penser et pour mieux vivre. Le vieux r�ve philosophique de sagesse est � port�e de temps...
6)Bertrand Vergely commente la d�claration d’un mystique juif�: ��Il est interdit d’�tre vieux��. C’est qu’il ne faut pas confondre la vieillesse, le vieillissement et le fait d’�tre vieux.
La vieillesse est un �ge de la vie -in�luctable. Le vieillissement est le processus qui y conduit, b�n�fique quand il est maturation de qualit�s (le vin vieux), mal�fique quand il est d�gradation, accentuation d’un d�faut (un jeune fou peut �tre aimable, un vieux fou est pitoyable, voire r�pugnant). Le fait d’�tre vieux est une attitude ind�pendante de l’�ge et qui ne conna�t pas le vieillissement. On est vieux � n’importe quel �ge quand on est fig� dans une vision n�gative de la vie.
Apprendre � vieillir sans �tre vieux�: telle serait la t�che urgente�–�� la fois sociale et individuelle�–�induite par l’allongement de la vie. Conclusion (partielle et provisoire)
Chacun des textes dont je viens de r�sumer le contenu dit quelque chose de la vieillesse � partir d’un domaine de r�flexion et/ou d’activit� sociale mais leur juxtaposition ne fait qu’indiquer le grouillement inqui�tant des probl�mes que pose d�j� et que posera de plus en plus l’allongement de la vie. C’est gr�ce � un m�me progr�s m�dico-social que l’enfant se fait rare par chez nous et que le vieillard prolif�re (alors qu’en nombre de r�gions d’Afrique o� s�vit le sida, des hordes d’enfants survivent, assist�s tant bien que mal par des grands-m�res �pargn�es par l’�pid�mie). En Europe, ma g�n�ration est la premi�re � arriver au portillon de la mort en foule compacte et tra�nante d’octog�naires et de nonag�naires et ce, au moment o� la civilisation technico-consum�riste se d�couvre mang�e aux mites�: �vidence de la d�t�rioration de notre plan�te, m�faits �conomiques et sociaux d’une mondialisation r�gie par les lois du march�, int�grismes religieux archa�ques et d�vastateurs... Au secours�!
Rh�sus, c’est le nom�: d’un roi de Thrace accouru�–�sur le tard et vainement�–�au secours de Troie�; d’une famille de singes�; d’un agglutinog�ne pr�sent dans les h�maties de 85 % des sangs humains... Appeler Rh�sus un singe�–�chimpanz� ou bonobo�–�venu on ne sait d’o� et qui va devenir le h�ros (mais non le sauveur�: sans doute, comme son patron grec, vient-il trop tard) d’une sinistre maison de retraite, c’est sugg�rer la n�cessit� d’une transfusion d’animalit� dans une humanit� ravag�e par l’�ge, �trangl�e de contraintes, pourrie de haines intestines�–�et toujours taraud�e par l’impatience du d�sir.
Dramaturgie
—�Avant l’arriv�e de Rh�sus au Manoir, deux des pensionnaires, Rapha�lle ex-grande dame toujours libertine et Hector, ex-militant communiste que la gr�ce du loto a fait riche � 90 ans, ont d�j� donn� le branle de la r�volte contre l’enfermement et le m�pris. Aux mis�rables rivalit�s de clans qui fermentent dans l’enclos de la maison de retraite, ils opposent un app�tit de vivre intact et une amoralit� tranquille. Leurs amours, piment�s de saphisme par le recrutement de C�leste, la vieille �crivaine, font vite scandale. C’est la fille de Rapha�lle qui, du dehors, brandira la premi�re l’�tendard de l’ordre moral et d�clenchera une guerre picrocholine o� les forces de l’ordre moral susdit seront �charp�es et devront�–�pour un temps�–�se r�duire � un cordon de surveillance tendu � distance respectueuse.
—�Quand survient Rh�sus, amen� par deux comparses d’Hector, l’atmosph�re est d�j� survolt�e. Sa pr�sence disloque les clans et soude l’entente des vieillards�: il offre � tous et � chacun l’innocence consensuelle d’une sexualit� d�brid�e, la tendresse enveloppante de ses longs bras, le secours d’une agilit� joueuse�; en retour, il se laisse humaniser assez pour apprendre quelques mani�res de table et se faire l’auxiliaire, voire le rempla�ant, de l’infirmier Ludovic, quitte � m�ler all�grement pilules en tout genre avant de les distribuer en rations �quitables. Soumise au traitement Rh�sus, la libido des patients s’exasp�re jusqu’� faire que l’un ressuscite ou que l’autre meure dans un spasme voluptueux.
