La mélancolie, une plongée salvatrice

Extrait d'un ouvrage à paraître.

Illel Kieser 'l Baz

Maladie, mythe, retour au romantisme ?

Une étrangeté ordinaire

Je reçus un jour la visite d'un jeune homme, musicien de talent. Rien ne laissait soupçonner que, derrière son visage poupin d'adolescent, le mal de vivre accomplissait une œuvre fatale. L'existence s'offrait à lui avec générosité, pourtant, quelque chose semblait s'être délité, ne laissant apparaître que l'excavation béante de ses rêves morts. En dehors de l'alcool et des rêveries solitaires, rien ne l'intéressait. Il avait déjà commencé une psychothérapie et venait me voir, poussé seulement par la réputation que l'on me fait d'être un « spécialiste » pour étrangers. De mère italienne et de père algérien, vivant en France, il avait fini par expliquer sa mélancolie par le métissage dont il était issu. Encore un coup de l'étranger !
Je le fis parler longuement de sa vie, et de la manière dont il l'avait un temps envisagé. Il n'avait pas toujours été ainsi, et je me demandais comment un tel avenir avait pu être aussi facilement terni. Très curieux et observateur, il s'abreuvait de toutes les informations qui lui parvenaient. Comme beaucoup de ses semblables, passif, cette masse confuse l'assaillait sans savoir à quoi cela pouvait bien lui servir.
« Cela part dans tous les sens, les Églises deviennent de vrais paniers à salade. On assistera dans peu de temps à la perte des grandes religions avec des dogmes bien définis. »
1 

