e
cargo entra dans le port d'Abidjan
au moment m�me o� la ville
s'illuminait. Il restait encore � l’�quipage quelques heures de travail
avant que chacun ne puisse vaquer � ses occupations favorites. Il
fallait
pr�parer le soir m�me les op�rations de chargement et de d�chargement
pour le
lendemain. Jo y prit sa part sans
�tats d'�me. Il se sentait en communion avec les autres membres de l'�quipage
pendant ces heures de travaux collectifs ; ce qui lui fit oublier un
moment, l'�trange aventure qu'il vivait depuis le d�part de Cotonou.
Jo �tait couch� sur le ventre ; il �tait �tendu sur l'unique lit de
l'infirmerie du bord et �coutait l'infirmier disserter sur son abc�s. Il lui
posa calmement la question pendant que, de la pince qui tenait un morceau de
coton, il nettoyait d�licatement la plaie. On sentait que ses pens�es se
partageaient entre cette activit� et l'attente de ce qu'il allait peut-�tre
apprendre.
Il dit : � Comment as-tu
fait, Jo ? �
— Oh ! Moi, rien.
Le m�canicien allait donner des
explications sur l'utilisation des feuilles de tomates que L�gba s'�tait procur�es, il ne savait comment, d�s leur arriv�e au
port d'Abidjan. Il se
ravisa. Il se rappela que ses camarades le consid�raient comme un fou
depuis le d�part de Cotonou.
L'infirmier comprit que l'homme ne souhaitait pas donner d’explications. Il
pensait, comme les autres matelots, que le m�canicien souffrait certainement de
d�faillances mentales ; il se contenta de dire : � Du gros abc�s, il ne
reste qu'une petite plaie � soigner ; ce sera vite fait. �
Il jeta encore, un coup d'œil �
son patient ; il esp�rait que le m�canicien allait lui dire enfin comment fut
r�sorb� l'abc�s ; mais Jo ne dit mot.
Jo continua de prendre sa part de
besogne pour d�charger le cargo et embarquer ce qui devait l'�tre au port d'Abidjan. Par moments, ses camarades
le surprenaient en train de parler tout seul � voix basse. A d'autres instants,
ils lui trouvaient un regard interrogateur sans pouvoir dire vers qui allait
l'interrogation ni conna�tre le propos qui l'avait suscit�. Tous �taient
convaincus de sa folie et le plaignaient.
Jo passait nonchalamment d'un �tal � l'autre sur le grand march� d'Abidjan ; il y d�ambulait. Il �tait �
son aise dans la foule dense et color�e qui animait le march�. Il �tait d�tendu,
heureux dans cette atmosph�re o� la vie ne demandait qu'� continuer sans se
pr�occuper de savoir quelle �tait la pente du sentier. Des moments pendant
lesquels nul ne se pose de probl�mes existentiels ; Jo venait de s'en rendre compte, il reconnaissait par l�-m�me que,
d�sormais, il n'allait pas pouvoir se contenter d'�tre un �l�ment anonyme sur
un cargo. Il restait encore une pi�ce sans importance certes, mais il lui �tait
propos� d'entrer dans la ronde de l'humain. Il �tait serein ; c'�tait normal, apr�s
la visite qu'il venait de rendre � ses amies. Jo les avait retrouv�es avec plaisir. C'est toujours ainsi � chacun
de ses passages dans ce port. Parfois, il y d�couvrait de nouvelles t�tes ; il
rencontrait un nouveau sourire, une nouvelle douceur. Fa et L�gba �taient
aussi sur le march�. Les deux divinit�s allaient d'un marchand � l'autre. Les
dieux regardaient, soupesaient puis abandonnaient les marchandises sans
�changer une parole avec les n�gociants. Ceux-ci les observaient, l'air �tonn�
; on �tait surpris en effet, que les deux individus ne r�pondent pas aux
sollicitations m�me pour les �carter ; ils ne participaient pas aux
marchandages que chacun leur proposait pour esp�rer les voir repartir avec un
achat sous le bras ; rien, c'�tait inhabituel ; Fa et L�gba n'offraient
que le silence et la s�r�nit�.
� Vous �tes bien � l'aise
dans cette foule pour des gens qui ne sont pas d'ici. � leur dit Jo au bout d'un moment.
— Nous sommes de partout et de
tout temps. R�pondit L�gba, tandis
que Fa gardait le silence.
— Vous connaissez donc...
Le m�canicien se ravisa. Il se
souvenait que ses interlocuteurs pr�tendaient exister dans tout homme ; mais il
avait envie de parler ; il avait un d�sir irr�pressible de sortir de lui-m�me ;
il changea alors de sujet et leur dit, maintenant que tous les trois �taient
devenus sourds aux appels mercantiles :
� La C�te d'Ivoire a beaucoup chang� depuis l'�poque de l'ind�pendance.
