Épistémologie

Problématiques d’automatisation et de cyclicité en sociologie

Autour du statut épistémologique de l’astrologie

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La sociologie et le temps

Tant que la sociologie n'aura pas constitué une unité de temps qui lui soit propre et ancrée sur des pratiques sociales, elle sera, peu ou prou, tributaire du temps tel que répertorié par l'Histoire, c'est à dire du temps événementiel et ponctuel. La sociologie, telle que nous la percevons en l’an 2000, aura rejeté les propositions de la cyclologie – notamment en économie – tout comme celles de l’astrologie. On en étudiera les raisons qui sont en fait dues à des questions de formulation. A priori, la cyclologie, établie à partir de certains repères célestes fixes, apporterait à la sociologie un découpage du temps qui est déterminée à l'avance. On pense notamment aux tâches solaires. Nous ne suivons pas l’abbé Moreux, dans ses Influences astrales ( Paris, G. Doin, 1942) lorsqu’il met sur le même pied tout ce qui pose un lien entre l’homme et les astres, depuis les éléments influentiels de type cosmique que subit l’humanité comme elle le ferait des tremblements de terre jusqu’aux signaux célestes que l’homme a instrumentalisés, de son propre chef et pour marquer le temps de la Cité et dont l’astrologie est le vestige.

Faute de quoi, la sociologie restera tributaire de la façon dont l'Histoire l'alimente en données chronologiques. Toutefois, la faiblesse de la cyclologie nous semble résider dans une modélisation peu élaborée, sans lien avec le fonctionnement des sociétés. La thèse implicite de la cyclologie reste celle d’une influence environnementale inconsciente et non programmée par ceux qui sont ainsi marqués. Il semble cependant que ces cycles que l’on retrouve dans le règne animal ont été instrumentalisés par diverses espèces à des fins de régulation; ils ne se seraient donc nullement imposées à elles.

La sociologie a besoin de périodicités s'enchaînant les unes aux autres tandis que l'Histoire lui fournit des observations ponctuelles et n'obéissant pas à des récurrences régulières. La sociologie doit donc trouver d'autres sources de données de temps, telle que l'économie (Kondratieff), laquelle observe des phénomènes cycliques sans les ancrer sur une cyclicité sous-jacente. Signalons cependant les travaux de H. L. Moore, Economic cycles : their law and cause, New York, 1914, sur le cycle de huit ans de Vénus[1].

Le problème, c'est que l'astrologie – « science », également, s'est développée structurellement, au cours des derniers siècles, en référence au temps « historique », d'où un certain malentendu entre astrologie et sociologie.

La chaîne des cycles

Un cycle peut induire d’autres cycles qui en dépendront. Pour distinguer un cycle matriciel d’un cycle dérivé, le meilleur critère nous semble être le suivant : le cycle matriciel passe d’une phase à la suivante en raison d’une logique interne tandis que le cycle dérivé obéit à une logique externe, c’est à dire qui n’est pas directement fonction de sa propre dynamique. Pour illustrer notre propos, imaginons un enfant qui passe de ville en ville du fait des missions successives de son père. Pour son père, ces changements font directement sens, pour l’enfant, il les subit et cela peut tout à fait venir interrompre un processus personnel. C’est ainsi que le cycle d’un astre peut être découpé selon une certain logique de sa trajectoire et peut générer d’autres cycles qui lui sont, pour diverses raisons, raccordées. Cela peut être le cas d’un cycle politique dont, à son tour, sera dépendant un cycle comme le cycle de production de la littérature prophétique (voir notre thèse d’État). Mais si l’on revient au cycle astronomique, son découpage en quatre phases, par exemple, peut en fait ne pas se justifier en soi et relever d’une représentation de l’observateur, à savoir l’homme.