« La non-pensée, bien sûr, a toujours coexisté avec la vie de l'esprit, mais c'est la première fois, dans l'histoire européenne, qu'elle habite le même vocable, qu'elle jouit du même statut, ... ». « Quand la haine de la culture devient elle-même culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification. »2
Ainsi il aurait pu paraphraser Alain Finkielkraut. Tout en lui respirait la haine de la culture et, comme métis, il attribuait cette singularité au fait de n'être ni d'un bord ni d'un autre.
Ce jeune homme était plongé depuis son enfance dans cette ambiance de haine de soi, de ressentiment et de perte du sens des choses. Dans le milieu urbain où il était né, on lui avait fabriqué une ville sale et polluée. La télévision était une affreuse chose empoisonnant l'esprit, tout son environnement prenait des allures monstrueuses... L'adolescent qu'il fut avait subi ce matraquage de catéchumène désespéré et nostalgique. C'est cela, notre monde transpire de nostalgie !
Même si Finfielkrault et tous les intellectuels patentés s'en défendent, c'est la mal-mémoire qui les hante, eux qui sont chargés d'ouvrir les regards vers l'avenir, le refusent en bloc. Souvenir des temps où tout était réglé comme sur une partition musicale, où la culture avait ses lois, ses mandarins et ses hiérarchies immuables. Que l'on ne se repère plus selon ces antiques critères et c'est le chaos. On encense la Révolution mais l'on préfère profiter de son œuvre quand elle est déjà passé, la vivre est bien trop cruel. Or c'est bien là que le bât blesse. Plus aucune valeur ancienne n'ayant cours, il s'agit peut-être de se poser, d'observer et de se fonder sur celles qui se créent chaque jour sous nos yeux en se disant que, probablement, ce tourbillon a une raison d'exister.
Les Taggers, que disent-ils ? Ces jeunes qui brûlent des voitures, rackettent des vieilles dames sans défense, qui sont-ils ?
Pourquoi les Skin renouent-ils avec des rites cruels et macabres ? Que veulent ces jeunes qui ratissent les allées obscures des parkings de banlieue, à la recherche d'une proie facile et silencieuse ? Le spectacle de cette violence doit-il nous détourner à jamais d'un projet de société ?
Je ne suis pas naïf au point de cautionner les crimes rituels de ces hordes sauvages, en affirmant que ceux-ci dévoilent une contestation légitime de la société globale. Mais doit-on préférer à cette violence celle, plus stylée et propre d'un Lagardère/Hachette/Exocet ? Combien de morts le groupe ELF a-t-il sur la conscience en Afrique ? La raison d'État ne nous dit pas grand chose. Et qui parle de monde insensé ?
Il est évident qu'entre un « Zoulou» qui sent le mauvais alcool et un chef d'entreprise parfumé de Lanvin, le sens esthétique d'un Occidental moyen choisit rapidement. D'un côté l'horreur contre laquelle on se mobilise , de l'autre un geste de soumission et d'impuissance, parce que ces gens là sont hors d'atteinte. La justice n'est pas la même pour eux.3
À n'en pas douter, on a perdu le sens de la mesure, le traitement du crime relève de la même incohérence que celui de l'information. Et cela concerne tous les secteurs de notre société. La passion l'emporte sur la raison ! La rumeur gagne sur l'information.
Sus aux « Zoulous » ! Vive les campagnes d'assainissement des banlieues grises. Le slogan coule vite sous la plume. Le coupable est très vite désigné à l'œil plat des caméras et à la vindicte des juges.
Ces mots écrits par la victime d'un crime : « Omar m'a tuée », est devenu une sorte d'emblème. Pour les bien-pensants, c'est un « Sus au truand ! », pour les autres une bannière contre l'injustice et le racisme rampant.
Ces jeunes gens qui sombrent dans la drogue, dans l'alcool ou dans la violence - aveugle en apparence - sont-ils si dévoyés qu'on s'accorde à le dire ? Pour être de futurs adultes sains et respectables, doivent-ils tous ressembler aux artistes de la raquette, du ballon rond ou du cinéma ? Que reste-t-il à une adolescence emmurée qu'à végéter au spectacle d'un monde adulte rongé par les hypocrisies les plus flagrantes ? La guerre du Golfe vit la défaite totale de toutes les belles pensées. Même les philosophes éclairés y allèrent de leur couplet « pour une guerre juste et nécessaire »4 ... Si la morale d'antan est encore fiable pour certains, il suffit d'un masque à gaz et d'un abri antiatomique pour y survivre et, surtout, d'une sacrée dose d'aveuglement pour encore y croire.
Ce n'est pas le monde qui sombre dans la barbarie ! Ce sont les rêves de purification et de « nettoyage » de quelques-uns qui le rendent si sombre.
Plus c'est propre et plus c'est sale ! À vouloir tout éclairer on finit par créer autant de zones d'opacité.
Et, à force d'être abreuvé de désespoir et de pensées sans futur, l'adolescent finit par ignorer qu'il existe une beauté humaine dont il est lui-même porteur, qu'il est un maillon de l'humanité en marche. Car elle marche !
...
Je décidai, en accord avec ce jeune créateur, d'entreprendre une série de séances de désinformation. Pilonnage de son catéchisme de cultivé nanti, pour ego interchangeable. Et je m'appuyais sur la seule source d'informations que j'avais à ma disposition, son angoisse, ce serpent qui lui fouillait les entrailles depuis plus de cinq ans. Je lui appris donc la beauté instinctive de son effroi. Je lui montrai que chaque sifflement du reptile signalait un danger de mort par normose. Il reconnut ainsi un peu plus les appels de son corps, étonné que cet amas de carbone et d'eau puisse, à ce point, faire preuve de tant de sagacité.

Quand tout dérive, notre dernier ami, c'est le corps ! Et nos penseurs nostalgiques – en paléontologues de la psyché – se référant à des dogmes du début du siècle, ne savent plus ce qu'est la chair !

Je lui enseignai à se réconcilier avec sa révolte, à ne plus se couvrir de honte à la vue de ses monstres intérieurs et il découvrit peu à peu la poésie des grisailles de la ville, la puissante complicité des instincts de son corps. Il perçut aussi qu'en laissant ce monde lui échapper il perdrait le fil de sa vie et qu'il n'aurait rien à transmettre à sa progéniture. Se remettre en amitié avec le monde s'imposa à lui comme une tâche immédiate.