—�S’exasp�re aussi l’opposition � toute autorit�. Ces vieillards en folie vont jusqu’� inqui�ter le pouvoir politique. Un vieil acad�micien�–�qui fut autrefois amoureux de Rapha�lle�–, pressenti comme observateur-espion gliss� parmi les mutins, deviendra tr�s vite leur complice et leur coryph�e. Apr�s une feinte r�conciliation, un ma�tre-queux est mandat�, avec victuailles et marmitons, pour organiser � l’int�rieur m�me de la maison de retraite un somptueux banquet qui�–�l’excitation libertaire de Rh�sus et son art du m�lange aidant�–�entra�nera la reprise de la guerre et la mort de la plupart des convives. Rapha�lle dispara�tra myst�rieusement. L’acad�micien Dhorlac et Rh�sus survivront, le premier en prison, le second encag� au zoo de Vincennes.
Journaux de bord
L’histoire nous est d’abord cont�e successivement par quatre des protagonistes et, � lire leurs t�moignages, non pas contradictoires mais disparates -par leur contenu et par leur ton-, on se dit qu’il y a l� quelque chose d’autre que le jeu de sensibilit�s diff�rentes, voire divergentes�:
—�Le journal de Rapha�lle s’arr�te � l’arriv�e de Rh�sus. Il est centr� sur le r�cit de ses amours avec Hector et C�leste et des pers�cutions que lui inflige Ludovic, l’infirmier, charg� de la punir elle, l’amoureuse, d�grad�e en vieillarde lubrique au nom de l’ordre moral.
—�C�leste, la teigneuse,�–�si elle s’abandonne � quelques tr�molos de plume pour parler de Rapha�lle�–, est surtout la chroniqueuse qui parodie�–�et avec talent�–�Hom�re et Rabelais pour d�crire l’insurrection, dirig�e par Hector le bien-nomm�, insurrection qui r�pond aux man�uvres r�pressives command�es par Ingrid, la fille de Rapha�lle. Rh�sus appara�t. Rapha�lle dispara�t et r�appara�t. Elle re�oit une lettre de son ami, l’acad�micien Dhorlac...
—�Ludovic, l’infirmier haineux, m�prisant�: ��qui aime les vieux�? vermine...��, dit, lui, la geste d’un bonobo ��sociable et pansexuel�� devenu ��leur fr�re animal, leur romance, leur garde-malade... leur godemich�, leur baume et leur canne��. Et comme il n’y a que la foi qui sauve, il va jusqu’� �tre, ce Rh�sus-l�, le thaumaturge qui les ressuscite � l’occasion. Le r�cit de Ludovic se cl�t en effet sur la r�surrection de Claudine et d’Aquitaine, soit les Juliette et Romeo d�cr�pits mais boulimiques du Manoir.
—� Dhorlac, enfin. L’acad�micien, toujours respectueux du dictionnaire mais revenu des prestiges de l’�p�e et du tricorne, l’amoureux transi de Rapha�lle, se fait le rapporteur des man�uvres politiques ourdies contre les insurg�s, du banquet grandiose et farcesque qui consomme leur d�faite. Pour prolonger leur r�volte, il endosse les accusations les plus infamantes et, dans le calme de sa cellule, il ach�ve son travail de t�moin ultime, compose,�–�� coups de jeux verbaux�–�les gloses tombales de ceux qui sont morts au champ d’honneur.
Le ma�tre d’�uvre et son acolyte
Mais c’est le r�cit d’un cinqui�me larron, Witold, qui fait basculer le sens de cette histoire en nous en d�voilant l’origine, la nature, les m�canismes et les cons�quences. Elle a �t� con�ue par Witold�–�et r�alis�e par lui en �tapes cahoteuses plus ou moins bien raccord�es�–, en tant que programme de t�l�r�alit�. Les r�cits susmentionn�s ne sont donc plus que le texte fragmentaire de r�les tels qu’ils ont pu �tre con�us, jou�s et, accessoirement, v�cus...