Sociologiquement, on pourrait appliquer cette méthode d’approche pour faire ressortir des phénomènes de dépendance. Un thème qui nous aura, par exemple, beaucoup occupé est celui du réemploi des mots, des textes, dans le temps et dans l'espace. Ainsi en est-il de l'usage des mots français en anglais – décalage synchronique – et de la transmission de textes d'une époque à l'autre, notamment dans un nouveau contexte politique, au sein d'une même culture – décalage diachronique. On a là évidemment des manifestations tardives d'un même processus de démultiplication et d'économie de moyens. L'innovation est à la marge.

Épistémologiquement, ce processus d'économie nous semble essentiel pour cerner le champ de la sociologie. En effet, c'est ce principe même d'économie, puisant aux mêmes sources, se calquant sur les mêmes schémas, qui rend prévisibles les activités humaines. Ce qui ne serait pas le cas si l'on ne recyclait pas comme on le fait. Alors, la prévisibilité serait bien moindre. Il y aurait donc un lien entre économie et prévision, du fait même de la démultiplication, de la répétition et du recyclage: on pourrait parler du bon accommodement des « restes ». C'est parce que l'humanité est une bonne gestionnaire que les récurrences abondent et que les énergies d'innovation sont canalisées et réduites à une valeur ajoutée marginale au niveau des signifiants sinon des signifiés.

Dans notre thèse d'État, Le texte prophétique en France, formation et fortune, nous avons fortement insisté sur le recyclage des textes prophétiques – justement liés à des échéances, au temps – au prix souvent de retouches matériellement bénignes (signifiant) mais aux effets herméneutiques considérables (signifié). Nous avons mené un travail avec L. J. Calvet sur les emprunts de l'anglais au français, en insistant d'ailleurs sur les aléas des emprunts et les erreurs éventuelles de transmission: Nous avons d'ailleurs publié un texte sur l'erreur. Ce qu'on appelle innovation n'est souvent du qu'à une mauvaise imitation. L'artisanat n'introduit généralement des particularités pour chaque objet que par impuissance et non pas par une volonté de différenciation.

Nous avons également consacré une étude à la question de l'intégration des étrangers, ce qui repose encore une fois le problème de la transmission et de ses aléas mais aussi celui du mimétisme et de ses limites. Se placer en situation d'étranger, c'est accentuer un processus de reproduction plus ou moins heureux.

Deux questions se posent : qui est « porteur » de ces textes et à quel moment cela se produit-il ? Encore convient-il, en effet, de préciser que ces textes sont véhiculés par des groupes, lesquels sont d'abord censés se perpétuer en tant que tels. Double obligation donc : maintien du groupe et renouvellement de ses messages et missions renouvelées. Si tel texte, à telle époque, est le reflet du politique, de quoi le politique est-il le reflet et surtout pourquoi sinon à quelle date, du moins en quelle période ?

0n pourrait, par ailleurs, se demander pourquoi Jean Bodin, auteur du XVIe siècle, qui n’en est pas moins considéré, à divers titres, comme un précurseur de Montesquieu, auteur du XVIIIe siècle, est ignoré quant à son chapitre II du Livre IV de la République (1576) qui traite de la possibilité de connaître l'avenir des Républiques.
Est-ce que ce chapitre –  « S'il y a moyen de savoir les changements et ruines des Républiques à l'avenir » – ne devrait pas justement interpeller le sociologue ou en tout cas l'historien de la sociologie ? Bodin s'exprime ainsi :  « Quand je dis causes naturelles, je n'entends pas des causes prochaines qui de soi produisent la ruine ou le changement d'un état, (...) mais j'entends les causes célestes et plus éloignées ». C'est cet éloignement dans l'espace – le ciel – mais plus encore dans le temps – archaïsme des structures – qui nous paraît fonder la démarche sociologique. En fait, si Bodin émet des doutes à propos de l'astrologie, c'est surtout parce qu'il lui semble que les calculs astronomiques sont encore de son temps assez peu sûrs en ce qui concerne le calcul des conjonctions planétaires (Jupiter-Saturne). Depuis, l'astronomie a atteint une plus grande fiabilité...