Nous consid�rons, nous Fran�ais, que ce pays est un exemple r�ussi de la
coop�ration avec nous... �
A peine avait-il commenc� �
parler que L�gba �clata de rire ; il
ne laissa pas au m�canicien le temps de d�velopper sa r�flexion. Le m�canicien
fut surpris par l'hilarit� du dieu des croisements ; il regarda tout autour de
lui ; il s'assurait ainsi qu'il n'�tait pas l'objet de la curiosit� du
voisinage comme ce fut le cas sur le cargo. Il fut d'abord rassur� en
constatant que personne ne semblait le prendre pour un fou qui soliloquait.
Puis, brusquement, il eut peur ; chacune des personnes qui l'entouraient aurait
d� se rendre compte qu'il parlait tout seul et � voix haute. Cette absence de
curiosit� le saisit d'angoisse ; pris de panique, il chercha un contact avec le
r�el, il saisit par le bras la premi�re personne qui se trouvait � sa port�e.
C'�tait une marchande de l�gumes, une femme forte et bien envelopp�e.
� Bon sang ! S'�cria celle-ci. Qu'avez-vous �
m'agripper comme �a ? Achetez des tomates si vous en avez envie ; mais ne me
bousculez pas. �
Apr�s ces mots, et apr�s avoir
ajust� sa tenue, la femme se mit � ordonner son �tal quelque peu secou� par la
brusquerie du geste de Jo. Le m�canicien �tait confus ; le r�el aussi lui
�chappait. Il se sentait perdu. Il ne voyait plus ni Fa ni L�gba dans la
foule ; il fit du regard, le tour de l'assembl�e � la recherche de t�tes
connues ; rien ; les divinit�s avaient disparu, l'abandonnant en plein
d�sarroi. Il s'excusa maladroitement tout en s'�loignant � reculons de l'�tal
de sa victime ; il finit par se fondre dans la foule. Pendant ce temps,
l'Ivoirienne avait repris ses esprits. Elle maugr�ait en suivant du regard son
agresseur qui s'�loignait. Elle dit, avec une voix forte : � Ils sont fous ces
Fran�ais ! � Jo, le m�canicien
l'entendit ; sa panique gagna en proportion, et il joua des coudes dans la
masse humaine pour s'�loigner au plus vite de la matrone ; mais, ce ne fut pas
ais�, la foule �tait si dense. Pendant ce temps, l'Ivoirienne finissait
d'arranger sa marchandise ; elle maugr�ait encore quand elle entendit quelqu'un
lui demander par derri�re :
� Qui vous dit qu'il est Fran�ais
? �
Elle se retourna vivement. Elle
dut lever la t�te pour d�visager un barbu, trop grand pour sa col�re qui venait
de lui poser la question. Elle r�pondit avec vivacit� par une autre question ;
elle manifestait ainsi sa mauvaise humeur. Elle dit :
� Pourquoi ? Vous �tes Fran�ais
vous ? �
— Non, r�pondit L�gba, mais, cela n'a pas d'importance.
— Important ou pas, il n'avait
pas � me tomber dessus comme..."
Elle commen�ait � d�clamer sa
protestation quand elle aper�ut le doigt du barbu qui pointait quelque chose
sur son �tal. Elle porta le regard dans la direction du doigt et vit que le
l'appendice du visiteur indiquait une patate sur le tr�teau. La femme �clata de
rire avec g�n�rosit� ; L�gba aussi
faisait de m�me. Le dieu lui dit :
� Fran�ais ou pas, c'est surtout
un �tre humain ; un homme qui vit un moment de d�sarroi ; mais, il ne le sait
pas encore. �
— Et vous, vous le savez ? Qui
�tes-vous donc ?
— L�gba.
— Un �tre humain aussi ? Et qui
n'est pas dans le d�sarroi, sans doute ?
La marchande et le dieu riaient
encore quand un client se pr�senta devant l'�talage.
Une lueur blafarde veillait
p�niblement sur Abidjan et son port
; c'�tait au point du jour. Jo
suivait depuis le pont du cargo la manœuvre du b�timent pour quitter la rade et
gagner la haute mer. Le jour n'allait pas tarder � noyer le monde sous un flot
de lumi�re � peine supportable. Pour le moment, un brouillard diffus, sans
doute, les pr�mices des pluies � venir, donnait � l'atmosph�re l'impression
d'attendre. Jo le m�canicien suivait le sillage que le bateau laissait de son
passage ; en r�alit�, les pens�es du m�canicien erraient dans un autre monde ;
un monde dans lequel il aurait aim� trouver des points d'ancrage aussi lumineux
que ces myriades de boules d'eau qui, en accrochant la lumi�re signalaient le
passage du cargo. � Brouillard dehors ; brouillard dedans. � finit-il par
dire � haute voix. Plus tard, quand le jour se leva tout � fait, il retrouvait
avec plaisir, et s'�tonna de son bonheur, les deux visiteurs qu'il n'avait pas
revus depuis l'incident du march�.
