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L'acte d'�lire

Toute �lection est cruelle. Il y a des gagnants et des perdants et on a vu Jospin s�en aller parce qu�il avait perdu en � finale. Le gagnant a acc�s � un autre monde, � une autre r�alit� tandis que les perdants sont rejet�s dans les limbes. C�est tout ou rien. On devient tout quand on est �lu ou bien on n�est plus rien. Beaucoup d�appel�s et peu d��lus.

On n�a peut �tre pas assez insist� sur cette dimension dramatique de la condition humaine et il faudrait v�rifier si ce th�me de l��lection a �t� souvent repris dans les romans, les pi�ces de th��tre, les films.

Celui qui est �lu devient un exclu en ce qu�il sort du rang tout comme d�ailleurs celui qui est �limin�, dans les deux cas, il y a changement de statut. On notera qu�� la t�l�vision, on a de plus en plus d��missions � type Loft Story- ou il faut �lire soit celui qui doit partir, soit celui qui l�emporte. Dans l�activit� sociale d�un groupe, un des moments cruciaux est celui o� il faut �lire un chef ou encore coopter une personne de l�ext�rieur.

Dans un pr�c�dent �ditorial, nous opposions droits et devoirs, et l��lection rel�ve bel et bien du droit : a priori, tout membre du groupe peut �tre �lu mais un seul le sera. Pour �tre membre du groupe, il faut certes remplir certaines conditions mais c�est une condition n�cessaire mais pas suffisante. Disons que les devoirs sont de l�ordre du n�cessaire et les droits de l�ordre de l�insuffisance.

Recevoir le Prix Nobel, c�est �tre �lu. Et il n�y a qu�un prix par domaine et par an. Tout comme une entreprise cherche une personne pour occuper un poste, pas trente-six. On sait que le recrutement est chose d�licate et que certains ont �t� tent� de recourir aux services d�un graphologue voire d�un astrologue pour mener � bien une s�lection qui peut mobiliser des centaines de candidats.

Il y a quelque part dans le fait d��lire ou d��tre �lu, une part d�injustice puisque tous les candidats retenus ont tous un minimum de m�rites et de titres � se pr�senter � l��lection. Disons que ceux qui ne respectent pas leurs devoirs sont exclus tandis que ceux qui assument une certaine excellence dans l�exercice de leurs droits, et disons le une certaine sup�riorit�, sont �lus. Deux marginalisations sym�triques par rapport � la moyenne.

Dans bien des cas, il y a tentative pour neutraliser l��lection comme par exemple en proc�dant � l�anciennet�. Le sous directeur succ�de au directeur et ainsi de suite mais parfois le syst�me ne fonctionne pas bien et ne peut s�autor�guler, il se r�duit � du n�potisme, � des services rendus et ne se fonde plus sur une vraie comp�tence, ne permet pas en tout cas de trouver le meilleur pour le poste vacant.

Heureusement, nos soci�t�s, quand il le faut, savent se ressaisir et reconna�tre, identifier, les meilleurs. Cela est r�confortant. On a parfois tellement l�impression d�une sorte de nivellement, d�une m�diocrit� ambiante que l�on a du mal � imaginer qu�une soci�t� va accepter m�me l�id�e d��lection qui semble si contraire � son fonctionnement ordinaire.

Il y a l� en effet l� quelque chose de magique que la capacit� d�un groupe � rechercher celui qui doit �tre plac� au dessus, � part, au point d�acc�der � l�id�e de pouvoir de droit divin. On pense �videmment � tous ces spermatozo�des dont un seul sera admis � p�n�trer l�ovule. Mais en m�me temps, il semble bien que les �l�ments qui n�ont pas �t� retenus aient aussi quelque m�rite; au sein du processus, ne serait-ce qu�en permettant la comparaison, en servant de faire-valoir. Faut-il qualifier celui qui n�a pas �t� retenu de looser?

En fait, celui qui a �t� �lu repr�sente ceux qui ne l�ont pas �t�, c�est la base m�me du r�gime repr�sentatif � les Am�ricains �lisent une �Chambre des Repr�sentants � � de notre d�mocratie dite indirecte par opposition � une d�mocratie directe, �ath�nienne�, helv�tique, usant du r�f�rendum, o� chacun �garde� la parole, ne renonce pas � s�exprimer, et qui serait plus d�essence f�minine.