Il a �t� facile de trouver des �tablissements pr�ts � choisir parmi leurs pensionnaires les loques humaines les plus repr�sentatives des d�flagrations de l’�ge�–�et � les louer�; facile aussi de recruter des volontaires pr�ts � tirer vanit� de l’�talage de leur d�cr�pitude�; plus difficile de faire �voluer le spectacle selon les fluctuations du voyeurisme des spectateurs toujours avides de sensations neuves, fortes et bas de gamme. On est all� jusqu’� leur offrir la mort en direct de victimes d�sign�es par leurs suffrages. Les pensionnaires du Manoir devenaient -litt�ralement et nomm�ment�–�des morituriens. Mais l’abjection aussi finit par lasser. ��Un programme de t�l�r�alit�, pour faire mouche, ne doit pas seulement choquer. Il doit r�pondre aux questions informul�es��, dit Witold. Rh�sus a �t� le r�v�lateur de quelques-unes de ces questions et, du m�me coup, le sauveur de l’entreprise...
D’abord simple animal de compagnie d�volu � Hector, il a t�t fait d’�clipser la ch�vre de Rapha�lle ou le crotale d’Honorine, simples figurants au pittoresque vite �puis� alors qu’il devient, lui, agent et meneur de jeu�–�cor�alisateur en somme. Ses prouesses de copulateur infatigable et complaisant, son secourisme inconditionnel, insensible � la sanie, � la puanteur et � l’h�b�tude font bient�t de lui le ma�tre � vivre�–�sinon � penser�–�des h�tes du Manoir et la coqueluche des t�l�spectateurs. Lesquels basculent sans �tats d’�me du sadisme de la mort en direct � l’attendrissement �grillard devant un bonobo vou� de tout corps et de tout coeur � la survie jouisseuse de ses vieux prot�g�s. Sa renomm�e met en branle ��seniors du dehors��, t�tes pensantes des sciences humaines, hommes politiques, journalistes. L’effet Rh�sus recherch� par Witold enfle jusqu’� devenir le ph�nom�ne Rh�sus, objet de gloses savantes et souffleur de projets de lois. Lors de l’anniversaire de l’�mission, le d�lire des spectateurs harangu�s par Dhorlac improvise le sacre de Rh�sus.
Mais la royaut� de Rh�sus a vite fait de montrer les limites d’un pouvoir animal en milieu humain. Ce pouvoir peut bien r�v�ler un d�sordre, voire l’apaiser provisoirement, mais non fonder une entente proprement humaine. Sous son �gide, les r�volt�s du Manoir finissent par se muer en une horde lubrique et brutale vou�e � l’extinction. Le spectacle implose...
Epilogue
Mais la fin du spectacle -donc le retour des acteurs � leur condition animale ou humaine�–�n’�puise pas l’effet Rh�sus. Et Witold d’aller du cynisme tranquille de l’arriviste combl� par le succ�s � la sagacit� de l’observateur,�–�voire du moraliste�–, pour en consigner et en commenter les cons�quences...
—�C’est d’abord la victimisation de la vieillesse et son corollaire�: la culpabilisation des adultes. La r�v�lation des mauvais traitements subis par les vieillards dans certaines maisons de retraite, de l’�tat d’abandon o� vivent nombre d’entre eux, fait tache d’huile en se r�pandant de la r�gion parisienne � la France enti�re et de la France � l’Europe. Les vieux sont bien ces immigr�s du temps �voqu�s plus haut. Les pays riches constatent avec effarement la prolif�ration de la vieillesse et la crise g�n�rationnelle qu’elle entra�ne�: la g�n�ration des pr�retrait�s ou jeunes retrait�s, nourrie d’h�donisme soixante-huitard, oublie ses parents, voire les exploite sans vergogne.
