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Étude d’une institution politique et civile Le Kwala

Loi fondamentale chez les Lyéla du Burkina Faso


Le kwala, chez les Lyéla, a une importance remarquable. Il symbolise l’unité d’un ensemble d’individus qui forment une communauté ayant le même patronyme.

Les Gourounsi ou Gurunsi parmi lesquels on classe le groupe des Lyéla, sont considérés, au même titre que les Nioniossi, les Kibissi, les Sénoufo, entre autres, comme des « populations autochtones » par des auteurs comme Guiltrem Marcel, Sylvain Toé, Jean Hébert[1964 : 199]. Mais, comme le soutient Anne-Marie Duperray, dans son introduction à sa thèse de troisième cycle, les Gourounsi ne constituent pas en soi-même un ensemble homogène. En effet, écrit-elle, « dans l’actuelle République de Haute Volta, le terme Gourounsi désigne un groupe de populations : les Léla, les Ko, les Pougouli, les Nouna, les Sissala, les Kasséna, les Nankana et les kousace qui, malgré l’absence d’une langue et d’institutions politiques communes, présentent une incontestable unité culturelle » [1] [1984 : 10]. Le nom « Gourounsi », avant d’être le fruit d’une taxinomie coloniale, a d’abord été attribué à cet ensemble composite par leurs voisins puissants, en l’occurrence, les Moosé, comme une injure en raison, entre autres, de son manque d’organisation politique apparente. Aujourd’hui, faute d’un autre nom aux nuances plus positives ou affirmatives qui caractériserait les Gourounsi en leur totalité, les chercheurs burkinabé semblent d’accord pour maintenir cette appellation. Toutes ces populations ont en commun une organisation sociale, culturelle et politique semblable. Sur ce dernier point, des nuances existent entre les formes sociales. Dans l’économie de cette analyse, nous avons choisi de comprendre un aspect de leur organisation socio-politique en étudiant plus précisément le fondement et l’ordre social du kwala chez les Lyéla.

1 — Structure et origine du kwala chez les Lyéla

Le kwala, chez les Lyéla, a une importance remarquable. Le Père François-Joseph Nicolas le décrit comme ce qui symbolise l’unité de la gens : gens ou clan est, pour cet auteur, l’ensemble des individus qui forment une communauté ayant le même patronyme. En outre, cette communauté se réclame des mêmes ancêtres ou d’un même père mythique. Ainsi, chez les Bamouni, ou les « mouni-li » (gens du mouni), un des clans dits autochtones de Réo, « l’autel du kwala est une butte de terre en pains de sucre, recouverte des plumes, du sang, des morceaux de foie des victimes immolées ; au sommet et sur les flancs parfois émergent les cornes des buffles abattus autrefois à la chasse... Cet autel est construit à l’intérieur d’une case qui lui est réservée (kwala-gi). Sa garde et son service sont confiés au doyen de la gens, qui est en même temps le chef de clan » [1953, 2 : 819]. En fait, la forme du kwala change selon les clans. En revanche, son sacrificateur est toujours le plus âgé des membres de la communauté, et forcément, le chef du clan.

Dans ce même article, le Père Nicolas ajoute ceci : « Lorsqu’un groupe de la gens essaime pour aller s’installer sur d’autres terres gagnées sur la savane, il peut prélever une parcelle de la terre du kwala primitif afin d’établir une annexe, un autre autel-kwala qui aura lui aussi sa case ». Contrairement à cette affirmation, même si l’on doit admettre l’existence de scissions au sein des kwala, une telle entreprise est contraire à la réalité. Les séparations, même si elles ont existé, sont plutôt originaires et exceptionnelles. Chez la majeur partie des clans lyéla, il est impossible de prélever une parcelle du kwala primordial, voire de le déplacer. Il demeure toujours là où les ancêtres fondateurs de chaque clan l’ont construit. Quel que soit le nombre des membres d’un clan émigré ailleurs, pour s’acquitter de leur devoir lié à celui-ci, ces derniers doivent retourner dans leur village d’origine. Selon les anciens de certains clans, notamment celui des Négalo de Batondo, un membre qui ose déplacer une parcelle du kwala meurt autant que toute sa famille. Aussi, lorsque les groupes qui ont essaimé ont un sacrifice à faire sur leur kwala, ils n’ont d’autre choix que de revenir dans le village d’origine pour ce rite.

