Carnets de voyage

 

 

Darra e souf


La cité de l'inouï

Lionel Cudennec

Darra : A 42 kilomètres de Peshawar dans la vallée du même nom que cette grande ville, Darra… dans la province du Nord-Ouest du Pakistan, à proximité de la frontière afghane. Aujourd’hui, la chaleur est humide, et nous voyons, nous collègues français, sur la carte géographique un point fixe : Darra, une ville dont la réputation a dépassé le cadre déjà fort large de la vallée de Peshawar et du Pakistan lui-même.

Une autorisation spéciale des autorités pakistanaises est nécessaire pour pouvoir aller à Darra.

N’étant pas matériellement en situation de pouvoir obtenir cette autorisation et bien qu’étant avertis du rapt d’un citoyen hollandais sur les lieux même où nous désirions aller (le rapt moyennant rançon est pratiqué régulièrement dans les tribus du Nord-Ouest du Pakistan), nous décidons dans le cadre de notre voyage de tenter notre chance et de louer un petit véhicule avec chauffeur !

- Pas de problème !

A peine sortis de l’hôtel, nous trouvons juste le temps de surveiller l’un de ces chauffeurs qui dormait à l’arrière de son véhicule.

“ Three hundred roupies for five people ”

En marchandant… on n’obtient pas plus bas mais on part !

A cinq à l’arrière du véhicule, nous pouvons profiter du vent que la vitesse du “ tacot ” crée. Trois quarts d’heure de route en ligne droite. La nonchalance des policiers aux multiples postes de surveillance nous permet d’atteindre Darra rapidement.

En fait, qu’est-ce que Darra ?

Une rue principale bordée d’armureries, de petites échoppes où les Pathans, peuple de la vallée de Peshawar, barbus et revêtus de leurs longues tuniques blanches attendent accroupis d’éventuels visiteurs. Le thé fume dans les petites coupelles dispersées devant leurs propriétaires. Notre curiosité n’a pas à s’exercer.

Le spectacle est devant nous. Des armes de toutes sortes sont fabriquées. Les habituels fusils de chasse sont fabriqués intégralement à Darra.

Sculpture et polissage des crosses ainsi que des supports n’ont pas de secrets pour ces hommes.

L’équipement du chasseur – de la cartouchière à la gibecière  – n’est pas moins important en quantités.

Les Nemrods de la chasse trouvent leur bonheur à des prix défiant toute concurrence.

Certains fusils dignes des manufactures de Saint-Etienne sont vendus mille six cent roupies pakistanais soit quatre cent francs français approximativement.

Il n’est bien sûr pas interdit de marchander.

La chasse est une passion pour nombre de Pakistanais qui chassent le canard et le sanglier, qui pêchent et chassent les oiseaux dans les plaines du sud.

Si les armes de chasse constituent un potentiel non négligeable de l’activité industrieuse des commerçants de Darra, il ne faut pas oublier que l’extraordinaire activité de production des armes de guerre et de munitions de petit et gros calibre est ahurissante.

Les vestiges des armées afghane et soviétique en territoire afghan sont régulièrement récupérés et expédiés à Darra où les Pathans (qui peuplent la vallée de Peshawar) les vendent à des prix très bas (pour nous Occidentaux) mais d’une infinie valeur pour les autochtones. Kalashnikov, obus, roquettes, casques de tankistes sont ici revendus par lots entiers. Des Kalashnikov en état encore parfait, sont ici vendus 1600 roupies, soit près de 400 francs français … avec les balles évidemment, qui, elles, sont produites par milliers.

Les pistolets automatiques ainsi que nombre de poignards militaires sont vendus par dizaines.

A cette impressionnante récupération d’objets militaires vient s’ajouter la production d’armes de guerre à l’état neuf.

Dans la rue, les acheteurs éventuels s’entraînent, le canon de leurs armes pointé vers le ciel.

Le crépitement des mitraillettes contribue à donner à cette ville un aspect surréaliste.

J’ai l’occasion avec mes amis d’essayer une Kalashnikov dont le bruit est assourdissant.