Haine du monde

Est-ce un hasard pernicieux si la firme Thomson « défend la notion de produit ami »... « qui épouse le désir de l'utilisateur et s'inscrit dans son décor »5 ? Le produit, l'outil, aurait-il été, un temps, l'ennemi de l'Homme ? On peut s'étonner de cette annonce, en tous cas passée inaperçue tant il est devenu évident que l'Homme n'est plus en amitié avec ses outils.
La question qui obsédait tant Kierkegaarg, lorsqu'il se demandait si la science devait primer sur la vie, est désormais reprise par un chœur quasi-unanime. Pourtant, sans qu'il y ait débat, chacun se fait maintenant l'émule de Dostoïevski qui, dans les Mémoires écrits dans un souterrain dénonçait avec une haine féroce le culte du progrès et de la technique. Après le rejet de l'étranger, de l'étrangeté, c'est au tour de la technologie de subir les lois d'exclusion. Comment avoir le goût de vivre dans un tel environnement moral ? Que nous reste-t-il qui soit beau, qui soit bon ?
Des fantasmes millénaristes, des pensées de catastrophes flottent dans l'air que l'on respire, devenu soudain délétère. Les pays occidentaux sont gagnés par la peur du désordre qui, cela ne fait pas de doute, prospère sur la planète. Les terreurs de l'An Mille reviennent au galop... ou en TGV.
Mais le chaos de l'univers ne nous intéresse absolument pas, seul la pousse de chiendent qui dépare notre pelouse soulève de grands émois. Ce petit grain de désordre prend des allures d'Himalaya sur l'horizon étroit de nos projections vers le futur. Nos émois pour la lointaine souffrance durent le temps d'un commentaire... Mais le chiendent qui court sur le gazon nous cueille chaque jour au réveil.
Tout le monde s'accorde sur la nécessité de voir naître un contrepoint à l'action de l'infâme monstre technique qui, tel un fauve déchaîné, envahit la terre, y semant la panique et la mort, avec son armada cuirassée, précédé par le bruissement affairé des marchands. « L'homme, par son nombre et par sa technique, a acquis la capacité d'influencer, de perturber la biosphère entière. Il peut mettre en jeu sa propre identité et même sa pérennité. Il accède à ce statut presque à son insu et à son étonnement, alors qu'une telle révolution dans l'ordre des choses devrait s'accompagner d'un bouleversement de notre façon d'agir sur le monde.

(...) Cette situation réclame une éthique également nouvelle qui empêche le pouvoir de l'homme de devenir une malédiction pour lui.
(...)
Nous sommes persuadés que les adultes de demain, professionnels, consommateurs, citoyens, auront besoin de s'être forgé une telle conscience. (...) Cette démarche ne peut être de pure connaissance mais vise également le savoir-être et les conséquences de l'action humaine. »6

Éthique ou Totalité ?