Le sacrificateur du kwala est non seulement le plus âgé du lignage [2], mais aussi le premier fils d’une famille. Refuser cette fonction est absolument interdit ; à la limite si le successeur vit à l’étranger, il est autorisé à désigner quelqu’un à sa place car le refus d’assumer cette tâche héréditaire entraîne la mort de l’audacieux.

D’après les anciens de Goundi, le kwala connaît, sans exception, tous les membres qui composent la communauté, c’est-à-dire depuis le bébé qui vient de naître jusqu’au plus âgé des membres de la communauté, en passant par les adultes. C’est ainsi que l’on sait qui, parmi les hommes, s’est acquitté de ses devoirs vis-à-vis du kwala. A titre d’exemple, tout homme du clan Négalo de Batondo, que son père soit encore en vie ou non, est tenu obligatoirement, outre l’offrande d’un sachet de gros sel à l’autel de son clan, de sacrifier sur le kwala certains animaux qu’il achète pour la première fois avec le fruit de son travail. Il s’agit, en l’occurrence, du premier bélier, du premier taureau ; le premier bélier castré, le premier taureau castré, le premier chien castré s’il a l’intention de castrer les siens durant sa vie. Toutefois, ces obligations varient suivant les clans [3]. Tant que ces animaux n’ont pas été sacrifiés sur le kwala, on n’a guère le droit d’en acheter pour soi-même. Autrement, il s’agira d’un susulu, c’est-à-dire de la transgression d’un interdit dont la sanction est la mort. Ces animaux sont appelés kila ywèn : les « affaires » ou les « choses des ancêtres ». [4]

Le kwala est fait de composantes qui lui sont intrinsèquement, « corporellement » unies. Il s’agit d’esprits ou de dieux annexes au kwala qui sont vénérés par les différents clans qui en sont les « maîtres » ou les possesseurs. En dehors du kwala, ils n’ont aucun sens. Pour le clan Négalo de Batondo — mais ceci est vrai aussi pour les autres clans lyéla, avec naturellement des variances — dépendant ou faisant partie du kwala, il y a les divinités suivantes : kwala-lali (forge ou enclume de l’autel du clan), kwala-bwi (Eaux sacrées de l’autel du clan), kwala-piò (collines sacrées de l’autel du clan), kwala-nébil (théurgie — fétiche selon le terme consacré des anthropologues aficanistes — originaire de l’autel du clan).

En dehors des divinités liées au kwala, il y a le kwala-yil ; ce que le Père François-Joseph Nicolas appelle « autel-de-clan-nom » ou « nom de l’autel de clan ». C’est en ce sens qu’il fait remarquer que l’ancêtre éponyme avait donné naissance à la gens qui était la réunion des anciennes familles (...) qui portaient le même nom et qui étaient censées issues de la même souche » [1953 : 819]. Le kwala-yil est donc l’identité d’appartenance au clan. Il est donc le nom patronymique porté par tous les membres d’un même clan. Par exemple, Négalo ou Nébié, Bamouni ou Bationo, ou encore Bayala [5] sont des patronymes que portent les individus appartenant à ces clans. Pour désigner le clan dans son unité par le patronyme, on dit : les mouni-li, les tiono-li, les yala-li, le terme li désignant hommes ou groupe d’hommes.

Ainsi, le kwala-yil permet à tous ceux qui le portent, non seulement de déterminer leur appartenance juridique à tel ou tel clan, mais aussi et surtout d’éviter les alliance endogames jugées incestueuses.