� Prochaine escale : Dakar ! � Lan�a-t-il d'un air
jovial aux dieux pour engager la conversation. Il ne se souciait plus que ses
compagnons le prennent pour un malade mental. L�gba lui demanda, comme une r�ponse
d�vi�e :
— Vous avez bien dormi, Jo ?
Il mentit ; � Tr�s bien, comme
toujours � ; r�pondit-il l'air convaincant. De son c�t�, Fa s'exclama :
� Dakar ! �
C'�tait une m�ditation. L'Esprit
de la divination avait le dos tourn� � L�gba et au m�canicien. Le dieu
observait le trajet du cargo. L�gba se frottait la barbe ; et, sans cesser de
taquiner ses poils, il dit :
� Dakar ! mais avant, il y aura la Sierra Leone, le Liberia… �
— Oui ! dit le m�canicien ;
le dieu s'�tait tu pour le laisser parler.
— On ne s'y arr�tera pas ;
poursuivit Jo ; Notre cargo n'a
jamais accost� dans les ports de ces pays. Nous nous sommes arr�t�s quelques
fois � Conakry, en Guin�e ; mais au Liberia et en Sierra Leone...
non, jamais. Par contre, nous faisons escale � Dakar � chacun de nos passages. �
Apr�s un silence, il reprit :
� Et puis, vous savez, avec ce
qui se d�roule en ce moment dans ces coins, il vaut mieux ne pas s'y
rendre. �
— Vous abandonnez les hommes ?
lui demanda L�gba quand il eut fini
d'exposer son point de vue. La r�ponse �tait venue de Fa ; jusque l�, le dieu s'�tait tenu � l'�cart de la conversation ;
il y vint, apr�s s'�tre tourn� vers Jo
et L�gba, il dit : � Il faut,
justement. �
Le silencieux n'alla pas plus
loin dans son intervention. Ces trois mots suffisaient, il le savait, pour
faire r�agir et L�gba et Jo. Ce fut ce dernier qui s'exprima le
premier. Surpris, Jo demanda des pr�cisions ; il dit en effet :
� Comment �a ? Que voulez-vous
dire ? �
La r�plique �tait venue de L�gba cette fois. Le m�canicien commen�ait
� saisir la d�marche des visiteurs ; il s'�tait d�j� rendu compte qu'une
question pos�e � l'un des dieux pouvait entra�ner une r�ponse de la part de
l'autre, sans qu'il puisse pr�voir celle des deux divinit�s qui allait
intervenir. Le m�canicien pensait qu'une coop�ration s'�tait �tablie entre Fa et L�gba ; mais il �tait incapable de mesurer jusqu'� quel point cela
allait. L�gba donna une explication
sachant que celle-ci ne viendrait pas de Fa ; il dit :
� Bravo ! Jo ; vous �tes revenu parmi les hommes. Mon compagnon songe � autre
chose qu'� abandonner ceux qui souffrent de la guerre ; patience et s�r�nit�,
vous comprendrez ? �
— Non ; et je doute que je puisse
parvenir � vous comprendre tous les deux.
Le m�canicien paraissait sinc�re
en s'exprimant ; il �tait d�sol� �galement. L�gba revint au premier sujet qui
faisait l'objet de la conversation ; il dit :
� Pour revenir � notre trajet,
pourquoi votre bateau ne s'arr�te pas � Conakry
? C'est calme par-l�, non ? �
� Oui bien s�r, � r�pondit Jo. � Nous avons rarement de cargaisons
� livrer ou � prendre l�-bas ; je ne sais pas pourquoi ; c'est ainsi. Et puis,
vous devez savoir que les relations entre la France et la Guin�e ont
�t� tr�s tendues pendant longtemps... �
— Vous en connaissez la raison !
A pr�sent, les choses se passent de meilleures fa�ons...
— Oui, oui ; mais ce n'est pas
mon probl�me. Il faut remonter � l'�poque de l'ind�pendance ; et surtout, il
faut demander aux chefs. Moi, je n'ai rien � voir dans tout �a...
— Vous avez sans doute tort ; mais,
laissons cela...
— Pas du tout ; je n'ai pas tort.
Regardez le S�n�gal par exemple ou
bien la C�te d'Ivoire que nous
venons de quitter, �a s'est tr�s bien pass�. M�me �conomiquement, on peut
dire...