Or, pour rétablir la cohérence perdue de l'humanité, les intégrismes et les fondamentalismes modernes prônent une sorte de purification expiatoire, se fondant sur le même raisonnement que celui des existentialistes. « Nous ne pourrons sortir de cette crise angoissante que si nous arrachons l'homme vivant et souffrant aux engrenages de la gigantesque machine qui le broie ».7
Il est étrange que l'Occident arrive à redouter, voire rejeter, les fondements mêmes d'une civilisation technicienne que le monde entier lui envie et cherche à imiter ! Sur fond de crise, les facteurs du monde sont de plus en plus rejetés par l'élite pensante. Les clercs mettent en évidence « la barbarie de la science »8 et avancent « l'affirmation selon laquelle le désarroi des temps modernes résulte de l'hyper-développement du savoir scientifique et des techniques qu'il a engendrés en même temps que du rejet par lui du savoir de la vie... ».9. Et, « le savoir de la vie s'oppose au savoir de la conscience et de la science, à ce que nous appelons en général la connaissance »10.
Et pendant ce temps les publicistes se font philosophes et pédagogues. Il y a de quoi en tournebouler plus d'un. Pas un seul instant, nul part il n'est question d'émotion, de sensation, ce qui fait l'Homme au bout du compte. Que l'on omette de parler de l'Inconscient, pourquoi pas, la notion est devenue tabou mais qu'il soit fait une impasse systématique sur les éléments essentiels qui fondent le contact de l'être à son monde devient suspect.
A regarder le paysage culturel contemporain, on ne manque pas d'être frappé par cette fièvre qui s'empare de nos concitoyens. Le moralisme le plus simpliste tient lieu de discours officiel et l'on a parfois l'impression d'être au bord de bouleversements politiques et sociaux qui conduiraient droit à des systèmes tels que ceux que l'Inquisition avait mis en forme. D'antiques spectres resurgissent au point que la vague puritaine ouvre les portes du salut devant ce que l'on nomme violence, insécurité, accélération non contrôlée du progrès, etc. Effrayé, l'Occidental ordinaire en arrive à recourir à des méthodes expéditives pour conserver ses dogmes, ses rites, sa Trinité, Sécurité, Stabilité, Santé. Tant et si bien que le long labeur de la civilisation paraît menacé car c'est lui l'accusé de ce procès où la peur du devenir fige chacun dans une attitude frileuse, stérile et affolée, transformant chaque image de la différence en figure de monstre.
On propose comme nouveautés des idées rances et mal conservées, il s'en présente chaque jour de meilleures et de plus sublimes.
Or les nouvelles initiatives ne naissent ni dans les salons de quelques riches marchands ni dans l'antichambre des politiques avisés ni sous l'œil nacré des caméras mais dans les sous-couches des sociétés, dans les bas-fonds obscurs de la civilisation, là où la frustration et la souffrance s'érigent soudain en actes fondateurs. De la nécessité naît le pouvoir d'inventer. Il en a toujours été ainsi. Mais il y a un grand pas à franchir des « lumières de la connaissance » aux noires ténèbres qui servent de banlieue à beaucoup. Ce ne sont pas nos savants contemporains qui y parviendront les premiers.
Malheureusement, éthique rime souvent avec Totalité ; Totalité avec Totalitarisme. Mais celui qui nous attend est autrement plus pernicieux que ses ancêtres.