Le kwala apparaît donc comme la loi fondamentale constitutive de l’essence, du corps réel, c’est-à-dire de la vie d’un clan. C’est dans ce sens, d’ailleurs, que Yomboué Vincent Négalo l’entend [6]. « kwala signifie une même bouche ou une seule et même parole (ni redu). En d’autres termes, il s’agit d’un contrat social scellé par les ancêtres d’un clan donné. Ceux-ci se sont réunis, à l’origine, pour dire des paroles qui visaient à consolider leur unité sociale ; des paroles qui ont été au coeur et à l’origine de l’organisation sociale. L’âme ou l’union du kwala sont ces paroles mêmes. Par conséquent, elles constituent à la fois les traditions et la force de celles-ci. Et pour que l’union demeure toujours, les ancêtres ont posé des conditions que les membres du kwala ne doivent, en aucune façon, transgresser : ce sont les susulu.  »

Chaque kwala a une prohibition primordiale d’origine thériaque. Ainsi, le kwala Bamouni de Réo, tout autant que celui des Négalo de Batondo, ont pour susulu la tortue. Selon Yomboué Vincent Négalo, l’origine de celui de son kwala résulte du fait originaire suivant : « Notre père ancestral s’était égaré en pleine brousse lors d’une partie de chasse. La soif le terrassa dans son errance sans issue. Alors qu’il était sur le point de mourir, il y eut une tortue qui allait se tremper dans une boue. Elle revenait vers lui et montait sur la poitrine du mourant afin de le rafraîchir. Elle fit ce va et vient plusieurs fois (des milliers de fois) jusqu’à ce qu’enfin le chasseur reprit ses esprits. Il se releva et suivit la tortue vers une direction bien précise : c’était un cours d’eau. Il se désaltéra et promit à soi-même et à ses descendants de ne plus jamais consommer la viande de tortue. Il voulait ainsi manifester sa reconnaissance envers cet animal qui lui avait sauvé la vie. Dès lors, cette promesse est devenue, de fait, un susulu ; et quiconque, parmi ses descendants, la transgressera, en mangeant de la viande de tortue, deviendra aveugle. Même s’il trempe son pied dans les restes d’une tortue tuée, dans la cendre, par exemple, une maladie du pied l’attaquera. Cependant, si quelqu’un mange la viande de tortue sans le savoir, rien ne lui arrivera  » [7].

Mais un animal ne constitue pas forcément pour tous les kwala un totem. Tel est le cas du clan Bationo de Toukon, un quartier de Réo. Plusieurs éléments, impossibles à réaliser, forment ensemble ce qui tient lieu de totem à ses membres : ils ne doivent pas manger les fruits d’une branche morte de karité ; ni les bronches des petites fourmis rouges que l’on trouve au pied d’une meule à écraser le mil, un lieu qui recueille la farine et dont elles se repaissent, le temps d’un tel travail. Néanmoins, il n’est pas interdit, comme cela est courant, de les consommer mortes dans les galettes de mil quand on ne peut les extraire de la farine. Il est interdit de consommer le placenta d’un taureau ainsi que de s’abriter à l’ombre d’une sorte de petite herbe gluante dont on se sert pour faire une décoction de purge. Chez ce même groupe, on trouve une singularité au niveau du kwala. En fait, les Bationo de Toukon n’ont pas un seul kwala comme tous les autres clans mais au moins trois branches d’un même kwala. Néanmoins, ces diverses branches ne sont pas endogames : il interdit à leurs membres de contracter des alliances matrimoniales entre eux, lesquelles résultent d’une scission originaire de la même branche lors de l’occupation de l’espace par les pères. Elles jouissent d’une autonomie de responsabilité au niveau des actes rituels, des compensations matrimoniales etc. Chaque branche a aussi son cimetière, organise l’enterrement de ses morts, la célébration des funérailles sans en référer aux autres autrement que sous la forme d’une information ordinaire comme on le ferait pour tout autre kwala. Mais les membres de ces diverses branches se reconnaissent et s’appellent dabia ou frères ayant un même ancêtre.