Force est de constater, en tout cas, que le sociologue recourt formellement à des formulations « prédictives » qui ne sont pas sans évoquer celles des astrologues. En ce sens, on est en droit de se demander dans quelle mesure la sociologie n'a pas emprunté à l'astrologie, si le sociologue n'est pas l'astrologue et le prophète des temps modernes. On pense évidemment à Karl Marx et à certains auteurs étudiés par Jean Delumeau, dans son ouvrage sur le millénarisme, Mille ans de bonheur... L’ouvrage d’Alain Gras, Sociologie des ruptures, abonde notamment dans ce sens. J'ai relevé à titre de sondage les pages suivantes : présages (p. 40), « le présent est gros du futur » (p. 59), prévisible ou imprévisible (p. 62), vocation prospective (p. 72), oracles (p. 78, vision cyclique (p. 78), prédiction sociologique (p. 83), périodisation d'apparence cyclique (p. 85), événements futurs qu'il prévoit (...) prophétie (p. 86), prédiction (p. 95), présages (p. 100), présages (p. 108), prévisible (p. 109), mouvement cyclique (p. 114-130), présages (p. 170), mouvements millénaristes et messianiques (p.179), présage (p. 186), prévision (p. 198). Mais à aucun moment, il n'est fait référence à l'astrologie ou à son histoire. Je note que R. Boudon ( La crise de la sociologie, Genève, Droz, 1971) parle d'une « alternative prophétique » (cf. Le colloque de Venise, 1971, L'historien, entre l'ethnologue et le futurologue, Mouton).

Il y a, à n'en pas douter, une sensibilité, une tonalité prédictives dans la sociologie et il nous semble judicieux de s'interroger sur ce qui rapproche astrologie et sociologie, et ce qui fait obstacle. A la fin du XIXe siècle, un polytechnicien français, Paul Choisnard (pseudo : Flambart), s'est voulu le promoteur d'une astrologie « scientifique », à base de statistiques, il a d'ailleurs écrit des Entretiens sur la sociologie . Il serait intéressant de relire son œuvre dans le contexte de l'époque et de l'Année Sociologique de Durkheim. Par la suite, Gauquelin a mené des travaux statistiques au niveau des catégories socioprofessionnelles liées au positionnement à la naissance d'un astre, non pas sur le zodiaque mais par rapport au moment de la journée où eut lieu la naissance. On notera cependant que la médecine moderne comporte les mêmes « stigmates » prédictifs du fait de ses liens anciens avec l'astronomie, au Moyen Age et à la Renaissance. Au XIXe siècle, on trouvera encore des thèses de médecine consacrées aux périodicités mais sans rapport avec le cosmos, ce qui n’empêche pas que la recherche d’une cyclicité n’a pas été pour autant abandonnée.

Il reste que pour la sociologie, les événements ne sont pas supposés s'enchaîner les uns aux autres, mais leur succession serait davantage due à un système de phases qui s'articulent les unes aux autres.

Pour notre part, nous nous sommes davantage intéressé au cycle de Saturne (cf. notre article sur les grèves) ; « L’astrologie selon Saturne », Bulletin de la SAF, Paris 1994 dans ses rapports avec les mouvements sociaux et les problèmes de décolonisation (cf. Clefs pour l'astrologie, Paris, Seghers, 1976). Il ne s'agit nullement d'affirmer que les hommes auraient découvert une quelconque influence planétaire. Au contraire et je rejoins là Bachelard qui écrivait que le zodiaque est le test de Rohrschach de l'humanité enfant, il s'agit d'une utilisation par l'Homme du ciel pour les besoins d'organisation de la Cité, ce que nous avons appelé la démultiplication temporelle. Dans notre livre Histoire de l'astrologie (1986), nous développons un modèle qui recoupe celui de A. Müller – Planetary influences on Human behavior, too absurd for a scientific explanation, J. Sc. Explor. 4, pp. 85-104, 1990 – à savoir qu'une pratique consciente est devenue en quelque sorte automatique, conférant une culture astronomique subconsciente et a perduré dans des cultures qui ne se reliaient plus aux astres. Il ne s'agit nullement de la tradition astrologique telle qu'elle s'est perpétuée dans une certaine littérature qui tente assez vainement de retrouver les lois d'une telle corrélation mais d'une proto-astrologie qui n'est accessible qu'au travers de recherches empiriques comme celles que nous avons menées depuis plus de 25 ans.