Sombre beauté du monde et Mélancolie

Dix lignes dans France Soir, un entrefilet, concluent le passage de deux vies en ce monde. Il avait douze ans, elle en avait quarante ou à peu près. Sa route a croisé ma vie comme un éclair. J'écris à peine maintenant sur cet épisode vieux de quatre ans. P. est morte après avoir assassiné son fils L.. Je le savais, je n'ai rien fait, je n'ai rien pu faire. Pendant longtemps, je crois, je traînerai avec moi la pensée que j'aurais pu, que j'aurais dû... Vision obsédante de cette détermination emportant avec elle dans l'au-delà un être qui ne demandait qu'à vivre. Je revois le cercle, étroit, de ses amis, tous inertes. Cela ne me console pas. Nous sommes liés par un pacte, celui de l'immobilisme devant une mort programmée et annoncée. Chacun regarde l'autre avec, au fond de soi la certitude que la culpabilité verrouillera les langues. Je refuse cela. J'ai regardé dans l'annuaire et j'ai repéré les noms de famille de P.. Il y en a un paquet. Tant pis, j'y mettrai le temps. Mais sa mort m'obsède ! Celle de L. autant ! Je comprends trop.
Tout cela naviguait dans l'univers ultra protégé de St Anne, l'Hôpital, celui des fous. Elle y était infirmière et, actuellement, dans les murs de ce lieu si propre, il se trouve un coupable, un prétendu psychanalyste, celui de P. J'ai su par elle que, peu avant sa mort, il avait donné une conférence... sur le « Passage à l'acte ». Quelle horreur ! Cela n'est nullement étranger à sa mort à elle. Il le sait. Il se tait. Peut-on encore oser autant de cynisme. Comment passe-t-il ses nuits ? Si j'espère un lecteur, un seul, pour ce livre, c'est lui. Qu'il sache combien sa lâcheté m'écœure, combien je le trouve au-delà de la veulerie, dans l'abjection la plus complète, lui qui cause, qui théorise, c'est un monstre voilà tout ! Comment peut-il « baiser » sa femme après ce qui s'est passé ? Comment peut-il regarder avec tendresse un être qu'il doit aimer après avoir humilié l'Autre qui gît au fond de sa tombe. Après avoir régulièrement « sauté » P. dans son cabinet ? Sur convocation en plus ! De quoi parle-t-il à ses enfants quand ceux-ci lui posent des questions sur la mort... ?
Un seul être de ce genre dans mon secteur - celui de ma vie étroite - mérite un combat, une lutte à mort. C'est ainsi que je comprends la loi des hommes, le ciment d'une société, la règle d'évolution d'une civilisation. Que ce crime demeure impuni, laissant le coupable avec les honneurs, me motive suffisamment pour écrire, dénoncer, envisager un futur différent. Pour que cela ne se reproduise pas. Je sais que je devrais dire : « Pour que cela se reproduise moins ! » Ce sera déjà ça, le présent suffit.
C'est vrai, à côté de cela, la Bosnie, je m'en fous ! Je ne m'excuse pas ! J'écris et j'assume ! P. m'est plus importante que ce que me dit P.P.D.A. sur le reste du monde. C'est mon petit quartier à moi. Ce qui me pousse à descendre dans la rue. Ça y est, j'ai passé le cap, j'ai écrit. Maintenant, je ne crains plus grand-chose. Le reste n'a vraiment plus d'importance.
Ce qui est plus dur encore, c'est de pouvoir prendre une distance par rapport à ce fait cruel. J'aimerais y patauger avec toute mon affectivité. Mais je sais que si je me laisse fasciné par ces sirènes, je ne ferai pas œuvre utile. Je fais effort sur moi-même. L'ordinateur dérape, il écrit autre chose, des mots aberrants. Je corrige difficilement. Il faut que je me tienne à ma résolution, que je dise, avec la puissance de mon expérience, la force de ma raison, ce que je pense de cela. Pour dire complètement, il me faut m'extraire de l'émotion brute. Passer au « discours sur », réfrigérer le fait lui-même. Je le sais et l'accepte car il n'est pas d'autre voie possible pour inscrire l'événement dans l'histoire. J'entends que ce fait passe dans l'histoire de la psychanalyse. Faire autrement conduirait à l'oubli.
Je ne sais pas pourquoi il est si difficile d'écrire tout cela. Il doit se passer quelque chose qui me dépasse et que je ne comprends pas.
Je tiens à le dire, l'écrire.
L'autre doit cuire dans son enfer !
C'est pesant, ça poisse, ça empèse et ça soulève plein de questions. Auxquelles je ne peux répondre...
Elle était mélancolique, classée comme telle par la société des savants (?). Ceux de Sainte Anne... C'est pour cela qu'il la baisait sur commande, en toute impunité, sur son divan de notable de la psychanalyse propre ! Un psychotique, ça ne parle pas ! Mais ce n'était pas une souillon, une vulgaire, elle était fine et intelligente. Elle avait plein de talent. Mais la psychanalyse l'a figée.
Mes Pairs, croyez-vous que je vous dise cela pour passer mon amertume ? Légitime, non ! Les morts n'ont pas de poids et si nous pardonnons à l'un des nôtres, nous cautionnons tous les autres, les violeurs, les criminels contre l'humanité ! Du Cambodge au Rwanda, passant par l'Algérie. À ma place, à théoriser sur ce qu'il s'est passé, je me sens plus utile qu'à compter les heures à me lamenter.
Sorry Monsieur E. Morin !


Telle est ma manière de rendre ma mélancolie heureuse. Je vous dis moi : occupez vous de votre palier et nous verrons après si nous pouvons gloser sur les crimes des autres sous les caméras de télévision.

En écho me reviennent ces mots de Novalis. « Faut-il que le matin revienne toujours ! Le pouvoir du temps ne prendra-t-il jamais fin ? Un funeste remue-ménage vient troubler l'envol de la Nuit. L'offrande secrète de l'amour ne brûlera-t-elle pas enfin pour toute l'éternité ? La lumière dispose d'un temps qui lui est compté, mais le règne de la Nuit n'a de mesure ni d'étendue. La durée du sommeil est infinie. Sommeil sacré, viens - pendant leur besogne de chaque jour - apporter le bonheur aux adeptes de la Nuit ! »
11. Depuis ma lecture de Antonin Artaud, j'associe volontiers la nuit de certains psychotiques aux expériences que les Romantiques traversèrent, donnant naissance ensuite au Surréalisme.