Comme nous l’avons vu plus haut, on dit généralement, chez les Lyéla, que le kwala connaît tous ses membres. A ce propos, nous avons posé la question à Yombouè Vincent Négalo pour savoir comment l’on sait qu’un membre du kwala a commis un susulu, sachant que des membres de la communauté sont dispersés dans de nombreux pays de l’Afrique sub-saharienne. Il répondit effectivement que le kwalaconnaît tous les membres de la communauté Négalo, par exemple, mais ce n’est pas le kwala lui-même qui porte atteinte à la vie de quelqu’un quand celui-ci enfreint les lois de la communauté (Nia) ; ce ne sont pas les divinités garantes de l’intégrité des Nia du kwala, c’est-à-dire du respect de la parole des pères fondateurs, du contrat ancestral, qui causent la mort d’un coupable. Ce sont bien les sorciers du clan qui agissent en leur nom. Les ancêtres ou pères fondateurs du kwala ont parlé une fois pour toutes. Et leurs paroles se perpétuent à travers les actes des vivants, comme une actualité par la vigilance des plus âgés de la communauté. Les anciens, par le biais des Kialè ou gardiens des Nia de chaque kwala, disposent de divers moyens, inapparents aux yeux ordinaires, par lesquels ils exercent l’autorité et maintiennent le système social dans une rigidité qui tolère difficilement l’innovation ou le changement.

Les anciens de Goundi, tout autant que Joseph Bado de Sienkou, envisagent le kwala de la manière suivante : c’est ce qui tient uni l’ensemble des membres d’un clan. Il les garde soigneusement comme on porterait un bébé dans les bras ou comme des œufs dans la main. Il signifie l’origine même du clan, de la communauté ou de la famille en tant qu’entité unique. Il en est le créateur, c’est-à-dire son essence et son fondement. C’est pourquoi, il est dans l’intérêt de toute famille, de toute composante du clan, d’enseigner aux enfants les règles et les interdits relatifs au kwala. Il importe — et c’est là son intérêt majeur — que chaque individu suive strictement les traditions (luri-é-puri). Car l’infraction de celles-ci provoque souvent la mort [8] de certains membres du clan.

Il s’agit, en réalité, d’un ensemble de maximes que les Lyéla interprètent soit comme de simples règles coutumières soit comme des lois traditionnelles. La confusion semble voulue pour satisfaire davantage au sentiment irrépressible de la structure invisible que tout incline à la prédation et à l’annihilation des substances vitales des membres délinquants du clan. Dans ce contexte social, il ne s’agit pas de prévenir, dès lors qu’on suppose que tout le monde est instruit de ces maximes depuis la tendre enfance, mais de laisser commettre la faute pour exposer la victime, l’abandonner sans défense aux pouvoirs mortifères de la nuit. Ainsi, entre l’interdit de coucher avec une femme du clan, voire d’enjamber ses pieds ou de donner une tape affectueuse dans son dos et celui de ne jamais oser insulter ni son père ni sa mère, la gravité de la faute est de nature différente. Il en est de même de la règle qui recommande aux hommes du clan d’éviter de prendre place sur la natte d’une femme du kwala et celle de ne point détourner une épouse de clan pour le compte d’un ami. Une maxime défend même à chacun de ne rien voler qui appartienne à un membre du clan dans le même espace villageois. Enfin, entre l’interdit d’acquérir du poison ou des théurgies destructrices dans l’intention de nuire à la vie d’un membre du clan et la nécessité d’avouer une faute constatée aux anciens du kwala, il y a également une nuance considérable. Le fait qu’il n’y ait pas d’instruction claire sur le niveau de gravité entre ces diverses maximes laisse la porte ouverte à toutes les interprétations arbitraires de la structure invisible ou collège des Kialè ; ce qui lui permet également d’exercer aisément son pouvoir sur la structure apparente, c’est-à-dire l’organisation sociale visible.

Quant aux anciens de Goundi, ils expliquent l’origine du kwala selon le mythe suivant : « un jour, un homme se rendit aux champs. Il s’assit sur une butte de terre et se mit à pleurer. Car tous ses enfants étaient morts. Brusquement, un phénomène (kôn ou chose ou apparition) descendit du ciel et se dressa devant lui. Il demanda au malheureux homme la raison qui lui causait tant de peine et le faisait tant pleurer. Il lui répondit qu’il n’avait plus personne au monde et qu’il était venu ici expressément pour être dévoré par un lion ou un fauve quelconque. Le kôn lui dit alors qu’il ne sera pas dévoré, car il lui confierait quelque chose qu’il lui recommanderait de garder précieusement. S’il agissait ainsi, il retrouverait une famille nombreuse et redeviendrait un homme heureux et bien. Et ce qu’il lui donna était le kwala ».