—�C’est ensuite (les observations de Witold vont jusqu’en 2017) la revanche des vieux qui, port�s par la compassion publique et des mesures juridiques prises en leur faveur, en arrivent tr�s vite � engager une v�ritable guerre des g�n�rations qui fait trembler les jeunes vieux de 70 ans devant leurs parents nonag�naires ou centenaires. Survient le proc�s de Marie-Michelle, de Douai, qui, apr�s avoir subi longtemps les mauvais traitements de son p�re, l’empoisonne, le d�p�ce, consomme les meilleurs morceaux en tartare et cong�le le reste en petits paquets soigneusement �tiquet�s (femme sans enfant, Marie-Michelle n’a�–�nous sommes en 2017�–�qu’une retraite de mis�re)... Le r�cit de Witold s’arr�te l�. On peut penser que la r�volte violente des jeunes vieux n’est pas loin. Quand l’histoire se r�duit � des r�glements de comptes, la loi de l’Eternel retour�–�soit le retour du m�me, le retour au m�me�–�l’emporte sur tout espoir de d�passement dialectique. L’entente entre Rh�sus et les pensionnaires du Manoir n’a �t� qu’une tentative�–�grossi�rement jou�e, r�v�e�–�de faire revivre quelque chose de l’innocence du paradis perdu.
Post-scriptum
��D’apr�s moi��, dit l’auteur qui, le r�cit objectif achev�, veut ��r�duire le cadavre exquis de Rh�sus��. Pour elle aussi il y a un avant Rh�sus et un apr�s Rh�sus.
—�Avant Rh�sus, c’est la seule pr�sence d’un moi encombrant et tenace qui n’est jamais ce que je suis, qui voudrait bien me r�duire � ce que je parais, qui s’estompe parfois dans les instants o� -non-moi bienheureux- je me fonds dans la musique ou la beaut� des choses. Le moi, c’est la constante menace de la pesanteur, la r�sistance � la gr�ce.
—�Rh�sus advient d’abord comme r�cit�–�entendu, �cout�–�d’un fait divers�: ��Il entra par l’oreille gauche, la plus pr�s du c�ur�� avant d’entrer en litt�rature�: ��... et par sa bouche presque gueule je crie ma peur et ma haine longtemps encag�es��. Son animalit� tendre � qui souffre, brutale � qui fait souffrir, redonne � l’�tre sa l�g�ret� et sa mouvance, au d�sir sa jeunesse... L’animal disparu, reste l’image arch�typale d’un hybride d�bonnaire et inqui�tant, b�te s�rement, Eros narquois sans doute et peut-�tre aussi ange lucif�rien. Le roman d’H�l�na Mariensk� dispense en �clats kal�idoscopiques la pr�sence et l’absence de Rh�sus.
Conclusion 2 (encore partielle et provisoire)
Arrachons-nous au myst�re Rh�sus. Notre propos est ici de d�gager de cette fiction exub�rante ce qui nous est dit de la vieillesse d’aujourd’hui et de demain.
—�D’abord, �clate une �vidence scandaleuse�: tant qu’il y a de la vie, il y a du d�sir et les vieux, tout d�labr�s qu’ils soient, restent,�–�souvent en paquet mal ficel�–, sexe, c�ur, regard qui cherchent l’autre. Le vouloir-vivre n’op�re pas de choix moral�: le vieillard libidineux serait le produit m�canique de l’un, le vieux sage le patient accomplissement de l’autre. Nous retrouvons ici quelque chose du flux �nerg�tique de la pens�e chinoise mais caricatur� et d�boussol� au point d’avoir besoin d’un animal pour le r�int�grer dans l’ordre du monde.
La psychanalyse a r�ussi � nous faire admettre l’existence d’une sexualit� enfantine. L’id�e progresse d’une sexualit� d�gag�e des tabous�–�et respectable en tant que composante de nos rapports � autrui et � nous-m�mes. Mais la repr�sentation de la sexualit�, si elle est lib�r�e d’un jugement de laideur morale, est conditionn�e par une publicit� tout en images de jeunesse, de sant�, de beaut�, de libert�. C’est qu’il y a quelque chose de r�pugnant � imaginer le rapprochement �rotique de vieux corps ab�m�s. H�l�na Mariensk� le sait et elle se garde bien de toute description trop pr�cise. Mais en poussant sur le devant de la sc�ne de vieux cabotins et leur singe, elle grossit � la loupe une r�alit� encore insupportable. Les �tourdissantes variations de style sont, dans ce roman, la danse des sept voiles qui pare et r�v�le la nudit� interdite. L’art qui enveloppe et sugg�re dit sur l’existence bien plus et bien mieux que la fabrication �ructante et pr�tendument interactive d’un spectacle de t�l�r�alit�.