Il ne s'agit en aucun cas d'une astrologie individuelle, à partir du thème natal, dont le principe même serait effectivement plutôt anti-sociologique. Il faut admettre que la doctrine astrologique a connu des déviances au même titre que le christianisme, par exemple. Déviances qu'il pourrait être intéressant d'analyser.

Clivages et mécanique

La sociologie rencontre d'autres tabous de sexe, de race, qui ne sont pas nécessairement jugés liés à des fonctions différentes, ce qui est d'autant plus étrange lorsque par ailleurs, la machine nous présente une logique où chaque différence fait sens.

Ainsi, il ne nous semble pas que la sociologie ait assez consacré d'énergie à l'étude de ce clivage invariant par excellence, qu'est l'opposition Homme/femme. Or, la différence de rapports à l'égard de l'astrologie, de la part des hommes et des femmes, est susceptible d'éclairer un tel clivage.

La thèse centrale que nous souhaiterions exposer ne se réduit nullement aux rapports astrologie/sociologie qui ne seraient en fait que l'expression ou le fondement d'une problématique plus large. Il s'agit de montrer que la machine n'est point un concept nouveau, que l'homme est lié à la machine à travers le langage, à travers son rapport au temps si l'on considère que le lien établi socialement entre l'homme et un astre crée une sorte d'homme machine.

Instrumentalisation de l'environnement

Nous pensons que la sociologie repose sur une écologie, c'est à dire sur un aménagement par l'homme du monde environnant, animal, végétal, minéral, humain: cela concernera donc aussi bien certaines « conquêtes » comme le cheval (noter l'expression cheval vapeur, ou 2 CV), comme le papyrus, comme l'argile (pour les tablettes), comme les astres, mais aussi comme les esclaves, hommes ayant en quelque sorte statut de machine. Il y aurait ainsi un continuum qui irait de l'humain vers le non humain au moyen d'une déshumanisation de l'humain (l'esclave comme sous homme, la femme, l'étranger, etc.) et d'une humanisation du non humain (animaux domestiques, machines, etc.). Ce « système » qui relie l'homme à tout un ensemble de données tend à en faire une « machine ». D'ailleurs, la question se pose de savoir si lorsque l'homme joue d'un instrument, est-ce l'instrument qui est « machine » ou est-ce celui qui en joue qui le devient ? En tout état de cause, c'est cette « mécanisation » de l'homme et par l'homme qui fonde la sociologie. On dira que la machine moderne a été conçue à l'image de l'homme et que l'homme lui-même a été marqué par la mécanique céleste en tant que modèle de régularité et de durée : il y a là un processus circulaire.

Inversement, la question se pose de savoir si les sociétés actuelles savent gérer les clivages anciens, qui sous-tendent des différences religieuses, culturelles, ethniques.

On dira que si l'homme n'avait pas été asservi par des processus aussi contraignants que le langage, si la société n'avait pas été aussi fortement normalisée, alors il n'y aurait pas de sociologie pour percevoir les traces d'un tel ordre.

Mais cet aménagement semble avoir perduré sur le plan biologique et c'est cela qui fonderait l'astrologie, au sens où nous l'entendons. Encore convient-il de préciser que ce n’est pas tant d’une horloge interne (cf. A. Reinberg, Des rythmes biologiques à la chronobiologie. Paris, Gauthier-Villars, 1974) qu’il s’agit dans notre approche proprement sociologique que d’un accès à une information de type cyclique.

Notes


[1] – Cf. H. Guitton, Fluctuation et croissance économiques, Paris, Dalloz, 1970, pp. 92-94, notamment sur les travaux de Jevons concernant les taches solaires et l’économie.

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