Ce récit traduit bien la place centrale du kwala chez les Lyéla, comme symbole et fondement du bien humain : la nécessité d’accorder de l’importance à l’être humain comme unique richesse et source de bonheur. Et le fait que l’individu ne puisse se soustraire à la vigilance du kwala ou de ses membres, s’explique par l’extension continue et l’ampleur du pendant du kwala, en l’occurrence, le dwi qui rend intelligible le système de parenté, en soi fort complexe. Cette réalité sociale, au regard de ce qui précède et des données recueillies sur le terrain, autorise une certaine approche théorique du kwala.

2 — Le kwala est un système socio-religieux qui est, dès l’origine, tout ce qu’il doit être

Si, chez les Lyéla, l’autel de terre est prééminent en tant que celui-ci a toujours été là, avant même toute institution humaine, il n’en demeure pas moins que son officiant appartient à un kwala. En réalité, du point de vue de la Nature, le kié ku (os de la terre) est toujours antérieur à l’occupation d’un espace donné. Mais, fondamentalement, ce qui donne lieu au culte chtonien, c’est bien la prise de possession d’un terroir par les hommes et donc la naissance et la constitution d’un kwala dans cet espace. Dès lors, du point de vue de l’histoire d’un groupe humain, le kwala est non seulement une institution première par l’énonciation des Nia (paroles des ancêtre) qui fait surgir de rien une réalité (forcément humaine) auparavant inexistante ; mais même une constitution fondamentale faisant co-émerger, dans un même acte, autel de terre et autel de kwala. En ce sens, en raison de l’antériorité de l’espace terrestre, le chef de l’autel de terre apparaît comme l’autorité suprême, au-delà duquel rien n’est plus concevable. Toutefois, l’émergence d’un espace-terroir (la prise de possession d’une zone sylvestre par une communauté humaine et sa mise en exploitation par celle-ci qui la fait ainsi accéder au plan de l’humain) confère aux deux institutions fondamentales chez les Lyéla (autel de terre — autel du kwala) une origine commune, un même acte de naissance, une co-existence.

C’est pourquoi, malgré le respect qu’on doit au culte de l’autel de terre, la soumission des particuliers à ses lois fondamentales, son officiant n’est rien d’autre qu’un membre du kwala premier occupant de l’espace-terroir. En tant que tel, il n’est pas et ne peut être au-dessus des autres. Il occupe seulement une place éminente pendant le temps de son office et les moments où il est appelé à juger des affaires relevant de sa compétence, c’est-à-dire résultant d’une infraction des règles du kié ku. En dehors de cette zone de sa compétence, de sa juridiction quasi sacralisée, il doit surtout respecter les luri-é-puri (traditions, Nia) de son propre kwala. Et il dépend essentiellement de l’officiant de celui-ci pour l’accomplissement de ses devoirs eu égard à cet autel. Pire, si lui-même commet une faute grave nécessitant l’élimination de sa vie, les djinnas de l’autel de terre ne pourraient le sauver des kialé (sorciers gardiens des traditions) de son kwala. Ils donneraient même leur accord pour l’accomplissement de cet acte suprême.