—�La d�nonciation des mauvais traitements inflig�s aux vieillards n’en fait pas pour autant des victimes innocentes. Ils ne sont pas tous et pas toujours aimables les pensionnaires du Manoir et leur microcosme reproduit fid�lement les mesquineries et les cruaut�s de la soci�t� qui les a rel�gu�s. Avec Rh�sus, ils sont comme soulev�s par un �lan de g�n�rosit� mais apr�s lui, eux et leurs successeurs ne savent plus que s’abandonner � la fr�n�sie sadique du pouvoir et de la jouissance. La vieillesse n’a pas � �tre sacralis�e.
��Qui veut faire l’ange fait la b�te�� dit Pascal. La formule n’est pas r�versible�: qui veut faire la b�te fabrique le monstre. Rh�sus, qui l’e�t dit�?
—�Il ne faudrait pourtant pas en conclure que la guerre des g�n�rations soit une fatalit�. Mais elle reste une menace si on ne fait qu’opposer au pouvoir gris une niaise compassion post chr�tienne pour les victimes et/ou des mesures prises dans l’urgence�–�et � courte vue. Tout pouvoir se mue en tyrannie si son exercice ne s’articule pas � des contre-pouvoirs.
C’est ce que d�nonce le roman d’H�l�na Mariensk�. Guerre des sexes, guerre des civilisations, guerre des g�n�rations rel�vent d’une m�me intemp�rance du pouvoir. Avant d’�tre un choix moral, la paix est d’abord l’�quilibration interne d’un pouvoir par l’�quilibrage entre pouvoirs... L’ombre furtive de Rh�sus n’est peut-�tre apr�s tout qu’un appel nostalgique � un ordre po�tique qui �quilibrerait en nous et autour de nous n�cessit� biologique et exigence humaine. S’humaniser oui, mais sans se d�shominiser.
Nous sommes en 2026 dans une luxueuse clinique de la C�te d’Azur, Monte Sana. L� se concocte dans le secret des laboratoires, � partir de la culture de cellules-souches extraites de l’organisme de chaque patient, un �lixir de longue vie � la carte qui r�pare, ranime, ravive.et n’en finit pas de reculer les fronti�res de la mort. Ici, la logique capitaliste qui fait produire de l’argent � l’argent s’applique � la vie�: la techno-biologie fait produire de la vie � la vie. Le prudent conservatisme chinois de la gestion d’un capital donn� n’est plus que radotage. Pour le plus grand contentement de ces s�millants joueurs de golf nonag�naires qui se laissent interviewer avec complaisance.
Mais autour de Monte Sana des col�res grondent contre ces vieux trop riches qui ��refusent de mourir��. Un attentat est commis par un jeune homme qui le revendique comme une protestation contre l’exploitation �hont�e des jeunes par les vieux. Le proc�s sera l’occasion de voir que le chemin parcouru depuis 2006 va bien en effet dans le sens d’un �touffement des jeunes g�n�rations par la survie vampirique des vieillards.
La morale de ce documentaire-fiction est limpide�:
—�Soumise qu’elle est � la recherche du profit, l’utilisation des techniques m�dicales de prolongement de la vie favorise les nantis et creuse vertigineusement les in�galit�s sociales. L’in�galit� devant la vie et devant la mort devient une �vidence monstrueuse
—�La r�volte des jeunes est la cons�quence du d�s�quilibre �conomique engendr� par l’allongement de la vie. Les rep�res qui fragmentaient le temps de vie et son usage se brouillent et les jeunes g�n�rations se trouvent r�duites � la portion congrue. Le laisser-faire du lib�ralisme �conomique d�bouche sur un conflit de g�n�rations.
—�Le refus de mourir des vieux, d�nonc� par le jeune terroriste, pose le probl�me philosophique fondamental�: pourquoi prolonger ind�finiment la vie�? Pourquoi vieillir�? L’int�r�t de ce documentaire est finalement de souligner notre sempiternelle inadaptation -tant pratique qu’intellectuelle et morale- aux variations du paysage de la vie, comme � l’in�luctable �ch�ance de la mort.