— Ah non ! Vous vous engagez dans
une direction qui n'est pas celle o� se situe mon propos.
Le silence s'�tablit dans le trio
apr�s cette sortie du dieu ; on dirait que les protagonistes remettaient � plus
tard le d�bat sur ce point.
Trois paires d'yeux scrut�rent un
moment l'horizon. Jo le m�canicien regagna ensuite la salle des machines ; l�
o� l'attendait son travail.
La c�te d'Afrique d�fila imperturbablement un long moment. Deux jours plus
tard, la presqu'�le de Dakar apparut
aux visiteurs.
L'avenue William Ponty �tait � Dakar
et aux S�n�galais ce qu'est l'avenue des Champs
Elys�es � la France et aux
Fran�ais : le passage des dieux ; ceux de la libert� comme ceux qui pr�sident
aux impr�cations des heures de fureur. Sur William
Ponty passaient disait-on, peut-�tre, le dit-on encore aujourd'hui, la
hargne, l'orgueil et la vanit� ; mais aussi l'espoir, l'insouciance et
l'esprit.
Jo ne connaissait ce lieu que sous son nouveau nom. Il n'y avait
jamais rien vu d'autre que la cohorte, celle des jeunes hommes surtout. Des
�mes juv�niles qui d�ambulaient � l'ombre de baobabs sans �ge ; on aurait dit
que ces arbres servaient de gardes de corps � la grande dame maintes fois
r�nov�e. Jo s'est souvent amus� d'y croiser une jeunesse portant ostensiblement
sous le bras une pile d�mesur�e de livres aux couvertures us�es, � force d'�tre
trimbal�s sur le boulevard. Plus la pile �tait importante, plus son convoyeur
se sentait nanti d'une intelligence aux proportions hors du commun ; vanitas vanitatum... N'est-ce-pas ? Jo souriait. Il n'�tait pas le seul. Il
pouvait aussi voir � partir du boulevard une enfilade de petites boutiques que
hantait une population de Libanais. Ils �taient joyeux, ces tenanciers ; le
m�canicien avait � chacun de ses voyages l'impression que la surveillance du
spectacle de la rue formait l'essentiel de leurs occupations. Cette diaspora
�tait l�, pour assurer la p�rennit� de l'antique Ph�nicie. Elle le faisait � Dakar
comme � Abidjan comme � Cotonou ; comme elle le faisait d�j�
dans l'ancien temps, celui des splendeurs ; comme elle le fait encore
aujourd'hui, partout o� Mamon pousse
ses tentacules ; autant dire sur la plan�te enti�re ; Jo le matelot l'avait remarqu�.
� C'est toujours un plaisir de se
balader sur ce boulevard. � dit Jo
� ses compagnons de promenade Fa et L�gba ; Ceux-ci ne r�agissaient pas. Ce
jour-l�, les �tudiants perp�tuels n'�taient pas nombreux sous les baobabs.
D'autres acteurs tenaient le haut du pav�. Tout au long de la perspective en
effet, les visiteurs pouvaient voir des attroupements plus ou moins importants
et toujours multicolores occuper les trottoirs. Des ruches de t�tes humaines
s'�taient form�es autour de multiples panneaux d'affichage. Jo comprit en
lisant par - dessus les cr�nes que la ville et le pays se trouvaient en p�riode
�lectorale, autant dire, en zone de turbulence. Les placards proclamant la foi
des candidats justifiaient ces rassemblements. Au S�n�gal, comme dans le reste du continent, les p�riodes �lectorales
sont de v�ritables foires d'empoigne ; celles - ci d�g�n�raient fr�quemment en
drames sur fonds de fureurs ethniques. Les visiteurs et leur compagnon
pouvaient constater que la hargne n'avait pas encore pris sa place au sein de
la multitude qui se pressait autour des affiches ; L�gba le fit remarquer. Jo
exprima une fiert� de solidarit� ; il dit :
� Le S�n�gal est un pays d�mocratique, vous savez ? Les S�n�galais ont
r�ussi � limiter l'intrusion des querelles ethniques dans leur vie
politique �
C'�tait un reste d'�motivit�
coloniale sans doute. L'homme exag�rait aussi la situation ; L�gba ne se priva pas de le lui faire
remarquer ; il dit :
� Tu oublies la Casamance, je crois. �
Fa alla plus loin ; il pla�a la discussion qui commen�ait sur un
plan g�n�ral qui semblait d�border du seul cadre africain.