Le kié ku (os de la terre) apparaît comme un contenant sacralisé dont le contenu représente l’ensemble des kwala, et les membres de ceux-ci. Au sein de chaque kwala, on pourrait dire qu’il y a, par rapport aux délinquants essentiellement, l’exercice d’une violence sans violence (physique et/ou visible). Tout ce que doit être un kwala dépasse infiniment le plan du visible. Il est, il existe et agit au niveau de l’invisible. Mais, ce n’est pas lui-même comme institution (Nia) qui fait le jeu de la vie et de la réalité humaines. Yomboué Vincent Négalo, l’un de nos informateurs, l’a dit à maintes reprises : ce n’est pas le kwala qui tue quand un individu viole ses règles, mais bien les kialé, ses gardiens. Ceux-ci peuvent être tout le monde, tous les membres d’un kwala à condition d’être doué de la faculté psychique sorcellaire pour opérer dans l’univers des forces infra-sensibles, du monde de la nuit qui n’est rien d’autre qu’un autre volet, une autre face du monde du jour. Nuit et jour sont une même et seule réalité suivant seulement deux modalités différentes d’être, comme les kialé qui sont des individus le jour et des « psyché-biophages » [9] agissant la nuit. L’action du kwala comme institution abstraite, ne leurre personne, pas même les non-voyants ou les non-sorciers. Ceux-ci savent que ce sont bien les kialé de leur propre kwala, donc les vivants, hommes ou femmes, jeunes et vieux qui portent atteinte à leur vie en cas de faute grave. Ce n’est donc pas le kwala qui impose le silence, qui exerce une terreur psychique sur les consciences individuelles qu’on soit ou non sorcier, mais bien les vivants, membres de leur communauté. Ce sont eux qui conduisent, de façon sous-jacente, inapparente, le jeu des institutions sociales en-deça et au nom du kwala. Dès lors, cette action des kialé (essentiellement mortifère et éliminatrice) qui apparaît comme une adjonction co-émergente de l’institution première qu’est le kwala confère à celui-ci un être fondamental. En tant que tel, le kwala devient une réalité vivante, concrètement agissante (les kialé agissent en son nom) qui exerce une influence prépondérante sur la conscience des particuliers.

On comprend donc que toute adhésion à une religion, à une idéologie politique extérieures au kwala apparaît comme un accident, quelque chose d’inessentiel par rapport à l’être spirituel de cette institution sous sa double ambivalence : sa structure visible, l’autel du kwala et ses lois régulatrices des conduites des membres de la communauté clanique ; sa réalité inapparente sous la figure de ses djinnas ou différentes déités, voire autels dépendant de lui, et sous celle des kialé qui opèrent souvent avec raison et justice en son nom. C’est cette réalité ambivalente qui constitue sa permanence et sa résistance essentielle aux diverses tentatives de mutations des structures socio-religieuses des Lyéla.

Le kwala présente une certaine unité. Dire qu’il agit sur les consciences particulières de manière totale, c’est autrement méconnaître la volonté du sujet humain qui l’incline naturellement à la recherche irrépressible de ses intérêts égoïstes [10], souvent en contradiction avec ceux de la communauté à laquelle il appartient. En ce sens, il n’y a aps de société humaine qui fasse exception à cette manière d’être de l’individu.

Comme ensemble de pratiques sociales et religieuses, le kwala forme à la fois une construction spirituelle qui s’impose, dès l’enfance, à la conscience des particuliers et une méthode opératoire, efficace au niveau des diverses institutions ou structures qui garantissent, protègent mais peuvent laisser faire en permettant, par exemple, à la logique mortifère (collège des kialé) d’agir en éliminant, du milieu des vivants, les contrevenants à ses lois fondamentales. Comme système aux structures ambivalentes dont la tendance consiste à organiser (en fonction de lui), à se relier les diverses modalités existentielles, vitales des individus, le kwala représente la cohérence fondamentale des Lyéla, leur unité sociale. Il est même l’ordre de soi par-delà la dispersion, dans l’espace, de ses membres. Une telle tendance permanente consiste à faire prévaloir, toujours, la cohérence interne, l’intégration spirituelle de tous en tâchant de se fonder sur la juste appréciation du réel. En effet, nous l’avons signalé à maintes reprises, quand les kialé, que tout le monde redoute tant, éliminent un délinquant selon leurs procédés sorcellaires, ils le font en connaissance de cause. Le jugement des anciens le jour, tout autant que celui de la nuit de l’ensemble des gardiens du kwala, conduit toujours à rechercher la faute (grave et anti-sociale) qui amène à sanctionner un particulier et à procéder à son élimination du milieu des vivants. Hormis les actes crapuleux qui existent aussi en grand nombre et qui sont le fait de « la jalousie tueuse » des membres des familles, personne n’est puni injustement eu égard aux Nia des ancêtres ou autel du kwala. Du moins, la structure des kialé [11] elle-même ne cesse de le confesser sur le plan de la structur visible à l’intention de tout le monde, en particulier des non-sorciers, dont certains ignorent le mode de fonctionnement de l’autel du kwala.

