Ceux qui ont lu nos derniers éditoriaux ne sauraient être extraordinairement surpris par le résultat du premier tour des élections présidentielles qui placent Jean Marie Le Pen à deux points d’un Jacques Chirac, le titulaire sortant mais qui surtout relèguent Joël Jospin à la troisième position : la gauche n’occupant que deux places sur les six premières, Arlette Laguiller venant ainsi tenir compagnie au Premier Ministre sortant. Nous avions en effet suffisamment insisté sur la faillite d’un système qui refusait de reconnaître les clivages au nom de tabous devenus obsolètes et qui au nom de la laïcité, pratiquait la politique de l’autruche. Échec de cette mouvance juive socialisto-laïque qui se réfugiait dans les jupes de la République et qui traitait de raciste toute tentative d’apporter un peu de clarté dans le rapport inter et intra-communautaire. Il est certes embarrassant pour l’image de la France de voir un Le Pen rester au deuxième tour et que ne va-t-on dire à l’étranger sur cette France minée par l’antisémitisme ? Il n’en reste pas moins que nous voyons là de la part des Français un signe de bonne santé, car le danger incarné par Le Pen, abcès de fixation, n’est rien comparé .à cette langue de bois que nous a trop longtemps imposé une laïcité mal comprise. Car que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas la question de l’insécurité qui a fait tomber Jospin parmi les recalés ! Sous cette expression de convenance – du fait là encore des interdits – c’est bien plus d’un malaise psychique, identitaire, que la France souffrait ! Une France que les dirigeants socialisto-communistes condamnaient à la schizophrénie comme dans ce récent film américain , L’Amour extra-large, où le héros, à la fin du film, devait se persuader qu’il aimait une femme monstrueusement obèse, du fait d’un sentiment de culpabilité. En fait, ce héros était sous le coup d’une hypnose qui lui faisait voir les gens autrement qu’ils n’étaient. Cette façon de se forcer, de se contraindre, à ne pas voir la réalité en face pour trouver de vraies solutions, c’est bien de cela qu’il s’agit et il est logique que ceux qui parlèrent “vrai” à la France en furent récompensés et surtout que ceux qui ne montraient aucune intention de prendre les problèmes à bras le corps -ou en tout cas de les désigner – en furent pénalisés. Il est peut être encore temps pour la gauche de se ressaisir d’ici les élections législatives du mois de juin et d’adopter un discours plus communautariste. .Revenons sur ce “programme” communautariste’ qui, paradoxalement, effraie ceux qui sont les plus concernés, à savoir les immigrés qui craignent qu’on les mette dans un ghetto, qu’on les “dénationalisent”, qu’on les fasse “régresser”, perdre leurs acquis. Nous avons tenté de psychanalyser de telles angoisses, un tel refus des frontières, des limites, ce que l’on pourrait appeler une carence de l’indexicalité. Une façon de casser le baromètre ! Cette attitude anti-indexicale consiste en effet à jouer avec les mots. Du moment que je qualifie deux situations avec les mêmes mots, ces situations sont réputées semblables, ce qui est une façon commode de vivre l’idée d’égalité. Réapprendre l’indexicalité, c’est prendre conscience de ce que les mots ne font sens que dans un contexte donné et non pas hors contexte. La laïcité mal entendue est anti-indexicale, elle se contente d’user des mêmes signifiants pour décrire des signifiés différents et le tour est joué. Mais le signifié, à un moment donné, se rebelle ! Refuser l’indexicalité, c’est s’arroger un passeport qui est une négation des clivages, de l’Histoire. C’est aussi une forme de négationisme tout aussi pernicieuse. Comme quoi, le négationisme se trouve sur les pas de chacun. Nier qu’il y a des communautés socio-religieuses différentes et dont il faut gérer les relations et le fonctionnement interne est un scandale. Il y a trop de personnes que nous avons rencontrées et qui sont malades de ce double jeu/je qui fait de la société française un environnement pathogène qui pèse sur l’épanouissement psychique et intellectuel de ses membres. On a vu, il y a quinze ans, avec la fin de l’empire soviétique, la libération de ces peuples placés sous la chape de plomb du communisme. Certes, l’antisémitisme y était-il refoulé auparavant et il est vrai qu’il se réveilla par la suite. Mais refouler l’antisémitisme à un tel prix – au prix de cette prison des peuples privés de leur identité – me semble exorbitant. La laïcité fait alliance avec l’individualisme, de façon tout à fait démagogique : elle affirme que l’individu garde toute liberté de pratiquer la religion de son choix alors que chacun sait que l’appartenance religieuse relève d’une pratique culturelle collective. Là encore, le refus des structures intermédiaires que sont les communautés religieuses, relève d’un refus de toute frontière – verticale – entre l’individu et l’État, tout comme d’ailleurs d’aucuns prônent l’absence d’intermédiaire entre l’individu et Dieu, et chez les adeptes de l’astrologie entre l’individu et le Cosmos.. Nous avons déjà exprimé notre inquiétude face à une telle représentation qui pourrait avoir pour racine le refus de l’instance familiale, le rejet du groupe d’appartenance, qui conduit à s’expatrier, à sortir de son indexicalité naturelle pour errer dans une pseudo-universalité, qui se paie de mots vides. Il y a des moments, il est vrai, où il convient d’oublier les clivages, où il faut faire une pause, ce que nous appellerons des saturnales, où l’on renonce aux repères. C’est à ces moments là que le discours socialiste fait le plus sens, où le signifiant, comme