P. voulait mourir car elle ne supportait pas ce monde qu'on lui proposait. Elle voulait aussi soustraire son fils à cet enfer... Parfois, le fil se rompt qui nous relie au monde du soleil. Une force irrépressible nous entraîne vers des mondes sombres, dans les souterrains de l'âme. Bien peu en revienne mais cela ne veut pas dire que l'exploit demeure impossible. Peut-être même la nécessité s'en impose-t-elle maintenant. Le psychologue, du haut de sa chaire, vous confirmera qu'elle était bien mélancolique. Alors, que fallait-il faire, la clouer dans son symptôme, la mettre à l'écart du monde, placer son enfant dans une institution ? Oui il y a bien un caractère monstrueux à cet exercice sans appel d'un droit de vie ou de mort sur un être qui dépend de vous.
Ce que j'ai croisé en écoutant P., je le retrouve chez la plupart des jeunes adultes que j'écoute... Même discours, même abattement, même cynisme, même désaffection devant la misère du monde... La mort les accompagne au point qu'elle fait partie du paysage. Alors que rien ne traîne autour d'eux qui soit dangereux, ils éprouvent le besoin d'appeler la déesse fatale. Et les occasions ne manquent pas. Ce que je sais de la clinique me conduit alors à envisager qu'un syndrome de Mélancolie couve sous l'apparence de jeunes gens bien adaptés. Mais je ne peux complètement me résoudre à dire qu'il s'agit de pathologie.
Quand la l'horizon s'obscurcit au point de voiler toutes les lumières de l'espoir, quand l'on nous raconte que la technique tue, que la télé inspire les crimes les plus fous, que l'ordinateur abêtit, que Les Gens perdent le sens des responsabilités, qu'ils ne savent plus élever leurs enfants... comment oser espérer ?
Cela m'évoque un rêve que Jean-Paul Friedrich Richter attribue à un personnage de Flegeljahre : « Pareil au chaos, le monde invisible voulait enfanter toutes choses ensemble, les figures naissaient sans cesse, les fleurs devenaient arbres, puis se transformaient en colonnes de nuages et à leur faîte poussaient des fleurs et des visages. Puis je vis une vaste mer déserte, où nageait seulement le monde, petit œuf gris tacheté que les flots ballottaient. De toutes choses, dans ce rêve, on me disait le nom, mais je ne sais qui. Puis un fleuve traversa la mer, portant le cadavre de Vénus. Ensuite, il neigea des étoiles lumineuses, le ciel fut vide ; mais à l'endroit où est le soleil à midi s'alluma une rougeur d'aurore ; la mer se creusait au-dessous de ce point, et à l'horizon s'amoncelait sur elle-même, en d'énormes volutes de serpent, couleur de plomb, fermant la voûte céleste. Du fond de la mer, sortant des mines innombrables, des hommes tristes, pareils à des morts, surgissaient, et ils naissaient. »
Plus d'un siècle déjà s'est écoulé et pourtant les nuages sombres semblent s'épaissir...
Que se passe-t-il ? Aurait-on raison de dire que l'univers rentre dans la nuit ? Pourtant, arpenter les rues de nos villes, entrer parfois dans l'intimité d'une famille, écouter les témoignages de ses habitants anonymes dont les âges traversent toutes les générations, apporte d'autres convictions. S'agit-il du même monde, celui que les intellectuels bien pensant nous dépeignent ne paraît pas être tout à fait celui qui bruit de vie dans les bars, la nuit ou sur les routes durant chaque week-end ?
À l'évidence, ceux-là — Les Gens — ne se sentent pas concernés par les dédales des discours de fin de siècle, mais sont-ils tous des suppôts de l'enfer, des êtres sans âme ni conscience ?12
Il existe un monde parfaitement circonscrit, dont on connaît les mœurs, les habitudes domestiques, où, comme dans un zoo, l'on finit par connaître les particularités de chaque tête de bétail. C'est une unité tranquille que seules quelques aberrations viennent troubler...
Parfois une tornade semble emporter l'une de ces familles dans un drame que rien ne laissait soupçonner. Tel jeune homme tranquille se transforme en un criminel sauvage.
Que se passe-t-il ? Est-ce la folie qui gagne ? L'Homme moderne subirait-il les ravages d'un virus semblable à celui des « vaches folles » ? La mise au ban d'une société - choisie ou provoquée, la marginalisation ne sont pas naturelles à l'Homme et, pour nombre de exclus, la réintégration sociale passe volontiers par une très puissante tendance - suicidaire même - à prendre leur habitat, banlieue grise ou autre gîte culturel pour cible de leur rage. C'est une puissante fureur autodestructrice qui les anime. Il est pratiquement impossible de contrôler ce remugle qui se produit dans les entrailles d'une société tant il est imprévisible, puissant et, finalement, effrayant13. Il choque le citoyen moyen au point où il s'y attend le moins, dans son environnement, dans la sécurité de son environnement proche. Ce faisant, c'est à leur patrimoine que ces « errants » s'en prennent et leur geste, à l'évidence, est violent, ravageur, aveugle mais il est fondamentalement suicidaire. N'est-ce pas là l'expression de la tendance jugée par les psychiatres comme la plus dangereuse du mélancolique qui s'en prend à ce qu'il a de plus proche, de plus aimé, pour lui éviter de subir le même sort funeste, celui d'une vie considérée comme insensée ?
Entre P. et ces fous violents des banlieues il y a des similitudes, seuls les « moyens » d'y parvenir diffèrent. L'expression de la souffrance morale varie selon les milieux où l'on se trouve.
Il y a, ailleurs, hors du feu des caméras et des loupes des entomologistes modernes, des Gens qui traversent le temps et l'espace des villes, autrement, d'une vie trouble, agitée de soubresauts singuliers, des êtres souffrant d'une très grave et dangereuse pathologie nommée Mélancolie... Mais quand un grand nombre de personnes est frappé d'une maladie, il s'agit d'une épidémie ! Non ?