Le cas du bouc �missaire � celui qui est missionn�, envoy� � rel�ve de ce champ �lectif, et il est remarquable que le peuple �lu � les Juifs- soit aussi li� � ce statut de victime. Ce qui pose le probl�me de la nature de l��lu, qu�a-t-il de si particulier? Est-ce que, en effet, on est diff�rent parce qu�on est �lu ou �lu parce qu�on est diff�rent. Histoire de la poule et de l�oeuf.

Nous aurions, pour notre part, tendance � penser que certaines personnes sont ��lues� avant de l��tre et que l��lection n�est qu�une reconnaissance de leur destin d�exception. Cette humanit� qui peut sembler si aveugle face � ces �tres remarquables, si ingrate, si indiff�rente, sait, � certains moments, se reprendre, ayant gard� l�instinct ancestral lui permettant de mettre en avant son �lite. La post�rit�, �galement, est �lective et fait que quelques noms seulement surnagent m�me chez ceux qui sont les adeptes d�une �galit� radicale.

Mais il est vrai, aussi, que parfois la tentation est grande, pour une soci�t�, de fabriquer de toutes pi�ces une �lite, en instituant un certain moule � on pense � l�ENA � un cursus honorum, o� les valeurs de loyaut�, de devoir, de conformit�, les profils d'apparatchik, sont privil�gi�s.

Il ne faudrait pas croire que l��lection soit une proc�dure r�cente: les papes le sont depuis fort longtemps, bien avant que les R�publiques ne se mettent en place et m�me les Empereurs du Saint Empire Romain Germanique, �taient �lus, ce qui vient s�opposer � l��lection h�r�ditaire, dynastique. Est-ce que l��lection peut, en effet, se transmettre par le sang�?I l y a dans le jeu de l��lection, o� chacun laisse libre cours � son �lan, quelque chose de lib�rateur dont le r�sultat peut certes parfois effrayer.

Cela dit, l��lection doit �tre en dialectique avec une certaine forme de continuit�, de temporalit�. Et c�est pourquoi nous avons une certaine admiration pour la monarchie constitutionnelle et parlementaire, � l�anglaise qui m�nage � la fois le besoin pour le peuple de s�exprimer et l�ancrage dans une forme de p�rennit� � l�abri des r�volutions. Selon nous, toute communaut� devrait rechercher un tel �quilibre entre deux pouvoirs, ce qui n�est, au demeurant, pas si loin de la cohabitation � la fran�aise qui en manifesterait une certaine nostalgie. Cette confrontation entre deux �lus, qui le sont diff�remment, l�un au suffrage universel � le Pr�sident de la R�publique -, l�autre au suffrage indirect � le Premier Ministre quand il repr�sente le parti majoritaire au Parlement � nous semble du point de vue de la philosophie politique, une bonne chose en ce qu�il pose l�id�e capitale de la dualit�. Il est remarquable que l�on tende de nos jours � diaboliser cette dualit�, comme on se refuse d�sormais, en effet, � penser l�opposition masculin-f�minin. La France est orpheline de ses rois et l�on a dit bien souvent que le pr�sident, sous la Ve R�publique, �tait un monarque r�publicain. Ne dit-on pas, d�ailleurs, que de Gaulle avait envisag� de faire �voluer le r�gime vers la royaut�? D�o� cette ambigu�t� qui conduit lors d�une cohabitation le Pr�sident � rev�tir cette mission monarchique alors que lorsqu�il n�y a pas cohabitation, il n�est plus qu�un chef de parti

Lorsque une soci�t� sait �lire les meilleurs de ses membres, quel r�confort�! Imaginons, un instant, une soci�t�, qui en serait incapable et qui ferait triompher des personnages m�diocres, elle serait comme un fleuve qui aurait perdu sa source et qui deviendrait �tang�! Il est vrai qu�il est bon aussi pour une soci�t� de s�accorder une pause, de ne pas �tre constamment sous tension. Il y a un temps pour chaque chose et on ne compte plus les grands hommes qui ont �t� �remerci�s� par les urnes, de Churchill � De Gaulle, en passant par Mend�s France. L� encore, il faut une dualit� bien comprise.