� Faut-il consid�rer les ethnies
ou bien les r�gionalismes comme des handicaps � la d�mocratie ? Je ne le crois
pas. Mais, si on ne peut concevoir un parlement que comme un lieu
d'affrontement pour les groupes ethniques ou pour les organisations claniques
de quelque ob�dience que ce soit, alors, il est loin le jour o� une nation
pourra voir l'harmonie r�gner dans la soci�t�... �
— S'ils en sont l�, dans le cas
du S�n�gal, n'est-ce-pas un moindre
mal ? demanda L�gba � son
pair ; mais, c'est du m�canicien que lui parvint la r�ponse. Il dit :
� Un moindre mal qui ne r�sout
aucun probl�me ; un mal qui donne seulement l'illusion de paix ; vous avez
oubli� le Biafra ; ou encore Le Congo ; ou encore le Ruwanda... Les exemples ne manquent pas
; je me trompe ? �
— Non, tu ne trompes pas Jo ; lui
dit L�gba ; mais tu oublies que le
probl�me au Biafra comme au Ruwanda et comme en bien d'autres lieux
encore, n'a d'ethnique que les apparences. Je ne parle pas, bien entendu, des
effets visibles et d�vastateurs qui ont, � juste titre, soulev� l'indignation
ici et l� ; ni des cons�quences que chacun se pla�t � en tirer. Si tu veux,
nous pouvons dire que l'indignation n'a pas pris pour objet les racines du
mal...
— C'est-�-dire ? � demanda
Jo, qui une fois encore, s'apercevait que des �v�nements lointains ou r�cents
pour lesquels il �tait persuad� d'avoir saisi l'essentiel lui �taient pr�sent�s
comme un abysse dont il ne soup�onnait m�me pas l'existence. La r�ponse lui
vint de Fa ; elle fut sibylline ; le dieu dit :
� Voici une devise : “ la fleur
qui vient d'�clore est d�j� vieille de jours de mois et d'ann�es consomm�es.
” �
Puis le dieu se tut. Le silence
r�gna un moment dans le petit groupe ; L�gba
le rompit pour pr�ciser la port�e de la devise. L'information �tait destin�e au
m�canicien ; mais elle �tait insuffisamment explicit�e pour donner � l'homme
l'acc�s aux arcanes des deux divinit�s. L�gba
dit :
� Fa parle de fleur ; mais tu as compris qu'il y a aussi des fleurs
du mal...
— Mais bon Dieu ! Pouvez-vous
�tre plus clairs de temps en temps...
— Nous le sommes constamment Jo ; c'est toi qui ne nous suis pas le
plus souvent ; mais, �a viendra Jo ; �a viendra � dit Fa ; c'�tait un lot de consolation qu'il offrait ; il souriait pour
la premi�re fois depuis le d�part de Cotonou.
� Esp�rons � conclut Jo avec simplicit�.
En d�laissant un attroupement
pour rejoindre un autre, les trois hommes se comportaient comme des promeneurs
du dimanche sur un march� aux puces, et qui seraient � la recherche de l'objet
rare qu'ils allaient pouvoir acheter. Apr�s l'une de ses pauses, Fa se tourna n�gligemment vers ses
compagnons et leur lan�a ce qui ressemblait � une provocation :
� La d�mocratie ! Un
bienfait des jours � venir ; � condition d'oublier les Grecs ! �
Jo le m�canicien �tait perplexe en �coutant le dieu. On lui avait
toujours dit que la d�mocratie vers laquelle �volue la terre enti�re est un
apport de la Gr�ce antique ; et que
pour cela, il devait vouer un respect �ternel � la m�moire de Platon, P�ricl�s, Aristote, Socrate et
� quelques autres t�tes qu'il ne pouvait nommer. Voil� qu'au d�tour d'un coin
d'Afrique, nourri jusqu'� en crever
de soleil, on lui sugg�rait de se contenter du pr�sent et que seul ce pr�sent
�tait susceptible d'am�nagement pour donner une ouverture sur le futur. Comme
pour aggraver la perplexit� du m�canicien, L�gba
ajouta un appendice � la suggestion du dieu des pr�visions ; il dit :
� Ou bien alors, il faut
�tre au moins aussi honn�te que la Gr�ce
antique. �
A ce point de l'�change, Jo le m�canicien demanda gr�ce ; il
prit un ton de supplication pour dire � ses voisins divins ce que ceux-ci
n'ignoraient certainement pas.
� Vous savez, leur dit-il,
je ne suis pas all� aussi loin. J'avais beaucoup de mal � tenir sur mes pieds ;
et les b�quilles qu'on me proposait n'�taient pas ais�es � manier. Alors, de
gr�ce ! Restons pr�s de la demeure. �
— Il faut encore savoir o� la
situer. Ajouta L�gba et Fa compl�ta aussit�t la d�claration de
son acolyte :
� Il n'y en a qu'une, quoi
qu'on dise ; il faut que les hommes s'entendent, tous autant qu'ils sont, pour
y vivre en paix. �
— Et c'est la terre ? Demanda Jo le m�canicien ; il �tait peu assur�
de son opinion ; mais, les dieux ne firent aucun �cho � sa pr�occupation. Au
contraire, Fa changea de sujet,
laissant le m�canicien � son affaire.