En définitive, malgré cette apparence de cloisonnement social, de domaines autonomes de pouvoir, de champ de réalités sociales clos, les Lyéla ont su trouver des moyens permettant de déborder le cadre de chaque kwala et de parvenir à une socialisation de nature universelle, dans l’espace du village et du Lyolo lui-même.


Bibliographie

— Bamony, Pierre 2001 : Structure apparente, structure invisible : l’ambivalence des pouvoirs chez les Lyéla du Burkina Faso, (Thèse de Doctorat d’anthropologie sociale et d’Ethnologie, Nouveau Régime, sous la Direction de Madame Suzanne Lallemand, Université Blaise Pascal, Clermont Ferrand).

— Bayili Emmanuel 1983 : Les populations Nord-Nuna(Haute Volta) des origines à 1920 (Thèse de doctorat de troisième cycle sous la direction d’Ives Parson, Paris-I-Panthéon-Sorbonne).

— Duperrray Anne-Marie 1978 : Les Gourounsi de Haute Volta-Conquête et colonisation 1896-1933 (Thèse de doctorat de troisième cycle sous la direction de Henri Brunschwig, Paris E.H.E.S.S).

— Duval Maurice 1985 : Un totalitarisme sans Etat-Essai d’anthropologie politique à partir d’un village burkinabé, L’Harmattan, coll. « Connaissance des hommes ».

— Guilhem Marcel, Toé Sylvain, Hébert Jean 1960 : Histoire de la Haute VoltaL’Afrique, le Monde, Paris, Ligel.

— Nicolas (R.P.) François Joseph 1953 : Onomastique personnelle des Léla de la Haute Volta in « Bulletin de l’Institut Français de l’Afrique noire », Paris, AN., 2, P. 819.

— Schott Rüdiger : 1987 : Serment et voeux chez les ethnies voltaïques (Lyéla, Bulsa, Tallensi) en Afrique occidentale, in « Droit et Culture-Revue trimestrielle d’anthropologie et d’histoire », Vol. 14.

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juin 2006 par Pierre Bamony


Notes :

[1] — Selon cet auteur, cet ensemble composite, voire hétérogène s’étend du pays Moosé jusqu’au Nord du Ghana.

[2] — Les Lyéla sont organisés selon un système patri-lignagé puisque les membres de chaque kwala font référence à une même ascendance, plus exactement, à un même père fondateur de l’entité sociale.

[3] — Dans notre thèse d’anthropologie sociale, Structure apparente, structure invisible : l’ambivalence des pouvoirs chez les Lyéla du Burkina Faso, nous avons montré que chez les Négalo de Batondo, les devoirs vis-à-vis du kwala dont tout membre masculin doit s’acquitter (ceux des filles du clan seront accomplis par leurs maris sous forme de compensations matrimoniales) sont jugés équitables. En effet, si je m’abstiens, j’oublie ou si je me montre incapable de m’acquitter de ces premiers devoirs sur mon kwala, je suis seul responsable de ma mort en cas d’infraction. En revanche, chez le clan Bamouni de Réo, seul le fils aîné des enfants d’une même mère est tenu à ces obligations sur le kwala au nom de tous ses petits frères. Mais, malheur à ses autres frères s’il ne parvient à le faire : en cas d’infraction, non seulement il perd la vie, mais même la suite de ses frères, par ordre de naissance, mourront après lui. Car le cycle infernal ne peut être arrêté que si l’un d’entre eux (le plus âgé vivant encore) s’acquitte de ces devoirs sur le kwala.

[4] — Ces animaux sont désignés comme les « affaires » des ancêtres en tant qu’ils doivent être les premiers à être servis en qualité d’ascendants ou de pères fondateurs du kwala : ceux sans lesquels il n’y aurait pas de famille. Cela signifie aussi que c’est une affaire ennuyeuse ou embarrassante qui fait craindre (en raison des difficultés financières à s’en acquitter), qui effraie dans la mesure où sa non exécution ou son infraction (même à son insu : par exemple, lorsque quelqu’un use de mon argent donné ou prêté pour acheter un animal vivant qui est ensuite immolé pour une raison quelconque, c’est, malgré lui, une infraction qui lui est imputable) entraîne inévitablement la mort.