Travail du bois et de l’acier sont pratiqués par les Pathans, avec une dextérité indéniable. Les modèles proposés sont magnifiques, bois et canons peints éblouissent le regard.

Les répliques d’armes anciennes, ou même de véritables armes anciennes sont en vente. Nous en achetons certaines, notamment de vieux poignards iraniens.

Le gouvernement pakistanais n’ignore rien de cette activité illégale qu’il voudrait bien interdire définitivement.

L’accès à Darra n’est possible pour les étrangers que depuis quelques années, seulement. En fait, tout trafiquant peut venir se servir à Darra et acheter ce qui lui plaît.

Darra vit de cette activité et vend aux tribus hostiles de la vallée de Peshawar depuis un siècle, mais également aux intervenants étrangers notamment aux Moudjahidin afghans.

Cependant, l’activité de la petite ville est “ doublée ”, “ court-circuitée ” si l’on ose s’exprimer ainsi, par les Américains qui font transiter des armes par le Pakistan à destination des rebelles afghans. Darra n’est pas aussi prospère qu’on pourrait l’imaginer. A part les commerces d’armes, on ne voit aucun des commerces d’une ville de cette importance.

De plus, la population (3000 habitants) n’a guère augmenté depuis des décennies.

Toute la vallée de Peshawar où est située Darra vit peu ou prou du commerce de la drogue.

Celle-ci est produite notamment et mise en vente libre dans tous les bazars orientaux entourant les cœurs des petits bourgs.

Cette drogue part par bateaux entiers clandestinement vers la France, la Suisse, les Etats-Unis notamment

Invoquant leur mission de lutte contre le trafic de drogue menée conjointement avec les pays producteurs, les Etats-Unis avaient obtenu la fermeture totale de l’accès aux étrangers de Khyber Pass, cruciale pour accéder de nuit au territoire afghan, ainsi que la fermeture de l’accès à la ville de Darra.

Cette pression des Américains sur le gouvernement d’Islamabad n’avait pas empêché la contrebande de se perpétuer.

Le haschisch vendu dans les bazars, l’héroïne produite par kilos sinon par tonnes continuent à faire vivre nombre de citoyens pathans. De plus, l’argent de la drogue est bien souvent nécessaire pour acheter des armes, d’où la nécessité pour les producteurs de s’offrir les services d’intermédiaires en tous genres.

Cette région soumise aux lois tribales demeure dangereuse non seulement pour ceux qui y vivent mais également pour les touristes étrangers.

Les intérêts antagonistes une fois de plus s’opposent.

Les Pakistanais du Nord-Ouest du pays trouvent leur intérêt dans l’exercice de ces deux commerces finalement complémentaires.

Le gouvernement pakistanais laisse la production de drogue s’effectuer ‑ toute intervention de police destinée à extirper le mal à sa racine – présentant le risque de générer des troubles parmi ceux qui vivent de ce commerce.

En fait, la fascination exercée par la petite ville de Darra est celle d’une petite ville qui a fait de la production d’armes son activité commerciale mais qui demeure hors du champ d’application des lois fédérales votées par le parlement d’Islamabad.

La violence est un souci majeur de toute société organisée régie par des règles. Ainsi aux Etats-Unis, le Congrès est sur le point d’adopter une législation fédérale réglementant le port des armes, actuellement libre au Texas ainsi que dans d’autres états du Sud des Etats-Unis.

Le commerce des armes n’a jamais été aussi florissant. Toute réglementation restrictive se heurte à la réalité économique.

Qu’adviendra-t-il dans ce contexte, de Darra ?

Darra donne d’Islamabad une très mauvaise image de marque à l’étranger De plus, les pressions américaines sur le gouvernement pakistanais vont obliger certainement celui-ci à réglementer le commerce des armes dans la vallée de Peshawar et ces pressions vont peut‑être le contraindre à intervenir plus directement sur le marché de la drogue, ce qui sera évidemment une tâche beaucoup plus délicate.

Les jours de Darra paraissent maintenant comptés.

Lionel Cudennec, le 15/09/1991
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