� Votre ami nous rejoint, Jo ; � lui dit le dieu en tournant
la t�te dans sa direction. Avant que l'homme ne comprenne ce que l'Esprit
voulait lui signifier, une tape amicale s'abattait sur son �paule ; il vacilla.
Il n'�vita la chute qu'en s'agrippant � L�gba.
Au m�me moment, un rire tonitruant signalait l'auteur de la claque. Celui-ci
lui dit d'une voix tonitruante qui trahissait la chaleur de l'amiti� :
� Je ne m'attendais pas � te
trouver � Dakar en ce moment, Jo ; Comment vas-tu ? �
Le m�canicien secouait la t�te
dans un geste d'incr�dulit�. Il finit par r�pondre au nouvel arrivant ; il lui
dit, riant � son tour :
� Tr�s bien ; mais, �a ne
risque pas de durer, si tu m'assommes � chacune de nos rencontres. Je te
pr�sente... � dit-il ensuite, en se tournant vers Fa et L�gba ; mais il
h�sita apr�s les premiers mots. Il regarda un instant ses compagnons divins ;
puis, il r�solut de franchir le pas ; � ... les dieux Fa et L�gba. �
finit-il par ajouter ; mais entre-temps, son enthousiasme �tait retomb� ; la
voix �tait discr�te ; on aurait dit qu'il redoutait l'annonce qu'il s'appr�tait
� faire. Son ami n'eut pas la m�me discr�tion ; il le prit � parti avec une
fureur amicale ; il lui dit, sans se soucier de la pr�sence des deux divinit�s
:
� Tu te fous de moi ou quoi
? Fa et L�gba sont deux Esprits de la mythologie Yorouba... �
— Tu le savais ? s'�tonna Jo. Il �tait surpris en effet, que Sow connaisse les dieux du golfe du Benin ; celui-ci le lui confirma ; le
S�n�galais dit :
� Bien s�r que je le sais.
Je suis africain ; ne l'oublies pas. Le vaudou,
tout le monde en a entendu parler... �
— Oui mais, on n'y voit que du folklore ; quelques fois, on en fait un
ramassis de croyances animistes ; il est consid�r� plus rarement comme une
religion et encore moins, comme une culture assise sur de solides fondements.
En r�alit�, l'essentiel passe inaper�u m�me pour les croyants.
Par ces mots L�gba relativisait la certitude du nouveau venu. Celui-ci demanda
des pr�cisions, non pas sur les convictions du dieu, mais plut�t sur ses
intentions. Il prit un ton persifleur pour dire :
� Et c'est pour corriger
cette vision que vous avez pris les noms de ces divinit�s ? �
Fa et L�gba ne pr�t�rent
pas attention � l'ironie du propos d'autant que le m�canicien intervint
aussit�t dans la conversation pour lui faire prendre une autre direction.
� Vous allez voter bient�t ;
qui est ton candidat Sow ? �
demanda-t-il � son ami. Le d�nomm� Sow
pouffa d'un rire tonitruant qui semblait ne pas s'arr�ter et quand il retrouva
son calme enfin, il dit :
� Voter oui ; mais, tu sais
bien que chez nous, c'est toujours une f�te ; une f�te au cours de laquelle on
ach�te ; on vend ; on se f�che et on se vend. �
L�gba semblait ailleurs pendant que Sow parlait ; il feignait de ne pas s'int�resser � ce que disait le
S�n�galais. Le dieu all�gua calmement une autre vision du probl�me, tout en
scrutant avec plus d'attention un groupe de badauds qui animaient le trottoir
sur leur gauche, et sans regarder ses amis. Il dit :
� Ailleurs aussi. �
— Oh, pas autant qu'ici ; pas
autant que chez nous en Afrique. Dit
Sow. L�gba ne partageait pas cette opinion ; il entreprit de pr�ciser sa
pens�e. Il se tourna r�solument vers son interlocuteur et il lui dit :
— Vous vous trompez ; la pratique
� laquelle vous faites allusion est une d�marche universelle ; seuls changent
les moyens qui sont mis en œuvre et les m�thodes qui sont employ�es. Ailleurs,
dans les pays que nous disons d�velopp�s, dans ces contr�es que nous
consid�rons comme des champions de la d�mocratie, le postulant � la conduite
des affaires demande � l'individu de lui laisser sa place sans...
