Regard de l'intérieur


 

L'Inde au quotidien

 
Pauline Hirschauer-Choudhury

Quelques jours sur un chantier de construction...

L’appartement où je vis avec mon mari Sourav fait face d'un côté à un parc ombragé par des eucalyptus arrogants, de l'autre côté, à gauche, à une rue en enfilade avec ses maisons hautes sans jardin si ce n'est de nombreuses plantes en pot ; à droite nous plongeons à loisir notre regard sur les maisons en contrebas en épiant sans vergogne les faits et gestes de nos voisins puisque le commérage est tout à la fois indigne et délectable. Cette situation nous permet aussi de constater les changements et travaux de la rue comme la construction d'une maison et l'organisation du travail que cela requiert. J'ai observé quotidiennement les progrès du chantier dont le rez-de-chaussée est déjà habité par les propriétaires qui veulent agrandir leur maison de deux étages supplémentaires. La construction du premier étage d'une maison encastrée entre deux autres plus massives débute deux jours avant Diwali, aux alentours du 22 octobre avec vingt hommes, un tracteur et un petit camion ; pendant les premiers jours l'équipe d'ouvriers se soucie seulement de débarquer le matériel, ensuite la construction commence vraiment.

Les premiers jours sur un chantier

La première étape consiste à démolir les abris provisoires construits auparavant sur la terrasse qui servira de premier étage, les ouvriers cassent donc les briques et les tôles colorées en jaune à coups de marteau. Ils préparent la masala, mélange de ciment, de sable rouge et d'eau, pour commencer à monter les nouveaux murs de séparation en briques rouges. La répartition du travail est strictement définie, certains déchargent les matériaux et les montent, le plus souvent à l'aide de baquets qu'ils installent sur leur tête, d'autres préparent la masala, d'autres montent les murs et tous travaillent sous l’œil perçant d'un contremaître.

Quinze jours après , les murs sont montés et le squelette de l'étage formé avec les ouvertures des portes, des fenêtres et des bouches d'aération, les ouvriers clouent des planches sur toute la longueur qui fera le plafond ou le sol du deuxième étage.


De grosses journées de travail

Les planches sont couvertes d'une grande bâche noire, on marche sans danger dessus même si elles plient quand le poids est trop lourd, non pas pour les ouvriers qui n'ont pas une once de cellules adipeuses superflues mais pour les enfants de la maison qui apprécient leur aisance en mangeant tout un tas de choses grasses. Trois hommes déchargent des sacs de ciment, l'un deux, dans le camion les attrape avec deux crochets de fer à chaque extrémité du sac pour les balancer sur la tête alternativement des deux autres qui les entassent avec méthode dans l'enceinte extérieure de la maison. Ils sont tous les trois couverts de la tête au pied, pas un bout de peau à découvert, le visage masqué, la poudre nocive du ciment voltige partout. Bien que ces hommes soient conscients du danger, ils n'ont pas d'équipements spéciaux, on peut se demander quel est le degré de prévention de ces habits tout loqueteux qu'ils portent sur eux pour se protéger. Le travail avance vite, le camion est vide. Le ciment va être étendu sur le sol du deuxième étage et lorsqu'il sera sec autour des longues de tiges de fer on retirera les planches de bois qui servent d'étais.

Le travail est jusqu'ici entièrement manuel, on n'entend pas de bruit de machine, seulement des martèlements, on scie des planches. Les vielles briques cassées sont jetées au coin de la rue puis ramassées par un camion qui les emporte rapidement afin de les remettre d’aplomb pour leur prochaine vie. Au dessus des planches pâlottes recouvertes de bâches noires gonflées par la brise qui caresse les feuilles d'eucalyptus, les ouvriers placent sur la longueur les longues tiges de fer qui stabilisent et fondent la charpente de la maison. Les ouvriers travaillent en chappals ce qui fait que de la tête au pieds, il n'y a rien pour les protéger, pas de bonne chaussures, pas de casques de sécurité, pas de gants etc. Pour les grandes maisons et les immeubles, les ouvriers fabriquent d'abord de magnifiques échafaudages en bois de bambou dont les rouleaux sont attachés les uns aux autres par des brelages en grosse corde de jute. Ils sont légers ces hommes qui grimpent dans le ciel et pourtant le bambou si flexible plie sous leurs poids plume. Travail à la chaîne, admirable efficacité manuel, les femmes travaillent aussi, portent, soulèvent. On rencontre les femmes sur les chantiers comme ceux-ci, ou sur les routes à casser le goudron avec des massues ou des pioches; elles sont alors cantonnières, elles appartiennent à toutes les castes, elles peuvent être brahmanes mais le plus souvent elles sont intouchables. Les castes en Inde n'ont plus vraiment de référents économiques, un individu de haute caste comme un brahmane ou un Khaistrya peut se retrouver à balayer ou à réparer les bicyclettes le long de la route tandis qu'un soudra, ou un intouchable peut occuper une haute position financière et professionnelle dans la société.

La vie quotidienne et le travail

Quant il s'agit de chantiers comme celui d'une maison, les ouvriers habitent dans la même localité et y sont recrutés sur place, le soir ils rentrent chez eux, unique pièce qui sert de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher pour toute la famille. Mais il y a aussi des chantiers mobiles, comme pour la réfection des routes où les familles entières se déplacent et dorment sur le chantier sous des tentes de fortune faites de bâches. Dans ces cas-là, l'homme et la femme travaillent, en conséquence les enfants suivent sinon qui pourraient s'en occuper ? Ils préparent leurs repas sur de petits réchauds ou plus souvent sur de petits feux de bois et de brindilles entourés de trois briques ce qui permet de protéger la maigre flammèche des déplacements d'air dus à la vitesse des voitures qui rasent leur campement sur le trottoir ou le bas-côté.

