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Fin de siècle, fin de millénaire

Il y a quelque chose d'émouvant à entamer la dernière année d'un siècle singulier. C'est vrai que, vu de notre petite fenêtre de provinciaux de la planète, l'arrivée de l'Euro fait rêver. Voilà plus de 30 ans que j'y pense. Pouvoir enfin se défaire de l'étroitesse du provincialisme et s'épanouir sur de plus grands espaces. Est-ce bien l'important, hélas, quand la lance des dieux guerriers embrase toute la planète ? Est-ce le premier janvier qui l'arrêtera ?
La paix promise n'est pas pour demain, certes ! Mais nous pourrons au moins transmettre à nos enfants une autre idée du monde, pas cette vaine philosophie qui s'échoue invariablement sur les grèves du snobisme des élites contemporaines, sur les murs du silence et de l'indifférence.
Faire le bilan du siècle ou du millénaire ? La tête m'en tourne. Par quoi commencer ? Le siècle des massacres, celui de l'Internet et des communications, celui qui prépare le règne de la mondialisation ? Le siècle de la faim et de l'insolente domination des nations du nord sur celles du sud ? Un siècle à la gloire de la technologie ou plus modestement celui de notre pauvreté inventive ? Siècle de l'esbroufe qui confondrait l'image que l'on donne de soi avec la réalité que l'on manipule ? Siècle de l'analphabétisation générale, après les conquêtes de la science dont la portée s'ébrèche chaque jour comme une vieille poterie de musée ?

Je cherche vainement dans l'Histoire des points de comparaison, des repères qui me permettraient de tracer au moins une ligne directrice pour guider ma pensée et je tombe invariablement sur la fin de l'Empire Romain, de son invasion par les "barbares", de la chute de Rome. La pax occidentalis aurait remplacé la pax romana. Mais alors, où sont les barbares, ces hordes porteuses d'un nouveau sang et d'une autre harmonie, les créateurs d'un autre Moyen Âge ? Il leur sera bien difficile de forcer la porte des villes, il leur faudra beaucoup d'audace pour sauter par dessus les redoutables douves qui défendent la forteresse de l'information. Mais déjà, peut-être, au fond de nos villes de nouvelles « Cours des Miracles » sont-elles en voie de naître, à l'ombre de nos magasins surchargés d'objets inutiles.
Qui sait ? Le millénaire qui vient verra-t-il la naissance d'une autre représentation du monde qui pourra remplacer ces philosophies vieillottes et inadaptées qui rampent encore dans la boue de nos quotidiens, alimentant des morales sans âges. Une révolution copernicienne digne d'inventer enfin un autre esprit scientifique pour se substituer au rationalisme décadent qui semble se renforcer de jour en jour, comme dans un ultime baroud.
Ces vieilles breloques ont la peau dure et il convient de redouter plus que tout leurs spasmes d'agonie. Puritanisme, intégrisme de toutes sortes en font partie et que l'année paraît longue quand il faut vivre cela au jour le jour, en cochant une à une des lignes sur nos agendas. On les entend battre leur mesure incessante, obsédante…
Les siècles alors semblent inaccessibles à la sagacité humaine ! La pensée se lasse devant un horizon si lointain, l'espoir manque, les bras tombent dans un geste las, le découragement profond assombrit nos yeux, guettant notre conscience comme une proie épuisée par tant de vains combats !
Pris dans le tourbillon vertigineux d'un si sombre orage qui obscurcit le ciel de l'humanité, il me reste cependant des certitudes.
Je sais que les religions et les philosophies du monde appartiennent désormais à tous. Tout est à portée humaine, c'est notre gloire et notre damnation !
L'Homme est désormais seul maître de sa destinée, que nulle divinité ne viendra plus lui murmurer ses solutions sur le mont des épiphanies.
Je sais que l'Homme peut maintenant se tenir face au ciel et lancer ses injures à la face des dieux inutiles. Nul ne l'entendra plus ! Le Ciel n'est plus que le ciel !
Il n'est plus d'autre confrontation que celle qui nous place face à notre propre nature !
La liberté se situe là, non dans la nostalgie des souvenirs moelleux où tout serait déjà écrit, dans quelque livre saint dont on réciterait quelque verset en balançant en saccade un corps piteux et encombrant. Ce siècle fut celui de la démesure, de l'excès, de l'extrémisme et des superlatifs en tous genres. J'aspire à plus de mesure, j'aimerais que nos morales descendent vers le entresols de nos banalités. Que l'on en finisse avec les cultes des héros, avec les religions de la monstruosité, avec les restes cadavériques de notre passé.
J'aspire à une morale vivante mais dois-je aussi attendre que l'on me la serve en colis standard ? Faut-il avoir ce regard perçant de l'historien pour transcender le quotidien et voir renaître la lueur de l'espoir ?
Ou bien faut-il que d'autres souffles animent nos âmes ? Non, j'espère en la venue de quelque chose que tous mes semblables puissent partager, du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, en une sorte de richesse qui franchirait toutes les barrières…
Ce joyau existe, je l'ai vu flamboyer au cœur des pires moments, dans les prisons de l'arbitraire, sous les balles de l'oppresseur, sous le couteau de l'égorgeur, loin du regard narquois des politiques corrompus… J'ai vu des corps abrutis par le désespoir, au regard vide, aux mains blessées qui s'emparaient soudain d'une brique, d'un morceau de terre et d'un peu d'eau. Et un village naissait là où auparavant il n'y avait que ruines et larmes. La douleur s'enfonçant dans la nuit des souvenirs à chaque rang de ciment, à chaque ligne qui s'élevait vers l'azur d'un autre futur…
Oui, en chacun de nous, qu'il soit diplômé de Harvard ou illettré de Yaoundé, il demeure une fine pointe de lumière, un éclat qui, à lui seul, peut éclairer un futur si sombre, on l'appelle dignité humaine. On ne sait pas d'où il vient !

Je me souviens de cette phrase de Gandhi : "Il ne peut y avoir de transformation politique sans un profond bouleversement de notre personnalité !"

Une parole de la philosophie taoïste : « Au creux de l'hiver le plus rude, naît le prochain été ! », suffit à ma joie.

Bonne Année à tous, pour cette ultime course du siècle, du millénaire !
Il 'L Baz – Paris le vendredi 01 janvier 1999

Lierre & Coudrier Éditeur

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