dirait Lacan, est roi. Ce sont des périodes que l’on pourrait qualifier de nocturnes, où tous les chats sont gris. Il en faut, elles sont nécessaires à notre équilibre. Mais parfois ce temps du rêve est prolongé au delà de toute raison, où l’on a du mal à retrouver, à reconnaître ses marques. Et il faut bien considérer qu’en ce moment, en France, nous assistons à un réveil. Et que les marchands de sable socialo-communistes sont remerciés. On refera appel à eux, un peu plus tard mais qu’ils essaient, entre temps, de se faire un peu oublier ! Que les politologues n’aient pas compris que notre société avait besoin de se réveiller de son sommeil de Belle au Bois Dormant, interpelle l’anthropologue et nous montre à quel point nous avançons en aveugle, en dépit de l’essor des sciences de l’Homme qui n’ont pas encore su théoriser, modéliser, une telle respiration, pourtant vieille comme le monde. Est-ce que la laïcité aurait empêché à ces sciences de se développer ? C’est une question que l’on est en droit de se poser à l’issue d’un siècle où elles se mirent en place. En ce qui nous concerne, nous sommes tentés de penser que les problèmes politiques sont sous-tendus par une crise épistémologique. Une question comme la dialectique du masculin et du féminin n’est-elle pas, notamment, bloquée, au niveau scientifique, par une certaine idéologie qui refuse par principe de penser des indexicalités radicalement différentes. ? Or, il est évident que si l’on ne sait pas penser la dualité du masculin et du féminin, il semble encore plus improbable que l’on soit en mesure de réfléchir sur d’autres clivages plus subtils. C’est selon nous, ce refoulement de la sexuation et de ce qu’elle implique qui est au cœur du malaise hérité des deux derniers siècles. Est-ce que précisément la période de sommeil qui s’achève n’a pas été marquée, de façon emblématique, en France, par le vote sur la parité ? Certes, on qualifiera notre discours de discours de droite et nous ne récusons pas un tel jugement si par droite on entend la conscience des clivages, le respect des indexicalités, la prise en compte des pesanteurs historiques, la méfiance envers les déracinements. Par gauche, il faudrait donc entendre une certaine éclipse des reliefs, un rejet viscéral de toutes les différences, des exclusions, des frontières et il est vrai que la Révolution Française – mère de la Révolution d’Octobre – incarne cette gauche conquérante, nivelante, prétendant incarner les temps nouveaux; Il est bon que gauche et droite alternent. La cohabitation a probablement contribué à brouiller les cartes mais force est quand même de constater que depuis 1997, nous sommes bien sous un gouvernement de gauche. Que la gauche ait pu croire que cette situation pouvait perdurer indéfiniment est caractéristique de ce refus des clivages dans l’espace comme dans le temps. Si la gauche actuelle avait été intelligente, elle aurait présentement adopté un discours de droite comme elle a su le faire dans le passé. D’où l’importance pour un parti politique des courants. Il y a eu là une erreur dans le choix du candidat socialiste, un autre candidat s’en serait probablement mieux sorti. Il y a certainement eu erreur dans la conception du programme. Certains leaders de gauche, dans le passé, ont su mieux louvoyer. Quant à la droite, aussi, à certaines époques, elle a su adopter un discours socialisant, dénonçant la “fracture sociale”. Ce qui est quand même sidérant, c’est que le réveil d’un certain antisémitisme, notamment d’origine musulmane, n’ait pas, en temps utile, provoqué un ressaisissement de la part des partisans d’une laïcité pure et dure. Ceux-ci se sont contenté d’invoquer la sacro-sainte laïcité qui devenait un Surmoi étouffant et castrateur. Raidissement se voulant républicain et civique totalement déconnecté par rapport à la situation mondiale. Comme nous l’avons dit, le fait que juifs et arabes s’affrontent en France à propos du Proche Orient, c’est avant tout parce que la laïcité à la française ne les autorise pas à se positionner clairement en tant que communautés à part entière. Que l’on en soit contraint de parler d’insécurité pour aborder le problème de l’immigration, de la diversité socio-religieuse, revient à une diabolisation. Au lieu de désigner l’autre dans sa différence et dans son indexicalité, ce que l’impératif catégorique républicain nous interdit de faire, on en est contraint à formuler le problème sous le titre d’insécurité qui lui est permis car la laïcité reconnaît ce concept, qui est de l’ordre de l’individualité, chaque citoyen ayant droit à être protégé. Souhaitons que le candidat Chirac, qui s’apprête à entamer un nouveau mandat – de cinq ans cette fois – ne nous abreuve pas de laïcité en voulant se démarquer de Le Pen. Ce serait la pire erreur à commettre qu’il épouse les thèses de la gauche en l’absence d’un candidat de gauche au second tour. Car cela ne ferait que renforcer le Front National. Est-ce que la droite est capable de se démarquer aujourd’hui de l’extrême droite, sans tomber dans un discours de gauche, pseudo-consensuel et déphasé ? Ce n’est qu’en proposant un modèle communautariste, dans le respect de la spécificité de chaque ensemble religieux, le terme étant pris au sens large, que Chirac pourra l’emporter car il n’est pas certain – n’étant pas à l’abri d’une erreur de manœuvre – qu’il ait déjà partie gagnée. Ce sera à celui qui aura le courage d’abandonner certains tabous qui la pourrissent que la France – qui a maintenant avant tout besoin d’un langage de lucidité – nous semble-t-il, acceptera de se confier. Jacques Halbronn le 22 avril 2002 |