Regard de l'intérieur


 


L'Inde au quotidien


 
Pauline Hirschauer-Choudhury

La rage des routes

À moins de vivre en ermite dans une grotte himalayenne pendant plus de cinquante ans sans en descendre, on ne peut éviter les routes et leur terrible circulation, la rage des routes comme les journaux la définissent. Plus une route s'embouteille, plus il faut l'entretenir.
Une seule loi sur les routes, celle de la jungle. Il y a bien un code de la route, des feux, les gens font quand même en sorte de rouler à gauche mais les feux sont brûlés dès que le flux opposé de véhicules s`amenuise et la nuit, les routes ressemblent plus à des pistes de rodéo où les voitures s'entrecroisent et se frôlent aux croisements de la chance ou de la mort. D'ailleurs beaucoup de gens qui roulent la nuit comme des bolides sont soit imbibés d'une substance licite soit ce sont des chauffeurs de camions fous furieux et sans aucune crainte du danger. Certains conducteurs de taxi ou de rickshaw — cette bicyclette a trois roues qui supportent une banquette pour deux personnes — conduisent sans lumière pour éviter, selon eux, une trop grande consommation de pétrole, d'autres roulent pleins phares, ce qui n'a rien de reposant pour l'œil ou alors un seul phare marche et cela induit fatalement en erreur, surtout sur les petites routes.
En pleine journée la densité du trafic varie selon la grosseur de la route et la localisation stratégique. Allez donc vous promener dans Chandni Chowk, le vieux Delhi construit par l'empereur moghol Shah Jahan, non pas le dimanche, mais en pleine semaine ! Après avoir visité tranquillement le Fort Rouge, prenez un rickshaw, il s'agit d'abord de traverser une grande rue et d'attendre l'autorisation du feu ou du policier. Concentrés, les semelles trépignant sur les pédales de démarrage, on entend les rugissements des accélérateurs impatients, les retardataires s'immiscent au plus près de la ligne floue de démarrage. Vous, vous êtes tranquillement installés sur la banquette du rickshaw, d'un côté, deux bœufs hauts et puissants entravés à une charrette de matelas vous regardent de leurs yeux glauques avec un filet de bave, de l'autre côté, un homme en lungi (morceau de tissu que les hommes attachent à leur taille et qui leur fait office de jupe) s'apprête à tirer sa lourde charrette à bras. Devant, derrière, partout, ce n'est qu'entremêlement indistinct de bras, de jambes qui dépassent d'un three-wheeler ou d'un auto-rickshaw, de femmes musulmanes portant la borkha les recouvrant complètement de la tête au pied ou de voitures riches et rutilantes qui s'évanouiront si tôt le passage libéré. Les hommes qui conduisent des scooters ou des motos doivent porter des casques sous peine d'amende mais la loi ne précise pas quel type de casque d'où le carnaval de couvre-chefs, casque de chantier, casque de joueurs de cricket, de mineurs, casque ninjas (très perfectionnés, ils s'ouvrent intégralement) mais seuls les hommes sikhs en sont exemptés car leur religion leur interdit de couvrir leur turban chatoyant. Les plus chanceux ou audacieux qui découvrent les indices d'une libération immédiate s'engouffrent franchement dans le carrefour et la meute s'engage alors. Plus vous vous enfoncez dans les rues tortueuses du Vieux Delhi, moins la circulation est fluide, il n'y a plus de démarcation entre les deux voies, pas de sens interdit et d'ordre apparent hormis les
« vaches-rond-point », pourtant vous avancez et tout autour de vous chacun, dans la foule, s'active et travaille efficacement.
C'est magique !