Alors, o� en sommes-nous�? Pauvres vieux, vilains vieux, sales vieux�? Vieillards estimables, voire admirables, confits en sapience�? Le patchwork ci-dessus laisse le jugement ouvert. Ma voisine du 5e�–�nonag�naire�–�est bien pr�s d’�tre ex�crable�; je me suis laiss� dire que je faisais, moi, une vieille personne tout � fait acceptable. Ce qui doit signifier que l’on est dans sa vieillesse ce que le temps a fait de vous et aussi ce que l’on a fait de son temps, donc une histoire au bas de sa pente et qui n’a plus, avant d’arriver � son terme, qu’� moudre un reste de vie parfois mis�rable.
D’ailleurs, la question n’est pas, d’abord, de savoir ce que valent les vieux mais de prendre en compte leur pr�sence exponentielle -afin d’estimer la place � leur accorder, pour leur bien et celui du corps social tout entier, dans un monde qui change et qui se voit changer.
1) Il faut d’abord insister sur une urgence�: en finir avec la question de l’euthanasie en g�n�ral et particuli�rement de l’euthanasie des vieillards � bout de souffle, question qui s’enlise dans des criailleries moralisantes et qui emp�che de voir dans toute son ampleur la question de la vie et de la mort telle qu’elle se pose aujourd’hui. Il ne s’agit certes pas de traiter les d�chets humains au lance-flammes mais d’affirmer qu’une soci�t� d�mocratique doit �tre capable de regarder et d’�couter ceux des siens qui ne peuvent plus ou ne veulent plus supporter d’�tre d�poss�d�s de leur humanit�. Le vieillard ext�nu� doit pouvoir obtenir la potion l�tale qui le d�livrera�; une entente entre corps m�dical et proches doit pouvoir mettre fin � la survie purement v�g�tative d’un patient.
Aux moralistes frileux qui se retranchent derri�re la sacralit� de la vie, je rappellerai que la loi qui autorise n’est pas la loi qui prescrit�: elle ne fait que garantir�–�dans un monde o� l’individu est la valeur � pr�server et � faire cro�tre�–�une libert� de choix minimale dans des situations irr�ductibles � des certitudes logiques ou exp�rimentales. Il en va du choix de mourir ou de laisser mourir comme du choix de l’avortement�: personne ne peut dire � quel moment l’embryon est fait homme, personne ne peut dire quand la vie organique cesse d’�tre constituante d’une personne... La mort qu’on se donne ou que l’on donne par respect de la valeur de la vie fait de la mort un acte qui engage la responsabilit� humaine. Le maintien inconditionnel de la vie la ram�ne � une superstition.
2) Une deuxi�me urgence serait que les responsables politiques prennent en compte les probl�mes �conomiques et sociaux pos�s par l’allongement de la vie. Des mesures qui pr�tendraient r�gler les questions du ch�mage, du temps de travail, du r�gime des retraites, des d�penses de sant� sans se projeter dans l’avenir ne peuvent �tre qu’empl�tres sur jambe de bois.
Une vie humaine,�–�entre naissance et mort�–, appara�t de plus en plus dans sa dur�e, son contenu et son �volution interne comme un processus ind�termin�. S’il y a toujours des �ges de la vie�–�enfance, jeunesse, �ge m�r, vieillesse�–�ils ne se laissent plus strictement d�couper selon un ordre ext�rieur aux individus�–�unit� organique du corps social, ordre du monde, volont� de Dieu ou pouvoir �tatique�–�mais s’inscrivent dans la mouvance de l’histoire des individus. C’est l� la cons�quence d’un individualisme qu’il faut arrimer � la solidarit� sociale au lieu de le d�plorer. Si contraire que ce soit aux habitudes du pouvoir, la gouvernance des soci�t�s doit s’ajuster � cette mouvance individualiste sous peine de marasme �conomique, d’injustices explosives et de guerre des g�n�rations.
L’allongement de la vie exige une nouvelle mise en perspective du temps social, un assouplissement de ses articulations et une nouvelle distribution des activit�s humaines et des richesses qu’elles produisent. Si l’on peut esp�rer vivre en pleine forme jusqu’� 90 ans et au-del�, cela signifie que l’on peut revendiquer bien plus longtemps et bien plus tardivement qu’aujourd’hui le plein exercice de la vie adulte,�–�qu’il s’agisse de travail ou de procr�ation. On devient vieux, certes, mais beaucoup plus tard et on peut esp�rer, dans un proche avenir, que l’on mourra d’�puisement le plus souvent, plut�t que de maladies invalidantes et ruineuses comme Alzheimer, par exemple. Les querelles autour de la retraite � 60 ans ou de l’am�nagement de l’assistance aux personnes �g�es ont � s’�largir en d�bat autour d’un avenir qui est d�j� l�.