— C'est normal ! s'exclama Sow qui interrompit ainsi ce d�but
d'analyse du dieu. Il s'expliqua ensuite en disant :
� Vous ne pensez tout de
m�me pas que les millions d'habitants d'un pays puissent diriger chacun, individuellement,
les affaires ; ce serait l'anarchie... �
— Bien entendu ; conc�da L�gba au S�n�galais avant de pr�ciser
sa vision des choses. Il dit :
� La question n'est pas l� ;
la question n'est pas que chaque personne se mette aux commandes, non ! Si
la d�mocratie pose que le peuple est la source du pouvoir de gestion, il faut
la structurer pour faire du peuple l'unique garde-fou des dirigeants ; ceci est
rarement le cas. La cons�quence est que nous assistons � des soubresauts
populaires, pour justement amener les dirigeants � prendre davantage en compte
les aspirations du moment. Bien s�r, ici ou l�, on s'efforce parfois d'�tre �
l'�coute de la cit� ; mais ce qui est plus fr�quent, c'est que l'approche est
faite pour convaincre que la voie suivie est la bonne, et non pour trouver
celle qui r�pondrait aux pr�occupations du moment tout en pr�parant les
lendemains. Plus graves encore, ce sont les moyens qui sont mis en œuvre pour
contourner la volont� populaire. D'autre part, il y a des degr�s � respecter qui
doivent tenir compte du niveau de controverse de la soci�t�. Comme vous le
savez, ce niveau est tr�s variable d'une soci�t� � l'autre ; je parle de la
qualit� du d�bat ; mais aussi, de la s�r�nit� dans laquelle il doit se
d�rouler. Il est essentiel que l'�motivit� ne l'emporte pas sur la raison. Ici,
chez vous, ce niveau progresse r�guli�rement mais dans l'ensemble des soci�t�s,
il reste encore bien bas ; la d�mocratie dans ce cas devrait suivre des voies
qui conduisent � l'harmonie des diff�rentes ethnies et qui accompagnent
l'�volution des mentalit�s pour pr�cis�ment atteindre, voire �tendre l'harmonie
au-del� des seules ethnies voisines.
— Ce qui suppose ? demanda Sow.
— Ce qui suppose ce que j'ai d�j�
dit ; mais, nous pourrons y revenir…
Le dieu se tourna ensuite vers le
m�canicien et pour �tendre son propos il dit :
� Au risque de vous
surprendre tous les deux, c'est dans le monde d�velopp�, je veux dire
�conomiquement, qu'une nouvelle approche de la d�mocratie doit �tre recherch�e
de toute urgence... �
— Ah bon ! s'�tonn�rent en chœur Sow et le m�canicien ; Fa prit alors la suite de L�gba pour pr�ciser la pens�e de ce
dernier. Il dit, le ton �tait jovial comme s'il �tait en train de jouer un bon
tour � ses compagnons.
� Eh oui ! dit-il, L�gba a raison ; car, � l'heure
actuelle, ces pays constituent la r�f�rence. Le danger pour l'homme ne vient
pas du retard de certains pays - ceux qu'on dit sous-d�velopp�s - dans leur
marche vers un syst�me de gouvernement d�mocratique ; un syst�me dans lequel la
soci�t� soit source et aboutissement du pouvoir ; le danger vient d'ailleurs.
Il tient au fait que dans la r�alit�, l'homme est de plus en plus absent de ce
qui est le fondement des gouvernements. Ou bien alors, quand la soci�t� est
prise en compte, cela se fait, le plus souvent, sur un plan �motionnel d'abord
; parce que c'est le moyen le plus s�r d'imposer des options qui ne r�pondent
pas n�cessairement aux aspirations des hommes. Par ailleurs, nous vivons une
�poque o� peu de soci�t�s restent isol�es des autres ; les mod�les des grands
pays ont tendance et auront de plus en plus tendance � se g�n�raliser, et au
besoin, par une contrainte qui ne dit pas son nom. Voil� pourquoi les Etats les
plus puissants, servant de r�f�rences de fait, il convient de veiller � ce que
la d�mocratie � leur niveau soit repens�e en vue de ce que sera l'unique
soci�t� des hommes. Car, cette soci�t� universelle sera harmonieuse ou alors,
elle ne sera pas. �
Il revint � L�gba ensuite de pr�ciser le sens que devra recouvrir cette
harmonie :
� Bien s�r, il faut
comprendre, Jo, que l'harmonie ne tient pas seulement � la d�mocratie �
— Reconnaissez tout de m�me que
le S�n�gal est l'un des pays d'Afrique o� la pratique d�mocratique
dans la vie publique, pose le moins de probl�mes...