[5] — La radicale Ba dans ces noms, dérive de bal qui signifie homme (vir). Ainsi, Bamouni désigne tout homme appartenant au clan Mouni. En ravanche, lorsqu’il s’agit d’une femme, son patronyme commence par Kã qui signifie femme. Par exemple, Kantiono désigne toute femme (même mariée, une femme garde le nom de son clan d’origine) ou toute fille issue du clan tiono.

[6] — Cet homme, décédé en 1994 à Réo, était le dernier de trois frères dont notre père est l’aîné, aujourd’hui chef du clan Négalo de Batondo. Il était fort instruit dans les traditions des Lyéla et il nous a beaucoup apporté par son enseignement sur ces traditions au cours des années 1978 à 1984. Il fut aussi consulté par le professeur Rüdiger Schott qui cite son nom et ses propos dans un de ses articles sur le kwala lors de ses recherches sur les Lyéla en 1982-1983.

[7] — Le professeur Schott a entendu de la bouche de membres des Bamouni de Réo-Essosso, qui a aussi pour susulu, la viande de tortue, une version semblable (voir : "Serments et voeux chez les ethnies voltaïques — Lyéla, Bulsa, Tallensi) en Afrique Occidentale "Droit et culture" vol. 14, Paris 1987 : 34). Ces clans ont seulement, en commun, la thériomorphie, en l’occurrence, la tortue. Pour le reste, ils ont des traditions différentes comme les compensations matrimoniales, les devoirs envers le kwala etc.

[8] — Il est un fait remarquable chez les Lyéla : il n’y a pas, traditionnellement, de prison. En cas d’acte délinquant sans gravité, il existe des instances de jugement chargées de le régler. Juger consiste alors à faire admettre au coupable le tort causé à autrui ou à la communauté, à lui faire payer une amende réparatrice et à le relâcher. Dans ce cas de figure, la sanction n’est jamais une punition privative de la liberté du déliquant. En revanche, lorsque l’acte commis est grave, par exemple, coucher avec une femme du même clan, malgré les jugements et les sanctions réparatrices, le coupable est toujours éliminé au cours de la nuit suivant des procédés sorcellaires, non visibles aux sens ordinaires, de l’annihilation de la substance vitale. Rien, dans ce cas, ne peut racheter ou sauver le fautif de la sanction suprême. Mais, les Lyéla ne procèdent jamais à une mort physique du déliquant en raison de l’interdiction absolue de faire couler du sang humain sur la terre sacrée. « La peine de mort » particulière est subtilement, invisiblement exécutée par les sorciers gardiens des Nia ou paroles sacrées des ancêtres.

[9] — Le terme sorcier en français étant d’usage problématique, en raison notamment de sa polysémie dans l’anthropologie africaniste, nous avons dû inventer cette expression plutôt barbare pour qualifier les Kialè ou gardiens des kwala chez les Lyéla.

[10] — Nous mentionnerons l’exemple de la mort du chef de kwala des Négalo de Batondo dans les années 1990 pour avoir enfreint les règles du kwala dont il était le garant « suprême ». Cet exemple montre que le sujet humain jouit d’une liberté innée qui résiste à toutes les formes de domestication absolue comme Maurice Duval semble le méconnaître chez les Nuna.

[11] — Avant la mort d’un de nos principaux informateurs, en l’occurrence, Yomboué Vincent Négalo, en 1994, des voyants du quartier de Goumédyr sont allés informer son frère aîné, Beyon Barthélémy Négalo de ce qui serait arrivé à la substance vitale de ce dernier. Ils auraient entendu ses pleurs sur la route de Goundi conduisant à Batondo, la nuit où les kialé de son kwala seraient venus chercher celle-ci pour la soumettre au procédé d’élimination psycho-physique. La victime elle-même (voyant) le savait, comme elle n’ignorait pas la raison pour laquelle elle était sanctionnée. A l’inverse, son frère aîné, non sorcier, ignorait tout. D’où son information par des amis avertis (sorciers).

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