L’�tat doit, sans tomber dans un assistanat d�bilitant, aider l’enfant � grandir, l’adolescent � m�rir, l’adulte � exercer ses responsabilit�s. Le vieillard�–�m�me celui de demain qui aura pris beaucoup de temps pour faire son temps�–�est un adulte comme les autres�–�voire plus riche d’exp�rience que certains autres�–�mais qui tend � se d�grader. Il faut, sans pr�judice pour personne et tant que son �tat mental lui permet de choisir, lui laisser le droit de vivre ou de mourir�; et quand il n’a plus rien � choisir, faire que sa survie soit le moins inhumaine possible. Il revient aux politiques et aux partenaires sociaux de convertir ces exigences en mesures l�gales assez souples pour s’adapter aux besoins individuels et � l’�volution des situations sociales. C’est dire que ce ne peut �tre l’�uvre ni d’un lib�ralisme intemp�rant, ni d’un �tatisme rigide. Le r�alisme politique a besoin d’utopie.
3) Si l’allongement de la vie met � mal l’�chelle traditionnelle des �ges, c’est qu’il semble vider de leur contenu normatif des concepts comme celui de jeunesse ou d’�ge adulte. En effet, si l’on est assur� de pouvoir �tre un centenaire gaillard, quand cesse-t-on d’�tre jeune�? Et peut-on encore parler d’un devenir adulte�?
Cependant, il ne faut pas tomber dans le niais relativisme des go�ts et des couleurs, ni dans le jeunisme publicitaire. La notion d’adulte, m�me si elle renvoie � un id�al plus qu’� une r�alit� (un pr�tre disait � Malraux que l’exp�rience du confessionnal lui avait appris qu’il n’y avait pas d’adulte), reste centrale si l’on veut comprendre ce que peut signifier la r�partition des �ges de la vie. Ce n’est en effet qu’� partir d’une pens�e soucieuse de coh�rence, nourrie d’exp�rience concr�te, capable de mettre le temps en perspective�–�soit une pens�e adulte�–�que l’on peut parler valablement d’enfance ou de vieillesse�–�et de devenir adulte.
Car il s’agit bien d’un devenir et non pas d’un �tat aux contours d�finis et d�finitifs. L’�ge adulte supposerait un certain nombre d’ann�es d’existence�–�disons, jusqu’� � 75 ans�–�progressivement assimil�es en exp�rience humaine�; une exigence d’authenticit� qui am�ne l’individu a faire ses choix existentiels selon le meilleur de lui-m�me et non selon la mode ou les conventions�; une responsabilit� qui le fait s’engager�–�travail, vie familiale par exemple�–�et assumer ses engagements. Il est remarquable que ces crit�res�[1]�: exp�rience, authenticit�, responsabilit� ne soient pas affaire de cadrage ext�rieur mais de maturation intellectuelle et morale laquelle sourd de l’histoire d’une vie et ne s’ach�ve que par la mort.
C’est dire que la vieillesse, en tant que dernier �pisode du devenir adulte, ne rel�ve pas uniquement d’un traitement social mais d’une �ducation�–�et surtout d’une auto�ducation qui en fait un accomplissement du devenir adulte. L� est ce dynamisme du grand �ge r�clam� par le philosophe Paul Misrahi. Il s’agit d’accompagner l’allongement de l’existence par une conscience du temps qui, en ouvrant le pass� et en r�duisant l’avenir, valorise le pr�sent pour faire entrer le peu de temps qui reste dans une histoire de vie.
Jusqu’� ce que mort s’ensuive, qu’elle soit choisie ou simplement accept�e. A la question�: pourquoi vieillir�? il faut pouvoir r�pondre�: pour aller jusqu’au bout de cet individu infime et n�cessaire dont chaque instant recompose l’identit�.
[1] Eric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot�: Philosophie des �ges de la vie (Grasset)