Un futur pour ce monde insensé ?

L'Univers est dans la nuit ! Nous ne sommes pas les premiers à découvrir la beauté fascinante de la Nuit. Les romantiques allemands l'avaient éprouvée avant nous. Et si, du fond de nos insondables métropoles, des hommes tristes, pareils à des morts, surgissent chaque jour, et ils naissent, faut-il les rejeter dans un fleuve de plomb ?14 Se pose alors la question redoutable du futur. Elle est si souvent posée, les réponses sont si souvent les mêmes que l'on se prend pour Sisyphe à l'aborder de nouveau. Comme face à un problème insoluble devant lequel tous les plus grands savants ont perdu leur science on se prend d'une certaine fascination, espérant une inspiration divine qui dénouerait l'énigme fatale.
Dans sa publicité, la Fondation Nicolas Hullot préconise une nouvelle éthique qui empêche l'homme de devenir une malédiction pour lui-même. Si l'intention correspond à une véritable volonté humaniste, il convient de dire qu'une éthique, si nouvelle soit-elle ne serait que palliatif. À quoi bon une nouvelle morale que rien de sensible ne viendrait appuyer.
La vie existe-t-elle ? Existe-t-il une cohérence dans ce que nous vivons ?
Telles sont les questions que se posent les enfants, les adolescents et de nombreux adultes. Ces derniers voudraient ajouter : « Y a-t-il un sens dans ce monde troublé ? » Tant que nous n'aurons pas répondu à ces questions, toute éthique ne serait qu'une conversion de force et une tyrannie supplémentaire, l'invention d'une élite. Belle et cohérente pour quelques érudits mais prison pour Les Gens. Tout Comité d'Éthique n'est, pour longtemps, qu'une chambre d'application de la morale environnante. Il est chargé de dire le Bien ou le Mal, selon des dogmes... déjà morts.
Il est impossible de répondre à ces questions que se posent nos enfants, nous sommes dans un couloir, un sas. Ils savent - nos enfants - que les anciennes réponses n'ont plus cours. Nous feignons encore de le croire mais leur scepticisme finira par nous convaincre. Notre monde, et seulement le nôtre, est dans un passage. Une morale différente voit le jour qui bouleversera l'Ordre, qui n'est plus établi. Dans un petit coin de banlieue grise une crèche s'illumine. Mais la Ténèbre ne renoncera pas si vite.
Par son émotion, l'Homme accède à une vision plus vaste de la réalité sensible. Et, de notre temps celle-ci est sombre, sombre comme l'Érèbe. On nous convainc de cela.


