Éloge du travail  

Méditation sur les mythes du temps présent

 

 

Illel Kieser 'l Baz

 

 

 

Dans les pays d’influence occidentale et principalement en France où « les congés payés » font figure de conquête mythique inaliénable, sur fond de matérialisme, d’hédonisme et de progression économiques, le repos, l’arrêt de toute activité représente une finalité ultime. Pourtant, nos mentalités, en certains points, demeurent archaïques ou confuses car rien n’est plus néfaste que cette brutale fracture que l’on imprime à l’écoulement du temps par arrêt d’activité. Certes, dire que rien n’est plus néfaste que le repos est, en soi, une provocation car cette position heurte de plein fouet des stéréotypes culturels.[1]

On attribue au seul corps la notion de repos. On est loin de pouvoir imaginer autre chose, c'est à dire de penser aussi à l'âme, et très souvent on projette sur le corps ce besoin de repos qui pourrait également s'appliquer à elle.

Sitôt nos congés arrivés, il faut s’arrêter de travailler, se reposer. Ce n’est pas forcément une nécessité vitale, c’est un besoin social impérieux. En France, au mois d’Août, tout s’endort.

J'ai souvent été frappé de ce que des personnes très actives soient peu ou pas du tout malades. J'en connais qui sont restées jusqu'à un âge avancé sans jamais s'être arrêté de travailler. J'ai pu accumuler des observations qui tendent à montrer que rien n'est plus néfaste pour le corps que le repos, alors que l'âme, elle, aspire intensément à celui que nous ne savons ou ne voulons pas lui donner.

Nous croyons que le repos est synonyme d'absence de mouvement et d’activités physiques. Et s’il s’agissait aussi de changer d'activité afin d’apaiser les tensions intérieures ? Ravir nos sens, les saisir de plaisir par la contemplation de belles choses. Voir les choses de la vie, celles de la mémoire et de l'au-delà sous un autre angle, une fois calmée la tension des jours passés dans une aliénation complète à une tâche.

À cette contemplation, l'âme semble s'apaiser, comme rassasiée de l'ingestion de beautés qui sont des aliments dont elle a besoin tous les jours, pas seulement un court moment .

Et fous que nous sommes, nous projetons tout cela sur notre pauvre corps qui n'en peut mais. Toutes nos attentions vont vers lui. Nous le nourrissons trop, nous ne lui accordons pas le mouvement dont il a besoin intensément pour évacuer les toxines, renouveler nos énergies physiques. Nous lui faisons accomplir un tas de choses dont il n'a que faire, nous berçant de l'illusion que la vie serait de ce côté uniquement, mais rien ne l'empêche de grossir, ni de souffrir ni de tomber malade. Nous voulons à la place de notre corps ! En fonction de ce que nous disent une horde d’experts qui changent d’avis au gré des contraintes économiques. Voilà ce pauvre véhicule contraint à divers régimes, exercices, méditations... sans nous soucier de ses véritables besoins.

Ces intentions-là, au demeurant, sont respectables. Mais elles en deviennent nocives par la précision de chronomètre qui les accompagne. Le corps ignore les progrès de la science ou les complexités des circuits économiques, les stocks de « bifidus » qu’il faut épuiser…

Lorsque nous sommes malades, nous pensons que le corps nous trahit alors que c'est nous qui entreprenons avec lui un rapport de contrainte et de soumission.

 

Le corps – représentation de la totalité de notre être dans cet état de manifestation qu’est la matière – éprouve intensément le besoin de se dépenser selon des lois que nous pouvons connaître et dont il est le gardien. Il aspire à être un canal et un outil au service de l'âme dont il est le porteur et le complice. Notre corps est aussi le creuset où s'élabore la mutation interne, préalable de la grande aventure de la seconde moitié de la vie.

 

Dans nos sociétés, le problème de l’esclavage n’existe plus[2]. L'Occidental n'a plus ce type de problèmes à affronter, la sécurité politique, économique des pays occidentaux a déplacé le problème du corps vers ce que nous appelons sommairement l'âme. Si nous observons soigneusement nos contemporains qui se livrent au culte du soleil avec ses rites saisonniers de migration – que nous nommons vacances, nous sommes forcés de nous demander s'ils ne cherchent pas plutôt à consommer une énergie physique qui serait de trop.

Et, sans le savoir, le peuple des « vacanciers » chercherait plutôt à réaliser une sorte de saga religieuse, non pas à accorder au corps un repos dont il aurait besoin à cause de la vie trépidante des villes.

Reposer un corps

Le repos du corps, c’est un corps qui bouge comme il le demande et au moment où il le veut. Cela implique que nous fassions alliance avec lui et pour réaliser ce dessein il nous est imposé de bien le connaître, non pas sous l’angle de la science mais d’un point de vue strictement personnel.