Elire, c�est choisir celui qui va repr�senter le groupe, qui va le personnifier mais, nous l�avons dit, nous croyons � un pouvoir bic�phale, l�un repr�sentant l�espace, l�autre le temps. Double �lection, donc, l�une qui repr�senterait la situation pr�sente, dans son h�t�rog�n�it�, l�autre qui incarnerait la continuit� et l�Histoire. La seconde devrait, selon nous, ne mettre en comp�tition que des personnes dont la filiation ancienne est ind�niable, descendantes de ceux qui ont incarn� la soci�t� dans les si�cles pass�s. Le XIXe si�cle fran�ais, de ce point de vue, fut assez �tonnant qui fut d�abord, au lendemain de la R�volution de 1789, dynastique, passant, tour � tour, des Bonaparte aux Bourbon et aux Orl�ans puis � nouveau aux Bonaparte � jusqu�en 1870 et r�publicain avec la IIIe R�publique. La double �lection imp�riale et pontificale, au Moyen �ge et longtemps encore apr�s, incarnait cette dualit�, l�Empereur allemand appartenant � l�aristocratie, le pape, lui, �tant un homme fabriqu� par le syst�me, souvent un self-made man, m�me s�il finit par exister des dynasties de papabile (les Borgia, les Colonna etc.) et si le pouvoir des papes fut souvent m�lange du temporel et du spirituel. Mais le Christ ne disait-il pas, selon l�Evangile, qu�il fallait rendre � C�sar ce qui �tait � C�sar�?

La situation politique actuelle, en France, � la veille des �lections l�gislatives, est bien d�concertante et constitue, au vrai, un dilemme. Car si Jacques Chirac, reconduit � la Pr�sidence de la R�publique, trouve une majorit� au Parlement, en juin, est-ce que cela n�en sera fini, pour un temps, de la cohabitation�? Mais d�un autre c�t�, si nous avons un Premier Ministre de gauche, il n�y aura pas eu alternance. La seule solution serait que Chirac, une fois un Premier Ministre de droite mis en place, assum�t une position au dessus des partis, conduite que lui dicte, au demeurant, la fa�on dont il fut �lu, le 5 mai, � plus de 80%, donc bien au del� de sa famille politique. Qu�il prenne alors de la distance comme d�ailleurs avait su le faire Fran�ois Mitterrand quand il prit Michel Rocard pour Premier Ministre, en 1988.

Comme �crivit r�cemment le socialiste Paul Quil�s, dans Lib�ration, la cohabitation n�est pas un �mal� fran�ais, elle est parfaitement viable quand on en saisit l�esprit mais elle doit se conjuguer avec l�alternance (cf. un pr�c�dent �ditorial) des Premiers Ministres. En cas de victoire de la gauche aux l�gislatives, il conviendrait que le Premier Ministre ait un profil bien diff�rent de celui de Lionel Jospin et de ce point de vue, il est bon que Jospin ait d�clar� se retirer de la vie politique car, �galement au Parti Socialiste, il est souhaitable qu�il y ait alternance. Comme le notait �galement Quil�s, il serait peut-�tre m�me heureux qu�un Premier Ministre ne puisse, selon la Constitution ou en tout cas selon la coutume, se pr�senter aux Pr�sidentielles, sauf � avoir quitt� son poste depuis au moins un an, pour ne pas m�langer les genres, ce qui d�ailleurs n�a jamais march�, ni avec Chirac, en 1988, ni avec Edouard Balladur en 1995, ni avec Jospin en 2002. Georges Pompidou, en 1969, avait �t� �lu Pr�sident mais il n��tait plus alors Premier Ministre, depuis 1968, ayant �t� remplac� par Maurice Couve de Murville. .

Du temps du g�n�ral de Gaulle, les choses �taient claires, le personnage de l�homme du 18 juin 1940, incarnant � l��vidence un pass� h�ro�que et le Premier Ministre, un Michel Debr�, un Pompidou, assumant une dimension plus modeste, m�me s�il �tait du m�me bord. Il faut mettre un terme � cette rivalit� entre le Pr�sident de la R�publique et son Premier Ministre, l�un ne devant pas se pr�senter contre l�autre, respectant ainsi le principe de la double �lection.

Jacques Halbronn le 20 mai 2002

Lierre & Coudrier �diteur

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