Dieu est vengeur

Nous cherchons vainement les lumières célestes, par réflexe et parce que nos parents l'avaient appris ainsi, mais c'est au plus profond des immeubles impersonnels que résident désormais les lumières des humains. Nous cherchons l'Unité et l'Harmonie et notre monde n'est que multiplicité, diversité et discorde. On nous a dit que dieu était bon et miséricordieux. Le nôtre est vengeur et vaniteux. Il inspire nos rêves les plus cruels et nous lègue des images de violence et de déflagration.
Selon toute vraisemblance il en est plusieurs qui se battent, là-bas, au Paradis pour la suprématie sur le monde. Et vous voulez nous empêcher de crever de terreur devant ce monde insensé ? Plutôt l'Enfer !
Mais contez-nous d'abord des histoires qui finissent mal, pour mieux nous prémunir contre ce qui se passe ici en réalité. À quoi bon des contes doucereux pour nos enfants ? Voulez-vous les assassiner en les privant de défenses et en les confinant dans un monde insupportable de bonté ? Que non, nous voulons vous entendre dire que les loups ne mangent plus les Mère'Grand, que l'Homme n'est plus au centre de l'Univers et qu'il n'est qu'une particule hésitante et trouble, ne connaissant ni son histoire ni son devenir. Nous voulons vous entendre dire que nos parents n'étaient ni des imbéciles ni des irresponsables, à n'avoir pas vu que l'on passerait si vite de la locomotive à vapeur au TGV, des postes à galène à Internet.
Notre idole n'est ni la belle Vénus ni la puissante Diane, c'est une dame de mort et de ténèbres, son époux est maître du chaos.
Messieurs les philosophes il vous faut revoir vos rédactions de garçonnets de sous-préfecture, ce monde que nous vivons est notre nid, nos enfants y naissent. Qu'ils ne connaissent dans berceau que les bruits sourds des voitures béliers qui défoncent les vitrines de la grande surface, juste à côté, ne veut pas dire que nous ne les aimions pas. Pour eux, la vie commence ainsi !
Vous-même ! Douteriez-vous du bonheur de vos harmonies, le matin en entendant une vache meugler en vêlant, si fort que vous ne pourriez plus penser ?
À qui s'adresser pour partager ce fardeau de tristesse, de non-sens et de peur de l'avenir, pour recevoir un peu de réconfort et trouver des semblables qui auraient réussi là où nous avons échoué : trouver un but à ce monde insensé ? À qui confier que ce monde nous remplit d'effroi ? Échapper à l'indignité ! Qui osera vous dire que vous n'êtes pas seul à connaître ce trouble terrible, ce refus de votre propre monde, celui que vos ancêtres vous ont légué ? Vos parents étaient-ils donc si stupides, à ne rien vous dire de ce qui allait faire votre vie d'adulte, à vous livrer sans défense aux fureurs de ce monde absurde ?

Je vis le même temps que vous, les mêmes impuissances, la même indignité, je sens peser sur mes paroles et ma volonté de partager un peu ces souffrances d'autres peuples, là-bas en Afrique ou en Algérie le même silence terrible. Et ce qui me reste de courage et de force me conduit à penser que, du lieu où je suis, il y a encore place pour un possible... Peut-être demeure-t-il encore un espace pour une parole libre, ailleurs, en dehors des églises officielles ? Et ne m'a-t-on pas appris que la liberté reposait sur le pouvoir de la parole ?

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