Nous devons percevoir les besoins de ce troupeau de bêtes, d'anges et de démons qui forment le peuple du corps pour que leur irruption dans le monde des hommes ne provoque pas de catastrophe. Or, il est bien plus facile de se laisser aller et de suivre passivement les prescriptions des savants ; nous devenons alors les objets consentants de forces qui aboutissent à la mort du corps – un corps sans conscience, c'est une calèche sans aurige –, qui court à la catastrophe. Un corps seul, c'est l'élan vers la mort car plus rien ne peut alors endiguer ce gigantesque flot d'énergie, qui n'a pas d'autre ressource que d'accomplir son but : brûler jusqu'à l'extinction des forces que l’on tient de notre naissance mais aussi de ce que nous consommons chaque jour.

De nombreuses pathologies qui affectent l'homme et la femme modernes sont dues aux surcharges de l'organisme qui ne consomme pas forcément trop mais qui ne dépense pas assez. Même les personnes qui se soumettent à des régimes alimentaires sont affectées par ces pathologies, surcharges pondérales, surtension, survitaminose... C'est que bien souvent ces personnes participent d'une idéologie de la non-action et du repos forcé. Elles en arrivent donc à ne consommer qu'une infime partie de ce qu'elles consomment en nourriture et autres aliments solides si bien que la combustion use le corps et le fatigue. Ces personnes sont souvent épuisées malgré leur minimum d'action et comme rien n'est plus coriace qu'une idéologie, ces individus réduisent encore plus leur taux d'activité, surtout sociale et un cercle vicieux s'enclenche qui finit par avoir de graves conséquences sur la santé.

Notre civilisation est jugée barbare, inhumaine, trépidante : elle est réputée ne laisser aucune place à l'individu noyé dans la masse. Ces jugements reposent sur des bases véridiques, nul ne peut contester l'existence d'une crise profonde des mentalités mais c'est l'interprétation qui en est faite qui pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Très souvent, il n'est présenté aucune alternative que celle du retrait hors du social et de la méfiance à l'égard des institutions. Tant et si bien que les individus de la modernité accentuent l'inhumanité du monde en confiant leur destinée à une élite de technocrates qui ne sont pas forcément les plus habiles au plan psychologique voire médical. Au lieu de s'engager à fond dans la bataille sociale et culturelle, le citoyen moyen qui pense un peu, qui se penche sur les problèmes que la vie moderne lui pose, consomme des slogans qui, d'une part, augmentent la solitude urbaine, et d'autre part, se répercutent sur les êtres par une atteinte pernicieuse du corps.

Non seulement ces idéologies qui se prétendent éclairantes accentuent le trouble de la société mais en plus elles confortent le recours au spécialiste, ce qui est une manière de démission. En outre elles ne font qu'accentuer l'angoisse que chacun connaît face à ce monde que nul manuel d'instruction civique et de psychologie n'avait prévu. Démuni, l'individu moderne ne se repose pas, il sombre dans une sorte de mélancolie qui épuise les ressources de l'organisme.

Il m'arrive de recevoir des personnes qui paraissent très équilibrées tant elles sont pétries du culte du beau corps, usant de toutes les thérapies modernes, yogas et ascèses diverses, ayant pratiqué avec assiduité ces médecines que l'on dit douces. En bout d'une longue chaîne de professionnels de l'hygiène naturaliste, les voilà dans le cabinet d'un psychothérapeute uniquement poussées par l'inquiétude d'un malaise qui persiste en dépit de leur vie saine et naturelle. L'anamnèse classique ne parvient quasiment jamais à expliquer ce trouble léger qui demeure en toile de fond, sorte de vésicule disgracieuse sur une peau au grain parfait. En approfondissant l'enquête il devient possible de discerner une étrange fébrilité, une activité toute tendue vers la recherche du naturel. On dirait que ces êtres n'ont qu'une seule préoccupation, éliminer le maximum de ces éléments de la vie moderne et qui sont réputés être des poisons du corps et de l'âme. Tout leur être est tendu par le désir d'éliminer ce qui est imparfait. A des degrés moindres, nombre de personnes participent de cette même volonté d'éliminer ce qui est impur. Mais seul l'imparfait, l'impur et ce qui est boiteux est source de vie. Dans les champs de la perfection ne se cultivent que les roses des sables, belles mais figées dans le silence d'une mort sèche.

Derrière ces gestes et les sous-tendant apparaissent ces fameuses idéologies du Nouvel Âge[3] qui sont les écrans modernes de la mélancolie sociale et de la défaite de la Conscience.[4]

Je n'évoquerai pas ici les idéologies néo-libéralistes qui nous viennent des U.S.A. Elles se caractérisent très souvent par un grand manque de sensibilité psychologique, la négation totale de l'existence de l'inconscient et leur trait essentiel repose en fait sur le culte du héros. Ce qui laisse entendre qu'il s'agit bien de philosophies contraignantes de type élitiste.