Avec la chaleur pendant les saisons chaudes, l'irritation, la fatigue, le sang tourne beaucoup plus vite et les gens s'impatientent.
Lorsque le climat exaspère tant il fait chaud, que l'atmosphère est insupportable, les gens s'emportent très facilement sur les routes.
Un scooter et une voiture s'accrochent, les deux conducteurs descendent de leur voiture et à coup sûr ils commencent à s'invectiver, et à gesticuler en se donnant tort mutuellement. Tout va bien quand la circulation est à l'arrêt car avec l'inactivité des moteurs le danger est moindre et la tête plus froide mais la situation devient périlleuse lorsque les antagonistes gesticulent au centre du flot des véhicules. Il ne faut surtout pas s'imaginer qu'en Inde on se range avec civilité sur le bord de la route pour discuter du problème. Non, en cas d'anicroche voire d'accidents graves avec des blessés, les accidentés pensent d'abord à régler leurs différends sur le champ, immédiatement et exactement là où les quelques débris prouvent l'accident, quitte à laisser les "mal-en-point" se vider un peu plus de leur sang. En Inde, le système d'assurance est loin d'être généralisé, il faudrait que chaque personne responsable d'un accident débourse directement de sa poche les frais que la victime pourrait avoir à faire, et effectivement cela devient très lourd financièrement. Le premier réflexe de celui qui provoque un accident est de s`éclipser le plus discrètement possible, mais prendre la poudre d'escampette dépend de la gravité de l'accident et du trafic routier. Si un homme renverse un enfant ou tue une vache, il est préférable pour lui de fuir sans hésitation même si ses intentions sont les meilleures du monde et qu'il voudrait bien aider par ses services et son argent par exemple à soigner la personne blessée. En effet, la populace témoin de l'accident peut tout simplement le lyncher.
Toutefois les gens aident spontanément sur la route, à remettre sur pied un auto-rickshaw renversé, à relever une dame assise en amazone sur un scooter, tombée à cause d'un dos d'âne impertinent, ou encore à faire un garrot grossier autour d'un membre abîmé en attendant des secours plus appropriés.
S`il arrive que les lampadaires ne marchent pas dans la nuit, il faut rouler avec modération pour éviter les aberrations de la route comme les trous pervers, les dos-d'âne dont les indiens raffolent et qui propulsent en l'air même les plus sages ou encore les bouches d'égouts béantes . Imaginez un peu lorsque le ciel orchestre des pluies diluviennes, la boue envahit rapidement la chaussée et si vous cherchez audacieusement à raccourcir votre angle de conduite pour tourner, vous pourriez facilement tomber dans la bouche d'un égout glougloutant. Quand c'est une roue de voiture, ça passe mais pour les piétons, cela devient un réel danger car s'il y tombent ils peuvent se faire très proprement aspirés et ressortir à l'air libre quelques mètres plus loin morts ou vifs.

À Delhi, les routes sont goudronnées quasiment partout, mais afin de gagner plus d'argent sur le compte du gouvernement les entrepreneurs utilisent du goudron de très basse qualité qui se crevasse après quelques semaines. Refaire la chaussée en pleine journée n'est pas toujours facile, il faut essuyer la chaleur et refouler le flot têtu des habitués qui tiennent absolument à passer sur cette route. De gros tonneaux de goudron sont alors attachés les uns aux autres par des cordes usées pour barrer la route et si cela ne suffit pas, un policier malingre dans son costume kaki brandit alors son lathi (grand bâton de bambou dont sont toujours pourvus les policiers pour se faire obéir) pour faciliter leur travail.
De nuit, la ville change d'aspect, quoique tranquille on y rencontre des êtres nocturnes qui travaillent aussi à la réfection de la route parfois seulement à la lueur d'une lampe à pétrole. Une armée d'hommes, tous occupés par une tâche spécifique, quand ils s'activent, deviennent efficaces comme des fourmis. Ainsi ces hommes usés mais énergiques transforment en une nuit des routes agitées en tronçons civilisés. Des camions remplis de goudron, une bête au corps marron assombri par des mâchoires toujours avides de retourner les cailloux de goudron avant de les cracher symétriquement sur la route, une petite locomotive de tête qui saupoudre la terre de cette poudre bleue glacée, et enfin plus au loin, des hommes habillés légèrement frottent la route de ses aspérités et en gomment les grumeaux de terre. Entre temps, d'autres hommes armés de longues perches bien droites délimitent avec de la peinture blanche le tracé que devra suivre sans dévier la goudronneuse. Chacun connaît sa tâche et s'en acquitte sans mot d'ordre, le travail avance plus vite que l'on ne pourrait l'imaginer avec un équipement aussi rouillé et froissé, l'aplatisseuse au museau vert étrangement long fignole le tracé luisant, un jeune garçon asperge avec de l'eau bouillante les grosses roues faiseuses d'onguents pour le dos. Une demi-heure plus tard le bruit de la goudronneuse s'estompe dans l'enfilade des hautes maisons endormies, un travail discret qui mettra les habitants de bonne humeur lorsqu'ils se réveilleront au petit matin.
Pauline Hirschauer-Choudhury, le 29/09/00
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