— Sans doute, Sow, vous avez raison ; je vous
l'accorde. dit L�gba pour r�pondre �
la supplique du S�n�galais. Fa intervint aussit�t pour pr�ciser et pour �tendre
la notion de d�mocratie, telle que les deux Esprits semblaient l'envisager. Fa dit, en effet :
� Oui ; c'est vrai ; mais,
cela ne l'est que si nous nous en tenons � la vision que la plupart des hommes
et des femmes de tous les pays poss�dent sur la mani�re de conduire les
affaires de la cit� ; vous comprenez ce que nous voulons dire ? �
— Oui ! r�pondirent les deux
hommes avec ensemble. Le m�canicien ne voyait pas quelle autre signification la
notion de d�mocratie pourrait rev�tir ; il marqua son �tonnement en disant :
� Il n'y en a qu'une de
d�mocratie ; quel autre sens voulez - vous qu'on donne � la chose ? �
Son ami S�n�galais �tait moins
s�r de lui ; il sentait que le dieu n'avait pas tout dit de sa vision ; il
demanda alors que ses nouveaux amis d�voilent le fond de leurs r�flexions. Plus
encore que la diff�rence de conception que Fa
ou L�gba pouvait avoir de la
d�mocratie, par rapport � celle qui est g�n�ralement admise, le S�n�galais
sentait que la vision des deux divinit�s allait bien au-del� du continent, et
bien au - del� aussi de la simple gestion des affaires de la cit�. C'est avec
h�sitation qu'il demanda :
� Vous semblez dire que nous
sommes loin du compte ; je me trompe ? �
Il paraissait inquiet. Jo en l'�coutant se demandait pourquoi
; Est-ce la r�ponse � venir qui lui faisait peur ? Il gardait le silence, lui ;
il attendait que L�gba ou bien Fa, veuille r�pondre. La r�ponse �tait
venue de L�gba. Le dieu commen�a par
rassurer Jo, au grand �tonnement de
celui-ci ; car, il n'avait rien laiss� para�tre de son inqui�tude apr�s les
propos de son ami. L�gba commen�ait
ainsi :
� Rassure-toi Jo ; notre ami se pose des questions ;
en r�alit�, il ne nous a pas attendu, toi et moi pour le faire ; mais ses
interrogations ne portent pas sur la meilleure mani�re de conduire le monde ;
elles portent seulement sur celle de structurer ses pas... �
— Comment le savez-vous ? grogna
le S�n�galais ; il �tait ahuri de se voir mis � nu avec autant d'assurance.
— Oh ! Ne vous en faites pas ;
les dieux ne sont-ils pas dans l'homme ?
Sow se contenta d'�mettre un � Hum ! � dubitatif ; puis
il ajouta en acc�l�rant le pas :
� C'est �a ! �
Il �tait sur ses gardes ; il
�tait farouche et solitaire. Le dieu ne r�agit pas ; il reprit tranquillement
le d�veloppement de sa pens�e ; il dit:
� Nous disions que la
d�mocratie, ce n'est pas seulement �couter les aspirations populaires et y r�pondre, il faut �galement pr�ter son
attention � bien d'autres interrogations. Prenons, par exemple, le cas que vous
connaissez bien, celui du S�n�gal ; les dirigeants ont-ils le moyen d'�couter
le peuple ? Je veux dire s'ils ont la libert� de le faire. Ensuite, il faut
chercher � savoir s'ils ont les moyens et les possibilit�s de les satisfaire ;
car, quand on parle de libert� d'un homme, c'est n�cessairement par rapport �
d'autres hommes ; et dans le cas d'un peuple, les relations avec d'autres peuples
jouent un r�le d�terminant. Ce sont l�, des facteurs dont - il faut tenir
compte dans l'appr�ciation des actions de dirigeants politiques. Ceci ne
diminue pas leur responsabilit� ; mais il est important de ne pas perdre tous
ces facteurs de vue. C'est cette n�cessit� que Fa soulignait, il y a un
instant. �
— Ca va loin �a ! � Remarqua
Jo. Le m�canicien semblait affol�.
— Nous en reparlerons, Jo. R�pondit L�gba ; puis il fit une proposition ; il dit :
— Pour l'instant, allons voir les
Anciens.
— Les Anciens ? Interrogea Sow qui ne voyait pas de quoi L�gba voulait parler. Fa donna les pr�cisions que demandait
le S�n�galais ; mais il le fit sous la forme d'une le�on :
� Oui ; Gor�e n'est pas loin
n'est-ce-pas ? C'est un lieu de m�moire ! Une m�moire d�j� ancienne qu'il faut
entretenir, sans cesser de penser aux �v�nements du pr�sent ; nous les verrons,
ceux - l� plus tard. �
— Ah oui ! Je vois. Dit Sow, avant de s'offrir aussit�t pour
servir de guide � ses amis.
— Allons-y. ajouta-t-il tout en
prenant les devants.