L'auxiliaire humain de la Conscience, c'est le Moi. Celui-ci est comme l'aurige qui tient les rennes de l'attelage. La Conscience – comme outil de présence au monde en général et comme moyen de transformation de ce dernier – étant le but vers lequel se dirige le char. L'irruption du Moi dans l'espace du corps, en alliance avec la Conscience, nous restitue une perspective de totalité qui n'est pas loin de ce que l'on pourrait appeler le sens du sacré. Mais concrètement cette alliance passe par une sorte d'apaisement intérieur qui s'apparente à une jouissance pleine. Jouissance qui est à l'orgasme physique ce que la pluie fine est à l'orage. Le repos n'est pas loin de cet état mais il se gagne par un travail intense, travail sur soi, travail auprès des autres et avec les autres, travail de la pensée dans la culture qui sert de paysage, travail d'implication dans le politique, travail d'affinement de la sensibilité, travail de la volonté au service du corps et de la Conscience. Et ce travail de la volonté est aux antipodes de celui que les églises ont prôné, qui privilégiaient la communauté au détriment des valeurs intérieures. Ce travail sur soi dont je parle, c'est l'effort constant de l'individu pour être parmi le monde avec la pleine puissance de son inventivité et donc en position séditieuse. Il ne s’agit pas d’une quête individualiste mais d’un principe qui place le Moi/Je au centre pour un meilleur placement parmi les autres… Et la réintégration à la communauté est irremplaçable.

Cela se paie d’une coupure aux représentations parentales sadique... qui sont les lieux projetés de nos propres inhibitions. En finir avec le Père sadique, c'est d'abord accepter que la société n'est ni sadique ni bienveillante, ni accueillante, elle est tout simplement. Ce qui la place au même niveau que ce que les romantiques ont appelé la Nature. La société que j'appelle plus volontiers, Culture, s'oppose à l'état de Nature dans un effet dialectique que le Moi, auxiliaire de la Conscience est chargé de médiatiser. En faisant le lien entre ses impulsions qui sont le signe de son authenticité et la demande judiciaire de la Culture, le Moi assure la pérennité de la totalité de la psyché. Et dans l’abandon de son hégémonisme, puisqu'il n'est qu'auxiliaire, le Moi fait la preuve de l'« efficacité » créatrice de l'inconscient, cette sorte de Dieu moderne qui demeure au centre…

Cette « Alliance » nous restitue la dignité que nous perdons souvent tant nous préférons nous conformer aux prescriptions du moment. Dignité restaurée dans la nécessité du respect du « temps des autres », qui n'est que le reflet de notre temps propre.

En d'autres termes, la créativité dont parlent beaucoup de psychologues, passe d'abord par une réconciliation avec la dimension cruelle du temps et dont l’Autre est porteur, projetée comme manifestation du désordre et du chaos quand il ne s'agit que d'un partage dont le contrôle nous échappe. L'Autre nous rappelle que notre destin ne nous appartient jamais en totalité. Et le travail sur soi passe d'abord par la sensibilisation aux travail de l'autre, conjoint à nous dans un « travail de société » ou de Culture. Cette réconciliation nous met alors à notre place d'aurige, avec ce que cela comporte de terrible dans la coupure avec notre tentative pour désigner l'autre comme le bouc émissaire de nos turpitudes.

Retrouver cette place difficile, c'est ce que je nomme « restauration de notre dignité », car nous y sommes à notre place d'homme et de femme parmi les autres, acceptant de jouer le destin de notre société là où notre corps a choisi de se placer, c'est à dire là où la société – la Culture – a le plus besoin de nos services, c'est à dire de nos ressources inventives[5] – car il est inconcevable que cette société n'ait aucune place dans les desseins de l'Inconscient.

Illel. Kieser, première parution 1986, Lierre & Coudrier éditeur, revu à Toulouse, 15/12/01

 



[1] – Tout au long de cet article, les concepts utilisés seront ceux de la psychologie analytique de C. G. Jung.

[2] – Globalement s’entend car on observe un très net retour de l’esclavage – notamment sexuel, y compris au sein de ces fameuses sociétés « évoluées ».

[3]Houria-Délivrance, DEA de Sciences Sociales, Paris VII. Dans cette étude je démontre combien ces idéologies participent d'un culte de la propreté qui constitue une des parades des individus modernes contre la modernité. A ce culte participent les philosophies des médecines douces, les nouveaux cultes orientaux, le retour au religieux et le dogmatisme culturel qui nous envahit. Ce qui ne va pas sans poser le grave problème psychologique, moral et politique de la conciliation des humains avec leur environnement.

[4] – Alain Finkielkraut parle de La défaite de la pensée, Gallimard, 1987. Il nous paraît plus juste psychologiquement parlant, d'évoquer la défaite de la Conscience au profit d'ailleurs d'une culture du sens brut dans laquelle le « senti » – « Je sens ça comme ça ! » – remplace des millénaires d'édification d'une civilisation. Non pas qu'il faille nier combien cette civilisation patriarcale, universaliste, exclusive et hégémoniste, doit se transformer dans le sens d'une plus grande ouverture, de la Conscience précisément, pour dépasser les exclusions dont notre monde est pétri. Mais ce n'est pas dans la marginalisation et le refus des faits que se bâtit une culture nouvelle. De ce point de vue les idéologies du Nouvel Âge étaient partiellement porteuses de mort sociale.

[5] – Ce que les grecs appelaient la méchané, l'astuce. Et, par essence cette astuce, dans la mesure où elle invente de nouvelles formes de vie, est séditieuse.

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