Le jour suivant c'est l'anniversaire de Guru Nanak, le fondateur du sikhisme. Les ouvriers arrivent de bon matin à leur habitude vers 8 heures, ils commencent à faire du ciment en grande quantité dans le cimentier qui tourne offrant tantôt son derrière bombé de métal, tantôt sa gueule béante dans laquelle y sont versés les ingrédients nécessaires, un homme rempli un baquet de gravier qu'une femme porte et déverse dans l'animal à ciment, une autre femme apporte le sable, un homme y met de l'eau régulièrement, un autre apporte la poudre de ciment dont il a rempli son seau à main nue, sa peau sans protection est couverte de la tête au pied d'une fine pellicule de poudre blanche. Une fois le ciment déversé sur le sol puis dans les baquets, le travail à la chaîne commence avec six hommes à six différents niveaux; ils se passent la grande coupelle de ciment du bas vers le haut avec une contorsion très technique du dos qui leur permet d'attraper la coupelle de la personne située plus bas et, en dépit du poids considérable, de la monter à la force des bras jusqu'au niveau supérieur où l'autre ouvrier va répéter le geste; ainsi la chaîne passe et le ciment se retrouve au deuxième étage en un temps record. Sur la plate-forme quatre femmes reçoivent sur leur tête la coupelle de ciment alternativement et la déversent à l'emplacement où deux autres hommes commencent à enduire le sol de ciment pendant que deux autres finissent d'installer les conduits de plastique bleus pour l'électricité. Dans le sens inverse, la chaîne permet de descendre les coupelles vides qui seront remplies à nouveau en bas.

Pas d'interruption du travail sauf une petite heure pour le maigre déjeuner offert par les propriétaires, du thé, avec de petites préparations frites, en fait cela dépend d'une maison à l'autre. Les femmes travaillent toujours voilées sur le chantier avec la même énergie physique que les hommes. Leurs mères devant travailler, les enfants plus âgés de onze, douze ans ne vont pas à l'école tous les jours puisqu'ils doivent s'occuper de leurs frères et sœurs en bas-âge qui dorment ou jouent dans le parc d'à côté, le ventre proéminents et à moitié dévêtus. Ces femmes portent des saris au tissu de basse qualité mais chatoyant et marchent avec un port royal et gracieux sur le ciment frais, heureusement dans des chaussures en plastique où la cheville est finement enserrée dans des bracelets en argent massif.

Soudain, une rumeur sourde s'élève, on crie, on gesticule, la machine s'arrête, les gens s'attroupent, un enfant s'est blessé en jouant sur le tas de gravier parmi les tiges de fer, la mère accourt de son chantier en hauteur. Un ouvrier balance sa clé de rickshaw avec lequel il finit sa journée le soir, au père de l'enfant. Ce dernier enfourche le rickshaw tandis que la femme s'installe avec l'enfant sur la banquette arrière, ils vont faire soigner l'enfant qui n'a pas plus de deux ans dans une « nursing room » qui ne les fera pas payer ou très peu. L'émotion qui a coloré les joues fatiguées des travailleurs s'estompent, il faut reprendre le travail et finir de cimenter le sol afin de rentrer chez soi avant la nuit. Le travail est silencieux hormis le bruit du cimentier, pas un bavardage, les ouvriers enchaînent mécaniquement les gestes, il est presque cinq heures, ça grogne de temps en temps quand les palettes de ciment ne sont pas synchronisées. Finalement en une journée la surface est enduite de ciment, une pompe à eau permet d'y injecter de l'eau pour le durcir davantage, un homme polit la surface humide. A six heures, c'est la fin du travail, la nuit tombe, les ouvriers se regroupent en bas du chantier et attendant leur paye tandis que le vieux propriétaire de la maison leur distribue des sweets.

Les rythmes de travail

Ce dimanche-ci est un jour de repos, le chantier est vide, les matériaux dorment puis la semaine recommence avec son dur labeur. Il y a seulement cinq hommes visibles sur le chantier le lundi, on transporte des briques à nouveau, on arrose à nouveau le ciment et on commence à lier les briques entre elles pour l'ossature du deuxième étage. Le temps est léger, le soleil tape doucement, l'air bouge. Le mercredi, une douzaine d'hommes et une femme montent les châssis en bois des fenêtres et des portes. Un homme porte une trentaine de briques sur son dos, deux piles juxtaposées de quinze briques chacune, reliées par une corde qui lui permet de les monter le dos plié et la démarche balbutiante. Un autre rempli un gros sac de plastique dur de briques qu'il porte ensuite sur une de ses épaules, chacun utilise sa méthode pour arriver à son but et gagner sa journée de travail. Le lendemain quelques ouvriers construisent un mur de briques à mi-hauteur, rebord de la terrasse où sera pendu le linge de la maison et installé la citerne d’approvisionnement en eau.

Dans quelques jours, le squelette de la maison sera achevé puis les fenêtres, les portes et la peinture et tous les accessoires peaufineront l'apparence et l'intérieur de la maison. Bientôt la maison sera prête non pas pour que les propriétaires y installent leurs trois enfants chacun dans une chambre ou les grand-parents dans une autre mais pour louer. Dans les quartiers qui jouxtent les universités les revenus des habitants viennent en grands partie de leurs locations. Les étudiants recherchent des chambres, studios à partager ou pour y vivre seuls mais le plus proche possible du campus le nombre de cité universitaires étant dérisoire par rapport au nombre d'étudiants.

 

Pauline Hirschauer-Choudhury, le 05/01/2001

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